Bibliothèques et économie(s) de la connaissance : quelles valeurs ?

DOI : 10.35562/arabesques.856

p. 3-5

Plan

Texte

Si, de toute évidence, les bibliothèques sont un des acteurs de l’économie de la connaissance, reste à définir de laquelle il s’agit et pourquoi. Point de vue engagé de Lionel Maurel, cofondateur du collectif SavoirsCom1 et membre du Conseil d’orientation stratégique de l’association La Quadrature du Net.

C’est devenu un lieu commun de dire que nous avons basculé dans une économie de la connaissance, mais cette mutation s’est fortement accélérée avec le développement des technologies numériques. Signe des temps, la capitalisation boursière de Google s’était hissée en février dernier au deuxième rang mondial1, en passant devant celle du groupe pétrolier Exxon (Apple occupant le premier rang). Un vrai symbole de l’essor des entreprises ayant misé sur le « capitalisme cognitif », selon l’expression de Yann Moulier Boutang2, par rapport aux firmes de l’âge industriel centrées sur l’exploitation des ressources rares.

L’activité des bibliothèques universitaires est directement affectée par cette évolution et cela n’est pas sans incidence sur les valeurs et principes à défendre collectivement par les professionnels du secteur.

À première vue, les bibliothèques semblent naturellement placées du côté de l’accès à la connaissance et de la diffusion des savoirs, mais cette vision des choses est trop réductrice pour cerner tous les enjeux de la question telle qu’elle se pose aujourd’hui.

Exploitation privative vs partage du savoir

Car il existe en réalité deux économies de la connaissance et de la culture, très différentes l’une de l’autre. La première – la plus visible – est centrée sur l’exploitation privative du savoir et de la culture, incarnée par des firmes comme Apple, Google, Facebook, Amazon, de grands groupes d’édition scientifique ou des laboratoires, utilisant des titres de propriété intellectuelle (droit d’auteur, marques, brevets) pour capter et concentrer la valeur. L’autre économie de la connaissance est organisée au contraire autour de l’ouverture et du partage du savoir, avec des exemples comme ceux du logiciel libre, de Wikipédia et des initiatives diverses œuvrant pour le développement de biens communs de la connaissance3. Ces deux économies s’appuient parfois l’une sur l’autre, mais il existe une tension et même un conflit latent entre ces deux logiques, qui sera sans doute un des traits dominants du XXIe siècle. Ce qui se joue dans cet affrontement est un nouvel acte du « second mouvement des enclosures », selon l’expression du juriste américain James Boyle, qui après avoir frappé les ressources naturelles, a touché à partir du XIXe siècle la connaissance4. L’information scientifique et technique a été progressivement touchée par cette tendance, jusqu’à aboutir à la situation actuelle d’un marché dominé par un oligopole d’éditeurs scientifiques. L’augmentation exponentielle du coût des abonnements aux revues électroniques en résultant place les bibliothèques universitaires et de recherche dans une situation complexe qui brouille les valeurs défendues jusqu’ici par les professionnels de l’information.

Verrouilleurs vs donneurs d’accès

En effet, les bibliothèques peuvent constituer un rouage à part entière de ce système d’enclosures sur le savoir et l’objectif consensuel de « donner accès à la connaissance » a profondément changé de nature avec le basculement dans l’environnement numérique. En contrôlant l’accès par les communautés qu’elles desservent aux ressources qu’elles acquièrent, les bibliothécaires se transforment de « donneurs d’accès » en « verrouilleurs d’accès ». Desservir un public donné revient à exclure les autres de l’accès à la ressource et une partie des compétences professionnelles mises en œuvre par les bibliothécaires se sont reconfigurées autour de ces techniques de contrôle visant à garantir que les ressources cognitives restent rares dans un environnement d’abondance. Un geste accompli par l’activiste américain Aaron Swartz en 2011 a violemment mis en lumière les contradictions dans lesquelles cette situation plonge les bibliothèques et l’ensemble des professionnels de l’information. Profitant des codes d’accès qui lui étaient fournis par le Massachusetts Institute of Technology (MIT) à Harvard, Aaron Swartz téléchargea plus de 4,5 millions d’articles scientifiques figurant dans la base de données JSTOR avec l’intention de les libérer sur Internet, dans le but de dénoncer les restrictions d’accès à la connaissance.

Dans son Guerilla Open Access Manifesto5, il justifie cette action en faisant appel à des considérations d’ordre moral :

« Vous qui avez accès à ces ressources, étudiants, bibliothécaires, scientifiques, on vous a donné un privilège. Vous pouvez vous nourrir au banquet de la connaissance pendant que le reste du monde en est exclu. Mais vous n’êtes pas obligés – moralement, vous n’en avez même pas le droit – de conserver ce privilège pour vous seuls. Il est de votre devoir de le partager avec le monde […] Nous avons besoin de récolter l’information où qu’elle soit stockée, d’en faire des copies et de la partager avec le monde. Nous devons nous emparer du domaine public et l’ajouter aux archives. Nous devons acheter des bases de données secrètes et les mettre sur le web. Nous devons télécharger des revues scientifiques et les poster sur des réseaux de partage de fichiers. Nous devons mener le combat de la guérilla pour le libre accès ».

Poursuivi pour ces faits par la justice américaine, A. Swartz risquait plus de 35 ans de prison et un million de dollars d’amende, ce qui le conduisit à mettre fin à ses jours. Des centaines de bibliothèques universitaires et de recherche dans le monde étaient et sont pourtant toujours abonnées à la base de données JSTOR, ainsi qu’à de nombreuses autres ressources similaires. Cet épisode tragique a montré que de très lourdes questions éthiques portent sur l’activité des bibliothèques, qui doivent être regardées en face.

