Penser les collections avec les usagers, les bibliothèques à l’heure de la co-construction

DOI : 10.35562/arabesques.756

p. 22-23

Plan

Texte

De plus en plus de bibliothèques s’engagent activement dans des démarches de collaboration avec leur public. La co-construction des collections avec les usagers en est un bon exemple. Contexte et enjeux.

Partout dans la société fleurissent aujourd’hui des projets de participation. De plus en plus souvent, les usagers d’un service ressentent le besoin d’être pris en considération, demandent à être consultés et souhaitent même, parfois, mettre la main à la pâte pour concrétiser des projets. Pour l’action publique, faire participer les usagers est à la fois un enjeu de légitimité, en permettant au citoyen d’agir sur l’organisation dans une optique démocratique, et d’efficacité, en offrant des services au plus près des besoins du public dans un contexte financier souvent tendu. Ces transformations des modes de fonctionnement et des modalités de la prise de décision constituent pour l’administration un défi et une nouveauté à appréhender.

Les bibliothèques de lecture publique n’échappent pas à ces évolutions. Déjà, par le passé, elles ont su fortement évoluer pour répondre aux attentes des usagers : de leur mission initiale de conservation des collections, elles ont progressivement placé le lecteur au centre de leur projet. Elles se sont ouvertes, sont devenues plus accueillantes et plus accessibles. Elles ont développé des outils d’expertise pour que leurs collections correspondent aux attentes du public et ont mis l’accent sur les missions d’accueil et d’accompagnement des lecteurs.

Aujourd’hui, cette politique de l’offre est toujours nécessaire mais ne suffit plus. Lieux documentaires puis lieux de vie, une nouvelle étape pourrait être franchie en transformant les bibliothèques en lieux participatifs. Cette évolution implique de changer de logique : passer d’une relation verticale « offre – consommateur » à une relation horizontale d’ « associés », entre bibliothécaires et lecteurs ; passer de l’usager qui « réclame » au citoyen co‑responsable d’un projet. Dans une démarche de co‑construction, la collection n’est donc plus seulement pensée pour l’usager mais bien avec lui, dans un rôle actif aux côtés du bibliothécaire.

La co-construction des collections : un intérêt pour le lecteur, comme pour le bibliothécaire

Faire participer les lecteurs à la constitution des collections permet tout d’abord d’acquérir des documents adaptés à leurs envies et à leurs besoins : pour savoir ce que veulent les usagers, quoi de mieux que de leur poser directement la question ? Cependant, calquer les choix d’acquisition sur les souhaits du public ne revient pas à faire une politique de la demande : les moments participatifs servent autant à exprimer une demande qu’à favoriser la découverte et l’échange autour de nouvelles œuvres. A la bibliothèque de la Croix Rousse à Lyon (4ème) par exemple, un cercle participatif d’auditeurs s’est constitué afin de sélectionner les CD à acheter pour la création d’un nouveau fonds musical : lors des séances du cercle baptisé « Montez le son ! »1, les usagers ont pu exprimer leurs souhaits pour cette collection. Mais ces moments ont surtout permis à tous, bibliothécaires comme auditeurs, d’échanger autour de la musique et de découvrir de nouveaux artistes, présentés et « défendus » par chacun des participants.

Dans cette démarche, les lecteurs ne sont plus considérés comme de simples « consommateurs de bibliothèque »mais comme de véritables ressources. Dans le public de chaque bibliothèque, il est possible d’identifier des usagers ayant des compétences particulières, liées à leur expérience ou à leur intérêt personnel pour un domaine. Ces personnes ont une expertise que les bibliothèques gagneraient à utiliser et à valoriser dans le travail de constitution et de développement des collections.

Mais la valeur d’une démarche de co‑construction va au‑delà du potentiel enrichissement documentaire : une telle initiative permet en effet de rappeler qu’au‑delà de son offre de ressources, la bibliothèque est aussi un espace d’échange et de citoyenneté. Dans une entreprise de co‑construction, l’intérêt se trouve souvent moins dans le résultat obtenu que dans la démarche de participation elle-même : faire prendre conscience aux lecteurs de leur droit à contribuer, à développer leur connaissance et leur appropriation des collections, tout en créant un espace propice à l’échange et en favorisant une plus grande proximité entre bibliothécaires et usagers.

Team-building-prototype.

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Illustration de Frits Ahlefeldt

Phot. Frits Ahlefeldt-Laurvig (Flickr - CC BY-NC-ND 2.0)

D’un gestionnaire de collection à un animateur de la communauté

Cette démarche est tout sauf facile à mettre en œuvre : elle implique un changement de l’image et du rôle de la bibliothèque et une conception tout à fait renouvelée de la relation entre le bibliothécaire et le public. De plus, elle touche aux tâches de constitution et d’organisation des collections qui, dans l’inconscient professionnel, constituent souvent le « domaine réservé » du bibliothécaire. Faire participer le lecteur signifie avoir à partager cette compétence à forte valeur symbolique, devoir débattre, négocier et expliquer ses choix.

