Des restrictions juridiques à la diffusion des thèses

DOI : 10.35562/arabesques.1014

p. 19-21

Plan

Texte

La diffusion des thèses, en particulier sous leur forme numérique, peut faire l’objet de certaines limitations. On distingue deux types de restriction : l’embargo et la confidentialité. Décryptage.

L’une des principales missions dévolues par la loi aux établissements d’enseignement supérieur et de recherche est la diffusion de la recherche scientifique. À cet égard, le principe général fixé en matière de thèses de doctorat, support essentiel de la littérature scientifique, est d’en assurer la diffusion la plus large possible. Depuis la publication de l’arrêté de 2006 relatif au dépôt des thèses1, cette diffusion peut être assurée par les établissements sous forme numérique sur Internet, via Star, l’application de gestion, d’archivage et de diffusion des thèses au format numérique, développée par l’Abes. Ce principe de diffusion n’est toutefois pas absolu. La première restriction, qu’on désigne généralement sous le terme d’embargo, repose sur le droit de la propriété littéraire et artistique, et plus particulièrement sur le droit de l’auteur en matière de diffusion de sa thèse ; la seconde, nommée confidentialité, relève quant à elle de la nécessité de restreindre temporairement la diffusion de résultats de la recherche en vue de leur exploitation industrielle et/ou commerciale future. Ces deux types de restriction ne relèvent pas du même cadre juridique et n’ont pas les mêmes implications concrètes, en particulier en termes d’étendue et de durée de restriction.

Soutenance de la première thèse féminine à la Faculté de médecine de Paris par Élisabeth Garrett, [1870 ?], par Jean Béraud.

Soutenance de la première thèse féminine à la Faculté de médecine de Paris par Élisabeth Garrett, [1870 ?], par Jean Béraud.

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L’embargo : une protection des droits de l’auteur

Le principe de l’embargo repose sur le droit de la propriété littéraire et artistique, qui confère à l’auteur d’une œuvre de l’esprit l’exclusivité des droits de reproduction et de représentation de cette œuvre. Cette prérogative relève de la catégorie des droits patrimoniaux, c’est-à-dire ceux que l’auteur peut exploiter afin d’en tirer un profit pécuniaire2, notamment sous forme de cession, et qui diffèrent en cela des droits inaliénables que sont les droits moraux (droit au nom et droit de divulgation initiale de l’œuvre, notamment)3.

La publication d’une œuvre littéraire ou intellectuelle se fait le plus souvent au moyen d’un contrat d’édition aux termes duquel l’auteur cède à un éditeur ses droits de reproduction. Certaines thèses, plus particulièrement en sciences humaines et sociales, font également l’objet d’une édition commerciale, parfois après un travail important de réécriture afin de les rendre plus accessibles aux non-spécialistes et de ne pas les limiter à un strict public scientifique.

La soumission, dans l’arrêté du 7 août 2006, de la diffusion d’une thèse sur Internet à une autorisation expresse de son auteur constitue donc une simple application du droit d’auteur visant à protéger les intérêts patrimoniaux de celui-ci sur son œuvre. Cette restriction de diffusion relève de la seule décision de l’auteur, sans que celui-ci ait besoin de la justifier, et n’est pas limitée dans le temps. Toutefois, le droit de l’auteur devant être concilié avec la mission de service public de diffusion des résultats de la recherche confiée aux établissements d’enseignement supérieur, le même arrêté dispose que l’auteur « ne peut s’opposer à la diffusion de la thèse au sein de l’établissement », ce qui revient en résumé à imposer une autorisation de l’auteur pour toute diffusion « en dehors » de l’établissement de soutenance.

Selon qu’on interprète plus ou moins strictement cette dernière notion « géographique », soit on considèrera que la diffusion sur intranet ou extranet (sous réserve d’authentification individuelle avec mot de passe) peut être considérée comme étant interne à l’établissement, soit au contraire on demandera par prudence à l’auteur une autorisation spécifique de diffusion. Avec la généralisation de la thèse numérique dans les établissements, ce problème d’interprétation est d’une grande actualité et fait l’objet de nombreux commentaires. En tout état de cause, il ne pourra être définitivement tranché que lorsqu’un tribunal aura été saisi de cette question.

La confidentialité : une protection des résultats scientifiques

Le processus de confidentialité d’une thèse repose quant à lui sur la nécessité de protéger des résultats scientifiques, en général en vue de leur exploitation industrielle et commerciale future, et le plus souvent dans l’attente d’un titre de propriété intellectuelle (en particulier, un brevet). Il est donc la plupart du temps justifié par une règle du droit de la propriété industrielle fixant comme critère de brevetabilité le caractère de « nouveauté » de l’invention, le simple fait d’avoir décrit celle-ci lors d’une conférence publique ou dans une publication scientifique lui ôtant ce caractère de nouveauté4.

Seul le chef de l’établissement organisant la soutenance peut classer une thèse comme confidentielle5. Cette décision est prise sur demande motivée de toute personne ayant intérêt à en faire la demande, c’est-à-dire de toute personne, physique ou morale, disposant de droits sur les éléments à protéger.

