Les bibliothèques publiques sur les réseaux sociaux, pour quoi faire ? Retour sur l’enquête « Des Tweets et des Likes en bibliothèque »

DOI : 10.35562/arabesques.458

p. 22-24

Plan

Texte

Même si elle obéit à des problématiques différentes, la présence des bibliothèques publiques sur les réseaux sociaux offre un contrepoint intéressant à celle des bibliothèques académiques.

Comment répondre à cette question simple et légitime, peut-être plus complexe qu’il n’y paraît : que font des institutions culturelles telles que les bibliothèques publiques sur les réseaux sociaux numériques ?

Comment investissent-elles ces canaux aux frontières incertaines et à la profondeur difficilement estimable ? Qu’espèrent-elles et que reçoivent-elles en échange de cette présence plus ou moins active ? Le champ de la recherche est déjà relativement bien balisé, en particulier dans le domaine de la sociologie, en ce qui concerne le rôle que jouent les réseaux sociaux numériques au sein des pratiques individuelles et interindividuelles contemporaines. Il l’est un peu moins quand il s’agit d’assembler deux objets tels que les institutions et les réseaux sociaux. Il est quasi vierge quand il s’agit d’y associer les bibliothèques.

Arguments et outils pour la présence (ou non) sur les réseaux sociaux

Un des objectifs majeurs du programme de recherche à l’origine de l’initiative Des Tweets et des Likes en bibliothèque1 est de mettre à disposition des établissements de lecture publique des arguments et des outils mobilisables pour s’interroger et choisir (ou non) une présence sur les réseaux sociaux. Dans cette perspective, arguments et outils sont passés à l’épreuve du terrain et de l’analyse compréhensive.

Quatre bibliothèques ont accepté de coopérer avec l’équipe de recherche désignée à l’issue d’une mise en concurrence : deux réseaux, à Brest et à Metz, et deux établissements à la desserte modeste, la médiathèque de Quimperlé et la bibliothèque Louise-Michel du réseau des bibliothèques de prêt parisiennes. Cet ensemble donne une profondeur de champ à l’étude : Brest fait partie des établissements pionniers sur les réseaux sociaux avec l’ouverture d’un compte Facebook dès 2004 ; entre 2008 et 2010, les équipements de Metz et de Quimperlé rejoignent les plateformes en même temps que le gros du bataillon des bibliothèques municipales ; en 2014, la bibliothèque Louise-Michel développe sa présence peu après l’ouverture de l’équipement, dix ans après les premières initiatives en bibliothèque. L’étude de terrain menée en 2016 permet de rendre compte, à partir de ce corpus circonscrit, de la courte histoire de la présence des bibliothèques publiques sur les réseaux sociaux, avec la temporalité propre à chacune d’entre elles. Une double analyse a été menée pour chacune des bibliothèques du corpus. Dans un premier temps, une analyse infométrique exploitant les indicateurs mis à disposition par les plateformes dans les tableaux de bord des comptes administrateur. Cette présence évaluée du point de vue des outils sociaux (dans notre cas, Facebook, Twitter, YouTube) est confrontée à la présence telle que la décrivent les équipes des bibliothèques et enfin telle que la perçoivent les usagers. C’est alors l’investigation sociologique, sous forme d’entretiens qualitatifs semi-directifs, qui prend le relais de cette première analyse. Il était délicat d’étudier les bibliothèques sur le web social sans évoquer la présence si singulière de Gallica : des entretiens complémentaires sur certains aspects, notamment de l’organisation du travail et de l’impact d’une présence numérique sur les accès aux collections en ligne, ont été également conduits auprès de trois professionnels de la Bibliothèque nationale de France (BnF).

Un ouvrage en trois chapitres

L’ensemble de la matière recueillie structure le livre issu de l’enquête2 en trois chapitres.

Un chapitre central présente les analyses infométriques : technique et didactique, ce chapitre explicite méthodiquement les indicateurs (ex : taux d’engagement3, portée4) et ce que l’on peut en faire en bibliothèque. Des propositions méthodologiques de croisement avec des données de gestion plus classiques (comme les inscrits) indiquent des pistes de contextualisation qui peuvent être significatives pour situer un établissement.

Les deux autres chapitres rendent compte de l’analyse des entretiens avec les bibliothécaires d’une part (chapitre 1) et avec les usagers d’autre part (chapitre 3). Très attendu, le chapitre sur les usagers et les usages des productions des bibliothèques sur les plateformes a été l’occasion de revenir sur les défis méthodologiques que pose l’analyse des usages des réseaux sociaux : volatiles, constitués d’une succession de micro-connexions souvent occasionnelles, parfois « réflexes » ou simplement routiniers, globalement peu conscientisés, ces « passages » sur les comptes sociaux qui constituent l’essentiel des volumes enregistrés peuvent difficilement faire l’objet d’une relation d’expérience lors d’un entretien. Il a semblé plus consistant de recruter des usagers qui pouvaient développer un récit d’usage motivé, en tout cas recherché, voulu, souhaité. L’enquête s’est donc recentrée sur la partie des utilisateurs les plus assidus, les plus demandeurs d’échanges en ligne avec les établissements. Cette orientation permettait au demeurant de rester au plus proche des objectifs stratégiques des bibliothèques de notre corpus : leur présence sur les réseaux sociaux s’est développée, en particulier pour deux d’entre elles, en vue de consolider les liens établis avec des publics déjà acquis plutôt que pour conquérir de nouveaux publics. C’est l’un des résultats de cette étude.

