BACALy

L’attraction simultanée d’une partie de la clientèle et de salariés d’une société concurrente ne constitue pas un faisceau d’indices suffisant pour démontrer la déloyauté

Thomas Bulinge


1Le 4 juin et le 14 novembre 2019, la cour d’appel de Lyon a rendu deux arrêts d’espèce rappelant le strict encadrement de l’action en concurrence déloyale pour débauchage du personnel par une société concurrente, suivi d’un détournement de clientèle.

2Le premier cas d’espèce portait sur des sociétés commercialisant du matériel de ménage, tandis que l’arrêt du 14 novembre concerne des cabinets d’expertise comptable. La première décision, du 4 juin, s’apparente à un cas d’école sur la concurrence déloyale, tant le rejet de la demande se veut détaillé et exhaustif. La seconde décision illustre le niveau de preuve élevé attendu pour la démonstration du détournement de clientèle par le salarié débauché.

3L’action en concurrence déloyale fondée sur le débauchage implique un raisonnement en plusieurs étapes. La première question est de savoir si le second employeur est responsable du départ du salarié de la première société. En l’espèce, tel n’est pas le cas dans la décision du 4 juin, car la salariée avait démissionné de son emploi, rejoint un second employeur pendant 3 mois, avant de le quitter également pour rejoindre son troisième employeur accusé de concurrence déloyale. La chronologie seule suffirait à exclure le débauchage.

4Cependant, la cour d’appel qui aurait pu se contenter de l’absence de débauchage aborde néanmoins le préjudice porté à l’employeur initial, soit par le détournement de clientèle, soit par la désorganisation de l’entreprise. Pour la désorganisation de l’entreprise, le départ d’une seule salariée sur 78 est insuffisant. Concernant la clientèle, la cour relève que seuls 4 clients sur 193 ont rejoint la nouvelle société concurrente, ce qui ne permet pas de supposer un démarchage systématique, ni de la part de son nouvel employeur, lui-même ancien salarié et associé, ni de la part de l’ex-salariée qu’il a recruté. A contrario, on pourrait supposer à la lecture de la décision qu’un basculement massif de la clientèle aurait permis de démontrer la déloyauté.

5L’arrêt du 14 novembre exclut cette hypothèse. La salariée du cabinet d’expertise comptable a bien été débauchée par son nouvel employeur. 50 clients, soit la quasi-totalité de la clientèle du premier employeur, l’ont suivie. Cet arrêt rappelle la nécessaire démonstration in concreto d’agissements fautifs, qui ne peuvent pas être déduits de leur succès. Le fait pour une salariée d’annoncer à ses clients son futur départ pour une autre entreprise n’est pas fautif en soi, tant qu’il n’y a pas de démarchage. En l’espèce, aucun démarchage de la clientèle n’a pu être démontré.

6La lecture de ces deux décisions montre que l’ampleur du mouvement de clientèle est parfois suffisante, lorsqu’elle est trop faible, pour exclure la concurrence déloyale. En revanche, si son ampleur est importante, elle n’est pas suffisante pour prouver la déloyauté. L’attraction simultanée de personnel et de clients ne constitue pas un faisceau d’indices.

7Alors même que l’action en concurrence déloyale concerne des concurrents, les entreprises concurrentes ne sont pas les seules bénéficiaires de son strict encadrement. Celle-ci est également opportune pour les travailleurs et les clients, qui peuvent ainsi faire jouer la concurrence. La position exprimée par la cour d’appel de Lyon, conforme à la jurisprudence récente de la Cour de cassation et à celle du législateur depuis les années 1980, confirme la tendance au renforcement de la liberté de travail et de commerce dans la vie économique. Les deux arrêts font explicitement référence à ces libertés.

8Cette position n’est pas forcément partagée par toutes les professions réglementées, en témoigne la décision exactement contraire du conseil régional de l’ordre des experts comptables. Amené à s’exprimer sur le plan disciplinaire dans la même affaire que la décision du 14 novembre, il a sanctionné d’un blâme le second employeur pour manquement à son obligation d’assistance et de courtoisie. Cette obligation, propre aux experts comptables, n’existe pas dans le droit commun. Le manquement à cette obligation n’est donc pas équivalent à la déloyauté entre concurrents. Un concurrent peut donc être loyal, sans être courtois.

Arrêts commentés :
CA Lyon, 8chambre, 4 Juin 2019 – n° 18/07282
CA Lyon, 3e chambre A, 14 Novembre 2019 – n° 17/05675



Citer ce document


Thomas Bulinge, «L’attraction simultanée d’une partie de la clientèle et de salariés d’une société concurrente ne constitue pas un faisceau d’indices suffisant pour démontrer la déloyauté», BACALy [En ligne], n°14, Publié le : 01/01/2020,URL : http://publications-prairial.fr/bacaly/index.php?id=2380.

Auteur


À propos de l'auteur Thomas Bulinge

Doctorant contractuel, université Jean Moulin Lyon 3


BACALy