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Compétence des tribunaux de commerce spécialisés et désignation des organes de la procédure

Jérôme Allais


1Cet arrêt révèle l’une des faiblesses du dispositif relatif à l’ouverture d’une procédure collective devant un tribunal de commerce spécialisé.

2Une société sollicite l’ouverture d’un redressement judiciaire devant le tribunal de commerce de Saint-Étienne lequel ouvre la procédure. Un appel est interjeté par le procureur de la République pour divers motifs, notamment que le tribunal de commerce spécialisé de Lyon est seul compétent pour connaître de cette procédure et que l’administrateur judiciaire ayant connu l’affaire dans sa phase amiable ne pouvait être désigné dans le cadre du redressement judiciaire.

3La cour devait répondre à plusieurs questions.

I/ La date d’appréciation du seuil prévu à l’article L. 721-8, 1° du Code de commerce

4La cour estime que le chiffre d’affaires doit être apprécié au jour de l’ouverture de la procédure, la pertinence même de ce seul critère restant incertaine.

A/ Primauté de la réalité économique sur l’objectivisation du critère

5À quelle date apprécier le seuil prévu à l’article L. 721-8, 1° du Code de commerce ? Ce texte prévoit que lorsque le montant net du chiffre d’affaires est d’au moins 40 millions d’euros, alors la procédure doit être ouverte par le tribunal de commerce spécialisé territorialement compétent.

6Un auteur avait mis en évidence la multiplication des seuils dans le traitement des difficultés des entreprises, en recensant plus d’une douzaine de seuils dans le livre VI du Code de commerce. Ces seuils, se référant tour à tour au chiffre d’affaires, au nombre de salariés ou encore au total du bilan, tantôt cumulatifs, tantôt alternatifs peuvent apparaître comme « arbitraires (…) fixés à titre expérimental (…) mal calibrés » ou encore manquant de cohérence et conduisant à une « segmentation du droit » (M. Eeckhoudt, « Le critère de la taille dans le droit des entreprises en difficulté », BJE nov. 2017, p. 453 ; voir aussi N. Borga, « TCS : l’incidence du calcul des seuils au sein d’un groupe », BJE juill. 2017, p. 253 ; Y. Lelièvre, « Une nouvelle complexité des procédures collectives risque de se développer », BJE nov. 2015, p. 397).

7Force est de constater que l’article L. 721-8,1° manque en effet de clarté puisqu’il ne précise pas la date à laquelle doit être apprécié le chiffre d’affaires.

8La cour d’appel retient que « la loi n’impose pas de retenir en tous cas le CA net du dernier exercice clos, qui a certes l’avantage d’être déterminable de façon objective par un document comptable, mais qui ne permet pas d’appréhender la situation économique réelle de l’entreprise au regard du critère de l’article L. 721-8, à examiner au jour de sa demande d’ouverture, date à laquelle s’apprécie la compétence du tribunal saisi ». La cour décide ainsi de faire primer la réalité économique sur l’objectivisation du critère en se plaçant au moment de l’ouverture du redressement plutôt qu’à la clôture du dernier exercice. Si cette position présente le mérite du pragmatisme, elle permet une très grande liberté d’appréciation aux juridictions et, partant, peut être un manque de prévisibilité pour le justiciable.

9Un auteur observe qu’en principe, lorsqu’une disposition du livre VI se réfère au chiffre d’affaires, il est généralement apprécié au jour de la clôture du dernier exercice. Cette règle générale aurait vocation à s’appliquer à l’article L. 721-8, 1° du Code de commerce ce d’autant plus que la volonté du législateur était de permettre aux entreprises de taille importante de se placer sous la protection d’un tribunal de commerce spécialisé, peu important les difficultés précédant l’ouverture, ces dernières pouvant conduire précisément à une diminution significative du chiffre d’affaires (P. Cagnoli, « Les seuils justifiant la compétence des TCS sont à apprécier au jour de la demande de procédure collective », APC 13 déc. 2019, p. 5). Au contraire, la cour d’appel estime que « le silence du texte autorise l’appréciation du juge ».

10En tout état de cause, s’il s’agit d’un oubli du législateur, il serait souhaitable d’harmoniser le texte et préciser, à l’instar des autres articles qui se réfèrent au chiffre d’affaires, à quelle date il doit être apprécié. À cette occasion, il serait tout aussi bienvenu que certaines contradictions du dispositif soient supprimées afin que la compétence matérielle des tribunaux de commerce spécialisés soit définitivement fixée (C. de Lajarte-Moukoko, « Loi Macron : quelle compétence pour le tribunal de commerce spécialisé en matière de mandat ad hoc ? », BJE nov. 2017, p. 389).

B/ Pertinence du seuil lié au chiffre d’affaires

11À notre sens, plus que la date d’appréciation du seuil, c’est bien la nature même de ce seuil qui peut être sujet à discussion. Le chiffre d’affaires ne reflète pas forcément la complexité d’une procédure. Or, il est constant que le législateur lie le chiffre d’affaires à la complexité d’un dossier. Sans doute pourrait-on appréhender la difficulté d’un dossier sous un angle également juridique et pas uniquement financier, ce qui permettrait d’ouvrir la compétence des tribunaux de commerce spécialisés à des entreprises de taille plus modeste mais présentant des difficultés juridiques tout aussi importantes. On pense notamment à la présence d’actifs incorporels difficiles à appréhender, ou de techniques d’affectation patrimoniale complexes ou encore de dettes structurées qui pourraient être autant de critères déclenchant la compétence des tribunaux de commerce spécialisés (sur ce sujet voir M. Eeckhoudt, « Le critère de la taille dans le droit des entreprises en difficulté », BJE nov. 2017, p.  453).