Une analyse réflexive qui nuance les avantages attendus

Si « être là où se trouvent les usagers » a pu constituer l’argument majeur des professionnels dans les années 2010 pour déployer une présence sur les réseaux sociaux, quelques années plus tard, l’analyse réflexive nuance les avantages attendus, notamment pour les petits équipements du corpus :

« Je ne pense pas que les réseaux sociaux numériques servent à trouver de nouveaux publics dans le quartier. Le bouche-à-oreille et la présence physique dans d’autres structures locales, événements locaux (des fêtes par exemple) sont beaucoup plus efficaces » analyse par exemple l’équipe de la bibliothèque Louise-Michel. Les stratégies de conquête exigent en effet des armes, notamment budgétaires, peu disponibles en bibliothèque. En outre, sur ce terrain extrêmement concurrentiel où chaque compte social veut conquérir tous les autres, les bibliothèques qui cherchent à capter les individus actifs des réseaux sociaux se confrontent à une stratégie similaire développée par leurs propres cibles... Situation inédite où les prérogatives des bibliothèques apparaissent fortement affaiblies.

Le déplacement stratégique, qui consiste à se positionner sur le terrain de la « fédération des conquérants », est nécessaire, comme l’analyse finement Dominique Boullier dans la préface de Des Tweets et des Likes en bibliothèque : « Cette étude constitue… une occasion remarquable pour interroger les stratégies des institutions culturelles sur les réseaux sociaux, soit la continuation de la communication descendante par d’autres moyens, soit la mutation vers un statut de fédérateur des médiateurs amateurs contributeurs (...) qui nécessitent tout autant sinon plus l’expertise de médiateurs ». On reconnaît ici la stratégie déployée sur les comptes sociaux de Gallica à travers la figure du « Gallicanaute » qui permet à la BnF de proposer un statut « de marque » aux plus actifs de ses contributeurs, disséminés sur les réseaux, et de relayer en un seul canal officiel les utilisations de Gallica déployées pour des communautés d’usages spécifiques. De ce point de vue, l’étude propose de faire entendre une des communautés actives que pourraient fédérer les bibliothèques de lecture publique, dépourvues de collections numérisées, celle des booktubeurs, particulièrement présents dans le domaine de la recommandation de lecture de livres.

Illustration du billet « quand un Gallicanaute remonte le temps pour découvrir l’avenir : portrait de Philippe Ethuin », publié par Nadia Khélifi, sur le blog Gallica, le 26 juillet 2017. D’après G. Rodeck, Sanatoir aérien du docteur Farceur, bureau volant de mariage, police aérienne, 1890 (détail).

Illustration du billet « quand un Gallicanaute remonte le temps pour découvrir l’avenir : portrait de Philippe Ethuin », publié par Nadia Khélifi, sur le blog Gallica, le 26 juillet 2017. D’après G. Rodeck, Sanatoir aérien du docteur Farceur, bureau volant de mariage, police aérienne, 1890 (détail).

Source : Gallica, BnF

Autre résultat de l’étude, à la fois inattendu dans son ampleur et banal pour qui connaît les réseaux : le score systématiquement élevé enregistré par les publications portant sur les coulisses des établissements, les anecdotes concernant le personnel, sur fond d’autodérision, d’humour ou de parodie. À Brest, on remarque sur ce point : « Le plus gros post, celui qui a le mieux marché, c’est le jour de la pluie de météorites, l’explosion de la bibliothèque. Un petit post ridicule mais très drôle. Mais ça n’a rien à voir avec la culture, la littérature ». Cette catégorie de publications représente 46 % des publications du corpus analysé, le taux d’engagement le plus élevé (5,2 %) et la portée moyenne la plus importante. Norme de publication sur les réseaux sociaux, prescription des plateformes elles-mêmes, ces best-sellers des publications des bibliothèques du corpus signalent à eux seuls que les bibliothèques étudiées sont complètement présentes sur le web social. Elles n’ont pas à rougir de la comparaison avec d’autres comptes, d’entreprises ou de particuliers, et maîtrisent cet art de la « mise en scène de l’authenticité », bien analysé dans la littérature du domaine.