Cependant, le bibliothécaire ne doit pas craindre d’être remplacé dans ses fonctions par les participants bénévoles. Son rôle reste fondamental car lui seul a une vision globale de la collection et des publics auxquels elle s’adresse. Il est également garant du respect de la charte documentaire de la bibliothèque et de l’application des principes de neutralité et de pluralisme aux collections. Loin de devenir inutile, sa fonction est en réalité profondément renouvelée : d’un gestionnaire de collection, il devient médiateur et animateur des projets de participation.

Au‑delà de ces projets collaboratifs centrés sur les acquisitions, il existe d’autres types de co-construction des collections plus innovants : participation à l’indexation des collections (notamment en utilisant les possibilités offertes par le numérique : crowd‑sourcing, etc.), participation à la mise en espace, au classement, et même co-création de contenus à intégrer à la collection2.

Enfin, il faut préciser que la co-construction n’est qu’un outil et qu’elle ne doit pas être une fin en soi : avant de mettre en place un projet, il faut toujours s’interroger sur les objectifs (accroître la proximité avec les usagers, toucher un public « non-fréquentant », créer un fonds documentaire au plus proche des attentes des lecteurs, etc.) et sur les résultats attendus de l’entreprise de participation.

La co-construction en bu : un territoire encore peu exploré

Qu’en est-il de la co-construction des collections dans les bibliothèques de l’enseignement supérieur et de la recherche ?

Si l’on peut parler de co‑construction dans certaines bibliothèques de recherche, la gestion de ces collections nécessitant parfois une connaissance solide de la discipline et donc une collaboration suivie avec les chercheurs spécialistes, il paraît toutefois plus difficile de mettre en place ce type de travail conjoint dans de grandes bibliothèques universitaires plus généralistes. Les bibliothécaires s’attachent de plus en plus à développer les liens avec la communauté universitaire mais, dans les représentations et dans les faits, la B.U. reste souvent « un monde à part », isolé au sein de l’institution. Les bibliothèques universitaires françaises se différencient ainsi relativement des bibliothèques universitaires anglo-saxonnes, où les responsables de collections, appelés liaison librarians ou subject librarians, ont vocation à se mettre en relation avec la communauté et à être de véritables référents pour les étudiants et les enseignants-chercheurs de leur discipline. Il semble pourtant que ce soit une direction vers laquelle aller si l’on veut maintenir et renforcer la place et la légitimité des B.U. françaises au sein des universités. Dans un contexte de bouleversement majeur des modes d’accès à l’information, la valeur d’une bibliothèque ne peut plus se mesurer uniquement à la richesse de ses collections. Les bibliothécaires doivent devenir de véritables médiateurs des ressources documentaires et favoriser par tous les moyens le travail conjoint avec le reste de la communauté universitaire : formations à la recherche documentaire réellement intégrées dans les cursus des étudiants, développement de « bibliothécaires de liaison », aide personnalisée aux doctorants et aux chercheurs, valorisation des données de la recherche, etc.

Pour en savoir plus

Breton Elise, Co-construire les collections avec les usagers / sous la direction de Bertrand Calenge. Mémoire de Diplôme de conservateur de bibliothèques, ENSSIB, janvier 2014.
http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/64143-coconstruire-les-collectionsavec-les-usagers.pdf

1 https://www.bm-lyon.fr/16-bibliotheques-et-un-bibliobus/bibliotheque-du-4e-croix-rousse/zoom-sur/article/montez-le-son-ca-continue

2 Par exemple, la bibliothèque d’Harvard organise une grande collecte suite aux attaques terroristes de janvier 2015 en France. Elle invite tout un

Notes

1 https://www.bm-lyon.fr/16-bibliotheques-et-un-bibliobus/bibliotheque-du-4e-croix-rousse/zoom-sur/article/montez-le-son-ca-continue

2 Par exemple, la bibliothèque d’Harvard organise une grande collecte suite aux attaques terroristes de janvier 2015 en France. Elle invite tout un chacun à lui envoyer des matériaux relatifs aux attentats et aux manifestations qui ont suivi (notamment des photographies, textes, poèmes, enregistrements audio, films, etc.) afin de constituer une grande archive sur le sujet. The Charlie Archive at Harvard Library:
http://cahl.webfactional.com/

Illustrations

Team-building-prototype.

Team-building-prototype.

Illustration de Frits Ahlefeldt

Phot. Frits Ahlefeldt-Laurvig (Flickr - CC BY-NC-ND 2.0)

Citer cet article

Référence papier

Elise Breton, « Penser les collections avec les usagers, les bibliothèques à l’heure de la co-construction », Arabesques, 80 | 2015, 22-23.

Référence électronique

Elise Breton, « Penser les collections avec les usagers, les bibliothèques à l’heure de la co-construction », Arabesques [En ligne], 80 | 2015, mis en ligne le 30 juillet 2019, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=756

Auteur

Elise Breton

Responsable du pôle Sciences Humaines et Sociales Responsable de l’organisation des collections. Bibliothèque des Grands Moulins - Université Paris Diderot

elise.breton@univ-paris-diderot.fr

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