La titularité des droits de propriété intellectuelle portant sur les thèses diffère lorsqu’on aborde cette notion sous l’angle du droit de la propriété industrielle et non plus sous celui de la propriété littéraire et artistique. En effet, alors que, comme on l’a vu, un doctorant est, quelles que soient les circonstances, titulaire des droits moraux et patrimoniaux de sa thèse6, la propriété des résultats décrits dans une thèse susceptibles d’être protégés par un titre de propriété industrielle peut quant à elle varier en fonction des conditions de financement de la thèse et de la situation du doctorant.

Ainsi, si ce dernier fait son doctorat dans le cadre d’un contrat de travail prévoyant explicitement une mission inventive, les résultats de sa thèse appartiennent non pas à lui mais à son employeur7. C’est le cas des doctorants recrutés par un établissement d’enseignement supérieur, sous contrat doctoral notamment, ou encore de ceux salariés d’un organisme (entreprise, association…) et réalisant leur thèse dans le cadre d’un partenariat entre cet organisme et l’établissement d’enseignement supérieur et de recherche d’inscription du doctorant (contrat de recherche partenarial, dispositif Cifre8…).

La dévolution à l’employeur des droits de propriété industrielle est strictement conditionnée par l’existence d’un contrat de travail. Un doctorant ayant réalisé sa thèse en l’absence d’un tel contrat peut donc légitimement revendiquer une part de copropriété des résultats, même s’il n’aurait pu réaliser sa thèse sans les moyens apportés par le laboratoire. Les quotes-parts de propriété s’apprécieront en tenant compte des apports intellectuels (issus majoritairement du doctorant, en principe) et financiers et matériels (apportés par le laboratoire, avec le cas échéant un financement public ou privé) dans l’obtention des résultats.

Un industriel participant au financement d’une thèse peut également revendiquer une part de propriété des résultats à hauteur de son apport dans le projet. La répartition des droits de propriété sera alors déterminée dans le contrat de recherche signé entre l’industriel et l’établissement d’enseignement supérieur fixant les conditions de réalisation du projet de recherche conjoint.

Ces différents acteurs d’une thèse titulaires d’un droit de propriété industrielle sur les résultats (établissement tutelle du laboratoire, industriel, mais également le doctorant lui-même dans certains cas) peuvent donc solliciter auprès du chef de l’établissement d’inscription que la thèse soit classée confidentielle s’ils considèrent cette protection nécessaire à l’exploitation commerciale future des résultats.

Si le chef d’établissement décide le classement de la thèse comme confidentielle, des mesures doivent logiquement être prises afin d’empêcher de façon absolue toute divulgation, sous quelque forme que ce soit : la soutenance se tient à huis-clos (les membres du jury pouvant le cas échéant être eux-mêmes soumis à la signature d’un engagement de confidentialité) et le manuscrit fait l’objet d’une restriction totale de diffusion, en interne comme en externe.

Cependant, si le caractère absolu de cette restriction est justifié, il ne l’est que dans une perspective temporaire. En effet, en cas de dépôt d’une demande de brevet, le critère de nouveauté s’apprécie au regard des informations accessibles au public avant la date de dépôt de la demande et la protection de l’invention prend effet au jour du dépôt. Dès cette date, les résultats peuvent être publiés et il n’est donc pas nécessaire de prolonger la confidentialité au-delà.

Le brevet n’est toutefois pas le seul moyen de protection de résultats exploitables commercialement. Ainsi, un savoir-faire gardé secret a certes l’inconvénient de ne conférer aucun titre de propriété opposable aux tiers, mais il peut en revanche avoir l’avantage de permettre une exploitation et de procurer un avantage industriel et commercial aussi longtemps qu’on parvient à le garder comme tel (secret), et donc potentiellement au-delà des 20 ans d’exploitation exclusive dont bénéficie le titulaire d’un brevet. Si ledit savoir-faire est décrit dans une thèse, cela justifie-t-il donc le fait que celle-ci reste confidentielle sans limitation de durée ? Une solution plus raisonnable et souhaitable est de diffuser une version de la thèse expurgée du descriptif détaillé du savoir-faire.

Les partenaires industriels, légitimement soucieux de retombées économiques, auront souvent tendance à imposer des clauses de confidentialité les plus larges possibles dans leurs contrats avec les partenaires académiques. Il revient aux services de valorisation des établissements d’enseignement supérieur d’être vigilants lors des négociations contractuelles avec ces partenaires afin de concilier le principe de la valorisation économique avec celui de la diffusion de la recherche scientifique, et donc d’écarter, dans les contrats de recherche, les clauses de confidentialité abusivement longues, voire illimitées.