Image

GDJ/Pixabay (CC0)

Impact sur la fréquentation et les prêts en bibliothèque

Que peut dire cette étude de l’impact de la présence des bibliothèques municipales sur les réseaux sociaux en matière de fréquentation ou de prêts de documents ? Les réponses apparaissent à la fois distinctes et articulées. L’impact est sensible auprès des publics acquis et quasi nul sur les « non publics », à moins de mobiliser les uns au service des autres, les meilleurs « ambassadeurs » des bibliothèques étant ces publics à la fois acquis et déjà conquis de la bibliothèque : c’est la question de la fédération des communautés actives dont les Gallicanautes constituent un exemple. Cette fédération de communautés, qui augmente considérablement l’activité sur les réseaux sociaux, se réalise cependant, comme le relève encore Dominique Boullier, sur des prérequis très éloignés de ce qui « constitue une bibliothèque » : prépondérance de l’image et de la vidéo sur les réseaux sociaux alors que la bibliothèque propose essentiellement des ouvrages imprimés, brièveté des messages pour faire connaître des textes longs, présence multi-quotidienne pour installer une durée soutenue de l’attention... un stimulant paradoxe entre fin et moyens ?

Le service études et recherche de la Bpi

Le service Études et recherche de la Bpi, un positionnement original entre la recherche et les études appliquées.
La conduite régulière d’études sociologiques consacrées aux publics est un des points forts de la Bibliothèque publique d’information. Créé en 1976, peu avant l’ouverture du Centre Pompidou, le service études et recherche (SER) de la Bpi n’a pas été conçu comme un simple observatoire des publics de la bibliothèque. Dès l’origine, le service a vocation à mener des études dont la Bpi constitue le terrain, mais qui visent à étudier les pratiques d’accès à l’information dans ce qu’elles ont d’universel (et de transposable hors de la Bpi), ainsi que des recherches générales sur la lecture, la diffusion de l’imprimé, de l’image et du son, et même des recherches plus générales encore sur les pratiques culturelles. S’y est ajouté depuis quelques années un nouvel axe de travail, l’étude des usages des technologies de l’information et de la communication.

Activités et études accessibles sur le site professionnel de la Bpi (http://pro.bpi.fr/etudes) et sur HAL (https://halshs.archives-ouvertes.fr/SER-BPI).

1 Issu du programme de recherche annuel de la Bibliothèque publique d’information (Bpi) réalisé en collaboration avec le Service du livre et de la

2 Audouard, Marie-Françoise, Rimaud, Mathilde, Wiart, Louis, et al. 2018. Des tweets et des Likes en bibliothèque : enquête sur la présence de quatre

3 L’engagement correspond au nombre de fois où les internautes interagissent (likes, partages, retweets, commentaires, clics, etc.) avec les

4 La portée désigne le nombre de personnes uniques ayant vu une publication.

Notes

1 Issu du programme de recherche annuel de la Bibliothèque publique d’information (Bpi) réalisé en collaboration avec le Service du livre et de la lecture de la Direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC) du Ministère de la Culture et de la Communication.

2 Audouard, Marie-Françoise, Rimaud, Mathilde, Wiart, Louis, et al. 2018. Des tweets et des Likes en bibliothèque : enquête sur la présence de quatre bibliothèques de lecture publique sur les réseaux sociaux numériques. Villeurbanne : Presses de l’Enssib.

3 L’engagement correspond au nombre de fois où les internautes interagissent (likes, partages, retweets, commentaires, clics, etc.) avec les publications ; le taux d’engagement permet de mesurer le niveau d’interaction d’un compte social par rapport à son audience.

4 La portée désigne le nombre de personnes uniques ayant vu une publication.

Illustrations

Illustration du billet « quand un Gallicanaute remonte le temps pour découvrir l’avenir : portrait de Philippe Ethuin », publié par Nadia Khélifi, sur le blog Gallica, le 26 juillet 2017. D’après G. Rodeck, Sanatoir aérien du docteur Farceur, bureau volant de mariage, police aérienne, 1890 (détail).

Illustration du billet « quand un Gallicanaute remonte le temps pour découvrir l’avenir : portrait de Philippe Ethuin », publié par Nadia Khélifi, sur le blog Gallica, le 26 juillet 2017. D’après G. Rodeck, Sanatoir aérien du docteur Farceur, bureau volant de mariage, police aérienne, 1890 (détail).

Source : Gallica, BnF

GDJ/Pixabay (CC0)

Citer cet article

Référence papier

Muriel Amar, « Les bibliothèques publiques sur les réseaux sociaux, pour quoi faire ? Retour sur l’enquête « Des Tweets et des Likes en bibliothèque » », Arabesques, 91 | 2018, 22-24.

Référence électronique

Muriel Amar, « Les bibliothèques publiques sur les réseaux sociaux, pour quoi faire ? Retour sur l’enquête « Des Tweets et des Likes en bibliothèque » », Arabesques [En ligne], 91 | 2018, mis en ligne le 05 juillet 2019, consulté le 20 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=458

Auteur

Muriel Amar

Service Etudes et recherche Bibliothèque publique d’information

muriel.amar@bpi.fr

Autres ressources du même auteur

Droits d'auteur

CC BY-ND 2.0