Le professeur Grasset et sa « balance aux responsabilités »

Le professeur Grasset et sa « balance aux responsabilités »

Image de B. Moloch, parue dans la revue Chanteclair, 1908. L’ensemble de la revue Chanteclair vient d’être numérisée par la BIU Santé et sera mise en ligne sous licence ouverte d’ici la fin 2014

Contribuer aux biens communs de la connaissance

Bien entendu, les bibliothèques peuvent aussi apporter une contribution décisive à la préservation et à la formation de biens communs de la connaissance. Elles le font, par exemple, en soutenant le mouvement de l’open access, par lequel les chercheurs essaient de reprendre le contrôle sur leurs publications. Elles le font également dans le cadre de l’activité des consortiums d’achat de ressources électroniques, afin de peser face aux grands groupes d’édition pour élargir les conditions de mises à disposition. Elles peuvent encore le faire en numérisant leurs propres collections appartenant au domaine public, à condition de ne pas tomber dans le « copyfraud » en entravant la réutilisation des fichiers par le rajout de nouvelles couches de droits6. Les bibliothèques ont aussi un rôle décisif à jouer en matière d’open data, en ouvrant à la réutilisation les données bibliographiques qu’elles produisent.

Au cours de la période qui s’ouvre, les débats seront sans doute nombreux à propos des valeurs à défendre par les bibliothécaires au sein des deux économies de la connaissance qui s’opposent, sachant qu’elles sont souvent inextricablement entremêlées. Les discussions soulevées cette année par la conclusion d’un accord entre Couperin et Elsevier en vue d’aboutir à une licence nationale pour la mise à disposition du corpus Science Direct ont été révélatrices à cet égard de ces tensions. Les licences nationales participent incontestablement au processus de reprise de contrôle sur l’information scientifique et technique. Mais fallait-il accepter le principe des clauses de confidentialité ou les dispositions portant sur le text & data mining, qui constituent pour cet éditeur une manière de maintenir une enclosure sur les données scientifiques7 ? On ne peut apporter de réponses à de telles questions en restant simplement sur le plan technique et il importe que de vrais espaces d’échanges s’ouvrent pour que les bibliothécaires, entre eux et avec d’autres communautés concernées, interrogent leur éthique professionnelle et la réinventent pour faire face à ces défis.

1 Nil Sanyas, « Google, deuxième capitalisation boursière entre Apple et Exxon », Next INpact, 11/02/2014 : https://www.nextinpact.com/news/

2 Cf. « Le capitalisme cognitif », Multitudes n° 32, éd. Amsterdam, printemps 2008.

3 Sur cette notion, voir Libres savoirs : les biens communs de la connaissance, C&F Éditions, 2011 : http://cfeditions.com/libresSavoirs

4 James Boyle, The Public Domain: enclosing the commons of the mind, Yale University Press, 2008.

5 Guerilla Open Access Manifesto / Manifeste de la guerre pour le libre accès : http://openaccessmanifesto.org/

6 Voir, par exemple, le choix en faveur de l’ouverture fait notamment par la BNU ou par la BIU Santé en utilisant la licence ouverte pour la

7 Cf. Pier-Carl Langlais, « Faut-il signer l’accord avec Elsevier ? », Sciences communes, 12/02/2014 : http://scoms.hypotheses.org/119

Notes

1 Nil Sanyas, « Google, deuxième capitalisation boursière entre Apple et Exxon », Next INpact, 11/02/2014 : https://www.nextinpact.com/news/85867-google-deuxieme-capitalisation-boursiere-au-monde-entre-apple-et-exxon.htm

2 Cf. « Le capitalisme cognitif », Multitudes n° 32, éd. Amsterdam, printemps 2008.

3 Sur cette notion, voir Libres savoirs : les biens communs de la connaissance, C&F Éditions, 2011 : http://cfeditions.com/libresSavoirs

4 James Boyle, The Public Domain: enclosing the commons of the mind, Yale University Press, 2008.

5 Guerilla Open Access Manifesto / Manifeste de la guerre pour le libre accès : http://openaccessmanifesto.org/manifeste-de-la-guerilla-pourle-libre-acces

6 Voir, par exemple, le choix en faveur de l’ouverture fait notamment par la BNU ou par la BIU Santé en utilisant la licence ouverte pour la diffusion de leurs documents numérisés : www.bnu.fr/collections/la-bibliotheque-numerique/les-images-de-la-bnu-et-lalicence-ouverte et www.bium.univ-paris5.fr/histmed/medica_pres4.htm

7 Cf. Pier-Carl Langlais, « Faut-il signer l’accord avec Elsevier ? », Sciences communes, 12/02/2014 : http://scoms.hypotheses.org/119

Illustrations

Le professeur Grasset et sa « balance aux responsabilités »

Le professeur Grasset et sa « balance aux responsabilités »

Image de B. Moloch, parue dans la revue Chanteclair, 1908. L’ensemble de la revue Chanteclair vient d’être numérisée par la BIU Santé et sera mise en ligne sous licence ouverte d’ici la fin 2014

Citer cet article

Référence papier

Lionel Maurel, « Bibliothèques et économie(s) de la connaissance : quelles valeurs ? », Arabesques, 76 | 2014, 3-5.

Référence électronique

Lionel Maurel, « Bibliothèques et économie(s) de la connaissance : quelles valeurs ? », Arabesques [En ligne], 76 | 2014, mis en ligne le 12 août 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=856

Auteur

Lionel Maurel

Conservateur à la BDIC Auteur du blog S.I.Lex

calimaq@gmail.com

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