Prêter des livres numériques : modèle contractuel ou cadre législatif

DOI : 10.35562/arabesques.1010

p. 16-17

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Contrairement aux États nord-américains, le prêt de livre numérique peine à trouver sa place dans les bibliothèques européennes. Deux rapports récents feront-ils évoluer le paysage français ? Point de vue de l’Interassociation Archives Bibliothèques Documentation (IABD).

Depuis 2003, l’IABD1 s’est construite tout en avançant sur 10 chantiers différents, parfois simultanés, à partir d’un objectif simple : défendre le point de vue des institutions du domaine des archives, des bibliothèques et de la documentation et de leurs usagers, dans tous les dossiers relatifs au droit de l’information dont l’impact sur leur fonctionnement est de plus en plus sensible, mais aussi où les spécificités de ce « tiers secteur » sont facilement oubliées aussi bien par le législateur que par les lobbies des ayants droit. Cette intuition initiale s’est révélée féconde puisque 15 associations professionnelles ont aujourd’hui rejoint l’interassociation et participent à ses actions, permettant d’obtenir un certain nombre d’avancées. C’est à l’occasion du premier en date de ces combats, la loi Dadvsi, que l’IABD a repris à son compte la formule choc de l’Ifla et d’Eblida « Digital is not different », qui reste une clé précieuse pour élaborer une position convenable pour les bibliothèques. Qu’en est-il pour la question du prêt de livre numérique ?

Un contexte juridique encore flou

Par rapport aux périodiques électroniques, les livres numériques présentent la double caractéristique d’être arrivés bien plus récemment dans l’offre en direction des bibliothèques et de faire l’objet d’un ensemble de définitions légales et de mesures réglementaires qui n’existent pas pour les autres documents électroniques. Cette conjonction est en soi source de difficultés : les éditeurs de revues et les bibliothèques se sont accordés depuis longtemps, sans que la puissance publique n’intervienne, sur un modèle de transaction reposant sur le contrat de licence. Certes, les rapports de force sont généralement déséquilibrés et les résultats de ces accords ne sont pas toujours satisfaisants pour les bibliothèques, loin de là, mais il reste que le contrat de licence est devenu le modèle normal en matière d’acquisition de ressources avec une finalité principalement économique, même si la négociation de clauses juridiques n’en est pas absente (droit d’accès aux archives en cas de non-renouvellement, utilisation pour le prêt entre bibliothèques, etc.). Tandis que le livre numérique est fortement concerné par l’action des pouvoirs publics en matière de protection et de régulation du marché du livre dans son ensemble : définition du livre numérique comme homothétique du papier, permettant un taux réduit de TVA ; équivalent de la loi Lang sur le prix unique de livre avec la loi sur le prix unique du livre numérique (Puln) ; recherche d’un équivalent du droit de prêt, qui ne s’applique qu’au livre papier, dans l’univers du livre numérique. On devine là en germe une opposition potentielle entre la logique du contrat de droit privé, dans lequel la souscription payée par les bibliothèques couvre la totalité des coûts (y compris les charges des différents acteurs de la publication et la rémunération éventuelle des ayants droit2) et celle de la loi qui leur imposerait de payer en supplément un « droit de prêt numérique ».

L’étude Idate : la licence essentiellement

Force est de constater qu’entre la frilosité de certains acteurs, la volonté publique de soutenir tous les éléments de la chaîne d’un marché du livre bien fragile, les attentes insatisfaites des bibliothèques et de leurs usagers et un manque de financements, le prêt de livre numérique en bibliothèque ne décolle pas. Deux rapports récents, l’un dédié au sujet et l’autre plus large, apportent un éclairage et des propositions. L’étude Idate sur L’offre commerciale des livres numériques à destination des bibliothèques de lecture publique3, commandée par le ministère de la Culture et de la Communication, réalise un panorama de leur disponibilité dans cinq pays européens et en Amérique du Nord : l’objectif est, à la fois, de repérer la qualité et la complétude de l’offre pour les bibliothèques par rapport à l’ensemble des titres disponibles sous forme numérique et d’analyser les modèles et les obstacles éventuels à leur mise à disposition. Le ressenti d’un « retard français » s’estompe devant le constat du faible développement de l’offre dans les pays européens étudiés – qui contraste avec une forme d’abondance aux USA. Le rapport observe également que nulle part n’existe un modèle stable de relations entre éditeurs et bibliothèques et que « les relations contractuelles entre plateformes et bibliothèques » doivent partout être clarifiées. On notera cependant que les pistes évoquées s’attachent aux modes d’accès pour le public (téléchargement, lecture en ligne, niveau des DRM, liens entre plateformes des fournisseurs et SIGB, etc.) et non pas à la question juridique du prêt proprement dit : tant dans l’analyse de l’existant que dans les propositions, le rapport Idate n’évoque que le contrat de licence comme mode normal d’acquisition et de gestion des contenus.

