L’exception de l’exception

DOI : 10.35562/arabesques.936

p. 3

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Il est un réseau qui apparaît en filigrane et qui n’est pas traité dans le présent numéro. Et pourtant, en matière d’IST, il s’agit d’acteurs essentiels dans la chaîne de diffusion des savoirs : les éditeurs. Dans la transition du papier vers le numérique, ils ont joué un rôle majeur. Visionnaires, dotés d’une forte capacité d’anticipation, d’une réelle vision prospective, d’une écoute attentive aux besoins des chercheurs, ils ont su conduire une mutation technologique, gérer une transition longue, encore en cours, où coexistent deux chaînes de production. Une tendance à la concentration des acteurs était déjà à l’œuvre. Avec le numérique, les investissements requis n’étant pas à la portée de tous, elle s’est accélérée. Accélération d’autant plus forte que ces acteurs, par une analyse clairvoyante d’un marché porteur, ont su bâtir une stratégie de conquête de parts d’un marché aux caractéristiques peu communes, voire exceptionnelles.

Non substituable, chaque article, si l’on dispose de droits d’exclusivité, devient un monopole. Cruciale tant pour le chercheur que pour son institution, la publication ne satisfait pas seulement un besoin fonctionnel de diffusion des savoirs, elle devient un besoin vital. Plus qu’ailleurs, son prix est plutôt déterminé par la disponibilité à payer que par le coût de production. Un article est souvent le seul « produit fini » d’un programme de recherche. C’est par la (les) publication(s) en résultant qu’un programme est évalué. Quel est le coût consolidé (salaire, infrastructures, matériel, frais) d’un programme ? La fourchette est large, mais beaucoup s’accordent sur une estimation autour d’un demi-million d’euros en moyenne. Combien coûte un article ? Entre deux et cinq millièmes du coût de production d’une recherche paraît une bonne approximation.

Trop heureux de voir l’article accepté, peu d’auteurs lisent les contrats d’édition qui leur sont soumis. Ils n’attendent pas d’autre rétribution que prestige et facteur d’impact, livrent ce « produit » gratuitement, consentent même à verser une « contribution aux frais de publication ». Disposition à payer pour publier, disposition à payer pour lire, un marché indubitablement magique, duquel les majors tirent des profits colossaux et de moins en moins justifiables par le financement d’une conversion industrielle ou de gains de performance. Un chercheur, publiant les résultats de recherches financées sur des deniers publics obtenus dans l’exercice de ses fonctions, est-il fondé à céder les droits patrimoniaux sur le produit qui en résulte ? Légalement, oui ; légitimement, c’est discutable. Le monde de la recherche est de plus en plus réservé sur ce point et les mouvements en faveur de l’open access se multiplient.

Faut-il diaboliser pour autant les éditeurs ?

Certainement pas, l’ensemble des acteurs (financeurs de la recherche, auteurs, éditeurs, intermédiaires et bibliothécaires) sont coresponsables de la situation actuelle : le monde académique a davantage suivi que devancé ces changements et accepté plus ou moins consciemment cet état de servitude.

À l’heure où émergent de nouveaux outils de découverte scientifique, où, avec le web sémantique et la fouille de textes et de données, la représentation des savoirs prend des nouvelles formes, l’accès à de vastes corpus de textes et de données devient une nécessité fonctionnelle. Seul l’accès ouvert sur les publications courantes permettra d’utiliser ces services. Les éditeurs l’admettent ; ils ne cèderont pas pour autant facilement des droits qu’ils pensent détenir et voir ainsi un marché captif leur échapper. Derrière des déclarations de principe favorables, ils n’envisagent ces pratiques que dans un cadre strictement encadré et contrôlé. Nombre de représentants de la communauté scientifique, et notamment la Ligue européenne des bibliothèques de recherche (Liber), prennent position1 dans la consultation en cours au niveau européen sur ces questions.

Copyright, exception pour la recherche et l’enseignement ou simple extension du droit de lire par d’autres moyens, ces sujets ne peuvent laisser indifférents. Dès à présent, chers auteurs, lisez les contrats qui vous sont soumis, amendez-les le cas échéant, ou alors votre servitude sera volontaire et consciente. Relisons Diderot, le droit d’auteur a été conçu comme une exception au principe de libre commerce des œuvres et des idées pour protéger les créateurs. Progressivement, l’exception – à savoir la propriété, la restriction de circulation – est devenue la règle, y compris quand il n’y a pas d’auteur à rémunérer. Au point qu’à présent quand on réclame la libre circulation, on revendique une exception. Drôle de renversement.

1 https://libereurope.eu/blog/2014/03/05/liber-responds-to-eu-copyright-review/

Notes

1 https://libereurope.eu/blog/2014/03/05/liber-responds-to-eu-copyright-review/

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Référence papier

Jérôme Kalfon, « L’exception de l’exception », Arabesques, 74 | 2014, 3.

Référence électronique

Jérôme Kalfon, « L’exception de l’exception », Arabesques [En ligne], 74 | 2014, mis en ligne le 20 août 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=936

Auteur

Jérôme Kalfon

Directeur de l’Abes

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