II/ Sur les effets attachés à l’opposition du ministère public prévue à l’article L. 621-4 alinéa 5 du Code de commerce

12Le ministère public critique la désignation de l’administrateur judiciaire en estimant qu’il y avait là un double obstacle.

A/ Un obstacle d’ordre temporel

13L’administrateur judiciaire désigné l’avait été successivement dans le cadre d’un mandat ad hoc puis d’un redressement judiciaire.

14On le sait, cette question divise les juridictions. Soit on considère que la procédure amiable a échoué et que le professionnel ne peut plus conduire sereinement le mandat de justice dans sa phase judiciaire ; soit on considère au contraire que le professionnel a une parfaite connaissance du dossier et sera logiquement le plus à même d’élaborer une solution de sortie.

15Le texte prévoit expressément que l’administrateur judiciaire qui aura suivi le débiteur au cours de la phase amiable puisse être proposé au tribunal par le débiteur lors de l’ouverture du redressement judiciaire (article L. 631-9 du Code de commerce tel que modifié par la loi PACTE n° 2019-486 du 22 mai 2019). Outre la faculté nouvelle pour le débiteur de proposer le nom d’un professionnel ayant connu précédemment du dossier en phase préventive, il s’agissait ici de savoir quels effets étaient attachés à l’opposition du ministère public.

16La cour d’appel de Paris avait précédemment estimé que le tribunal ne pouvait passer outre l’opposition formée par le ministère public (CA Paris, 29 juin 2010, n° 10/09883, comm. F-X. Lucas, « Désignation du conciliateur en qualité d'administrateur judiciaire » LEDEN sept. 2010, p. 5) avant que la Cour de cassation ne vienne rappeler que cette opposition ne constituait pas un obstacle dirimant à la désignation du professionnel. Ainsi, le droit ouvert par l’article L. 621-4 alinéa 5 du Code de commerce ne constitue pas un droit de veto mais bien un avis (Cass. com., 31 janv. 2012, n° 10-24019, comm. F-X. Lucas, « Désignation du conciliateur en qualité d'administrateur judiciaire », LEDEN mars 2012, p. 1). Pour la Cour de cassation, s’il est du rôle du ministère public, gardien de l’ordre public, d’éclairer le tribunal sur les éventuelles difficultés relatives à l’indépendance du professionnel, c’est bien à la juridiction qu’il revient, en dernier lieu, d’apprécier l’opportunité ou non de confier le mandat au professionnel qui a connu de la procédure en phase préventive. D’un point de vue sémantique, on peut s’interroger sur la pertinence du terme « opposition » plutôt que celui d’« avis », cette opposition n’emportant manifestement aucune conséquence juridique.

B/ Un obstacle d’ordre géographique

17L’administrateur judiciaire désigné exerçait également devant le tribunal de commerce spécialisé qui aurait dû connaître de la procédure, lequel tribunal aurait dû mettre en œuvre la procédure de dépaysement prévue aux articles L. 662-2 et R. 662-7 du Code de commerce (sur les difficultés de mise en œuvre : A. Nelson et A. Billot, « Dépaysement procédural : de la théorie à la pratique », BJE mai 2015, p. 180) s’il avait été saisi du dossier puisqu’en l’espèce, les intérêts en présence le justifiaient. Dès lors, le ministère public y a décelé un problème d’indépendance du professionnel. Sur ce point, la cour balaye rapidement l’opposition en estimant que le professionnel désigné était indépendant puisque disposant de bureaux dans le ressort du tribunal ayant ouvert la procédure. Il peut être déduit de ce rejet lapidaire que la cour estime que c’est le statut même des administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires qui créé par principe leur indépendance.

18Néanmoins, peut-être eut-il fallu conforter cette position en explicitant précisément les faits de l’espèce sans, parallèlement, introduire à notre sens une ambiguïté liée à l’adjonction d’un second administrateur judiciaire « de nature à garantir l’impartialité requise, et le respect des impératifs d’ordre déontologique ». Car cette formulation est de nature à faire naître une incertitude : doit-on comprendre qu’en l’espèce, seule l’adjonction d’un second professionnel est de nature à garantir l’indépendance, alors même que la cour suggère dans le même temps que rien ne permet de suspecter le premier professionnel d’un manque d’indépendance ? Ou doit-on comprendre que c’est le texte qui prévoit le co-mandat (en l’espèce le seuil prévu aux articles L. 621-4-1 et R. 621-11-1 du Code de commerce était atteint) qui est de nature à garantir l’indépendance dans les dossiers importants ?

19Sans doute eut-il été préférable que la cour, si elle souhaitait asseoir fermement sa décision, affirme sans détour qu’elle ne voyait en l’espèce aucune forme de dépendance tout en précisant clairement que l’indépendance doit s’apprécier à l’aune des intérêts du mandat et/ou des intérêts en présence devant la juridiction.

Arrêt commenté :
CA Lyon, 3e chambre A, arrêt du 14 novembre 2019, n° RG 19/07075



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Jérôme Allais, «Compétence des tribunaux de commerce spécialisés et désignation des organes de la procédure», BACALy [En ligne], n°14, Publié le : 01/01/2020,URL : http://publications-prairial.fr/bacaly/index.php?id=2399.

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