En résumé, parfois confondus, les deux cas de restrictions de diffusion des thèses que sont l’embargo et la confidentialité relèvent de deux logiques différentes et produisent des effets opposés. L’embargo, prérogative du seul docteur et expression de son droit d’auteur, est potentiellement illimité dans le temps mais n’est pas absolu, puisqu’il ne s’applique qu’à la diffusion numérique « hors établissement ». A contrario, la confidentialité, répondant à une logique d’exploitation industrielle et commerciale par les titulaires des droits de la propriété industrielle, suppose une restriction absolue, mais en principe temporaire, de diffusion de la thèse.

Les « réserves » de l’Atelier national de reproduction des thèses (ANRT) à Lille en mai 2012.

Les « réserves » de l’Atelier national de reproduction des thèses (ANRT) à Lille en mai 2012.

Photo déposée sur Flickr par l’ANRT (CC BY-SA 2.0).

1 Arrêté du 7 août 2006 relatif aux modalités de dépôt, de signalement, de reproduction, de diffusion et de conservation des thèses ou des travaux

2 Droits patrimoniaux : articles L. 122‑1 et suivants et article L. 123‑1 du code de la propriété intellectuelle.

3 Droit moraux : articles L. 121‑1 et suivants du code de la propriété intellectuelle.

4 Pour être brevetable, une invention doit en outre être susceptible d’application industrielle et impliquer une activité inventive, c’est-à-dire qu’

5 Arrêté du 7 août 2006 relatif à la formation doctorale, article 20 : « La soutenance est publique, sauf dérogation accordée à titre exceptionnel

6 On parle ici de la thèse considérée dans sa globalité en tant qu’ « œuvre de l’esprit », indépendamment d’éléments qui pourraient y être intégrés

7 Article L. 611‑7 du code de la propriété intellectuelle : « […] Les inventions faites par le salarié dans l’exécution soit d’un contrat de travail

8 Convention industrielle de formation par la recherche.

Notes

1 Arrêté du 7 août 2006 relatif aux modalités de dépôt, de signalement, de reproduction, de diffusion et de conservation des thèses ou des travaux présentés en soutenance en vue du doctorat.

2 Droits patrimoniaux : articles L. 122‑1 et suivants et article L. 123‑1 du code de la propriété intellectuelle.

3 Droit moraux : articles L. 121‑1 et suivants du code de la propriété intellectuelle.

4 Pour être brevetable, une invention doit en outre être susceptible d’application industrielle et impliquer une activité inventive, c’est-à-dire qu’elle ne doit pas découler de manière évidente de l’état de la technique connu par « l’homme de métier ».

5 Arrêté du 7 août 2006 relatif à la formation doctorale, article 20 : « La soutenance est publique, sauf dérogation accordée à titre exceptionnel par le chef d’établissement si le sujet présente un caractère confidentiel avéré ».

6 On parle ici de la thèse considérée dans sa globalité en tant qu’ « œuvre de l’esprit », indépendamment d’éléments qui pourraient y être intégrés de type logiciel ou base de données, qui sont également protégés par le droit d’auteur mais relèvent d’un régime de propriété différent.

7 Article L. 611‑7 du code de la propriété intellectuelle : « […] Les inventions faites par le salarié dans l’exécution soit d’un contrat de travail comportant une mission inventive qui correspond à ses missions effectives, soit d’études et de recherches qui lui sont explicitement confiées, appartiennent à l’employeur […] ». À noter que le salarié à l’origine d’une invention, bien que non-propriétaire de celle-ci, bénéficie néanmoins du statut d’inventeur et donc de droits spécifiques liés à ce statut (intéressement), les notions de propriété des résultats et d’inventeur étant bien distinctes.

8 Convention industrielle de formation par la recherche.

Illustrations

Soutenance de la première thèse féminine à la Faculté de médecine de Paris par Élisabeth Garrett, [1870 ?], par Jean Béraud.

Soutenance de la première thèse féminine à la Faculté de médecine de Paris par Élisabeth Garrett, [1870 ?], par Jean Béraud.

À la BIU Santé, les images des documents du domaine public sont désormais réutilisables sous licence ouverte. Les documents fournis par les partenaires de la BIU Santé pourront continuer à être soumis à d’autres statuts définis par eux. Dans Medic@ et la banque d’images, les marques © BIU Santé figurant actuellement sur les images seront progressivement retirées.

Les « réserves » de l’Atelier national de reproduction des thèses (ANRT) à Lille en mai 2012.

Les « réserves » de l’Atelier national de reproduction des thèses (ANRT) à Lille en mai 2012.

Photo déposée sur Flickr par l’ANRT (CC BY-SA 2.0).

Citer cet article

Référence papier

Patrick Boidin, « Des restrictions juridiques à la diffusion des thèses », Arabesques, 72 | 2013, 19-21.

Référence électronique

Patrick Boidin, « Des restrictions juridiques à la diffusion des thèses », Arabesques [En ligne], 72 | 2013, mis en ligne le 07 janvier 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=1014

Auteur

Patrick Boidin

Directeur de la recherche, des études doctorales et de la valorisation, Université d’Artois

patrick.boidin@univ-artois.fr

Droits d'auteur

CC BY-ND 2.0