Le Digital Bookmobile de la bibliothèque publique de Long Beach en Californie (CC BY-NC-SA 2.0)

Le Digital Bookmobile de la bibliothèque publique de Long Beach en Californie (CC BY-NC-SA 2.0)

Un exemple étranger de photos postées sur Flickr, témoignage de l’avancée des États-Unis pour le prêt de livres numériques

Le rapport Lescure : pour un cadre législatif

Le rapport Lescure, Contribution aux politiques culturelles à l’ère numérique4, a un champ bien plus large, mais consacre de nombreuses pages à l’offre numérique en bibliothèques ainsi qu’à l’adaptation du droit de la propriété intellectuelle aux usages numériques. Consacrant la vocation des bibliothèques comme un « tiers secteur » de la diffusion de la culture et de l’information, entre le secteur marchand des industries culturelles et les échanges non marchands entre particuliers, le rapport fait des recommandations pour un cadre juridique adapté à ces missions. Il revient, notamment, sur l’hypothèse de « droit de prêt numérique » en proposant d’inciter les éditeurs français à mettre en place, sur une base volontaire, une gestion collective du prêt numérique. « Cette gestion collective devrait permettre la mise en place d’accords globaux, soutenus par l’État, permettant de sécuriser juridiquement les usages collectifs non marchands des bibliothèques sur l’ensemble des ressources numériques […] au cas où les solutions contractuelles montreraient leurs limites ». Le rapport propose également d’élargir le champ de l’exception pédagogique, actuellement très restrictive et source d’insécurité pour les enseignants, via la mise en place d’une gestion collective obligatoire « couvrant l’ensemble des usages pédagogiques, qu’ils relèvent ou non du champ de l’exception légale ». Tout en prenant des positions plus ouvertes que celles de bien des représentants des industries culturelles ou des organismes d’ayants droit, le rapport Lescure se situe donc clairement en faveur de la démarche législative, à laquelle les bibliothèques souscriraient volontiers à condition de bien percevoir son articulation avec la logique contractuelle, et qu’elle ne soit pas synonyme de droits supplémentaires à acquitter.

L’actualité européenne, enfin, est notamment marquée par la perspective de révision de la Directive 2001/29 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, qui devrait entre autres permettre de rouvrir le dossier des exceptions en faveur des bibliothèques… Dix ans après la première loi Dadvsi, un nouveau chantier pour l’IABD !

1 http://www.iabd.fr

2 Les auteurs d’articles scientifiques ne sont pas rémunérés, à la différence des auteurs de livres.

3 http://www.culturecommunication.gouv.fr/Disciplines-et-secteurs/Livre-et-lecture/Actualites/Etude-IDATE-sur-les-livres-numeriques-en-bibliotheque

4 Voir article de Dominique Lahary, page suivante.

Notes

1 http://www.iabd.fr

2 Les auteurs d’articles scientifiques ne sont pas rémunérés, à la différence des auteurs de livres.

3 http://www.culturecommunication.gouv.fr/Disciplines-et-secteurs/Livre-et-lecture/Actualites/Etude-IDATE-sur-les-livres-numeriques-en-bibliotheque

4 Voir article de Dominique Lahary, page suivante.

Illustrations

Le Digital Bookmobile de la bibliothèque publique de Long Beach en Californie (CC BY-NC-SA 2.0)

Le Digital Bookmobile de la bibliothèque publique de Long Beach en Californie (CC BY-NC-SA 2.0)

Un exemple étranger de photos postées sur Flickr, témoignage de l’avancée des États-Unis pour le prêt de livres numériques

Citer cet article

Référence papier

Marie-Dominique Heusse, « Prêter des livres numériques : modèle contractuel ou cadre législatif », Arabesques, 72 | 2013, 16-17.

Référence électronique

Marie-Dominique Heusse, « Prêter des livres numériques : modèle contractuel ou cadre législatif », Arabesques [En ligne], 72 | 2013, mis en ligne le 07 janvier 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=1010

Auteur

Marie-Dominique Heusse

Directrice du SICD de Toulouse, Vice-présidente de l’IABD

marie-dominique.heusse@univ-toulouse.fr

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