Les consultations douleur : dispositifs articulatoires

DOI : 10.35562/canalpsy.1388

p. 15-17

Texte

Cette réflexion est issue de ma pratique de psychologue en consultation douleur. Je propose d’entendre les consultations douleur comme une articulation, un dispositif à géométrie variable, entre problématique de santé nationale et voix du sujet.

« Et vous, comment vous feriez docteur ? » Cette phrase qu’une patiente m’adresse lors d’une consultation douleur vient mettre en écho sa problématique et les contraintes vécues par les professionnels des consultations douleurs. Une homologie qui doit être prise en compte pour accompagner les patients douloureux chroniques.

Mme C. m’est adressée par le médecin algologue de la « consultation douleur » au sujet de migraines persistantes suite à l’opération d’un méningiome et d’une histoire de vie compliquée. Mme C. se présente à moi pour la première fois soignée et souriante. Un sourire qui semble figé et laisse l’impression que quelque chose est décalé. À peine assise face à moi, c’est d’un ton neutre et avec le sourire qu’elle dit :

« vous savez, je sais pas ce que vous pouvez faire pour moi, je viens pour mes douleurs de la tête, et ça, ça vient de la plaque »
- Une plaque ?
- Oui j’ai été opérée, dit-elle en mettant sa main sur son front. Il m’a mis une plaque pour boucher le trou. Et depuis je sais pas, j’ai mal. Avant j’étais pas comme ça, mais là je sais pas et puis je dis des bêtises, c’est gênant, hein docteur ? Ça ne se fait pas, mais ça sort comme ça ».

Elle a été opérée d’un méningiome olfactif frontal cinq ans auparavant. Ce méningiome avait été découvert lors d’un bilan qu’elle faisait pour des céphalées récurrentes. Au cours de cette opération, une ouverture est réalisée dans le crâne pour extraire la tumeur. Puis le morceau d’os est remis. Cette patiente a ensuite rencontré des complications nécessitant des soins assez douloureux. Depuis cette opération, elle n’a plus ni goût, ni odorat, et se plaint de troubles de la mémoire, de manque du mot et de mot mis pour un autre. Ces troubles se sont accentués depuis une année et elle a toujours des céphalées qui interrogent le neurologue sur un éventuel kyste ou une autre tumeur…

La patiente de son côté à peur que la plaque lui « descende sur l’œil ».

Mme C. vit seule avec sa fille adolescente. Elle ne conduit plus, s’est séparée de son mari. Elle a quitté son travail, car elle ne supportait plus les pressions intenables de son employeur.

Elle s’occupe de sa mère atteinte d’une récidive de lymphome. Mme C. dit de sa mère qu’elle l’envahit et qu’elle l’énerve, mais elle se sent incapable de lui dire non. Elle décrit leur relation comme « fusionnelle ».

« Les pressions », c’est ce qui l’inquiète le plus. Elle parle de ce qui pousse, de ce qui risque de sortir, de tout ce qu’elle contrôle et qu’elle cherche à contrôler pour tenir. Elle cherche à contrôler les mots qui sortent de sa bouche. Elle se sent honteuse comme une petite fille lorsqu’elle s’aperçoit qu’elle a dit des choses qu’elle ne voulait pas.

Elle « s’accroche », dit-elle, car elle en a eu des idées : « Vous savez docteur avec tous ces médicaments des fois c’est facile, on en prend un peu plus et hop. Mais il y a ma fille et ma mère. Comment vous feriez-vous ? Je peux pas les laisser comme ça. Mais c’est pas une vie, on peut pas prendre des cachets tout le temps. »

Ces maux de tête sont permanents, ils augmentent en position allongée. Pas de repos pour cette femme que je vis comme sous contrainte permanente, enserrée entre le dedans et le dehors en butée contre une plaque qui empêche que ça sorte, quelque chose de rigide qui risque un jour de lâcher. Le risque pour cette patiente est un mouvement impulsif, comme un gros mot, une effraction de l’intérieur, quelque chose qui lâcherait et l’effondrerait de l’intérieur.

Elle a bien rencontré un psychiatre, il y a quelques années lorsque les pressions de l’employeur étaient trop fortes. Elle avait un bon lien avec lui, mais pour l’instant elle ne souhaite pas le recontacter et puis, ajoute-t-elle, « je suis pas folle ».

Mme C. a besoin d’être accompagnée et pendant longtemps. Un accompagnement qui doit avoir lieu à différents niveaux : somatique, social et psychique. Un accompagnement qui laisse augurer de difficiles moments de vie à venir.

Sur le plan médical, il faut rouvrir pour effectuer un prélèvement de cette tumeur et examiner sa dangerosité.

Du côté psychologique nous pourrions travailler sur les questions d’attachement à l’objet maternel, sur ce qui pousse, ce qui vient se dire au travers de ce symptôme, ce « ça sort » ou « ça risque de sortir ». Ce qui viendrait dire et tenter de la séparer de sa mère. Elle propose un matériel très riche en lapsus, elle parle facilement même si elle présente une associativité plutôt par contiguïté de mots que par élaborations associatives.

Nous pourrions travailler les notions de honte et de perte narcissique, de défaut de pare-excitation, de l’impulsivité, des angoisses de mort et de morcellement…

Nous pourrions travailler sur la repousse axonale dans le cadre de la perte du goût et de l’odorat en considérant les hypothèses sur la plasticité cérébrale. C’est ce qu’elle a fait a minima. À la suite de notre première consultation elle a eu l’idée de construire des petits jeux autour du goût et semble avoir pu ainsi différencier le sucré du salé.

Nous pourrions travailler dans le cadre d’une reconversion pour lui permettre d’envisager la reprise d’un travail qui ne la mettrait pas en difficultés au regard de ses fragilités mnésiques et narcissiques.

Nous pourrions dire qu’il existe un syndrome post-commotionnel associé à l’émergence de processus de fonctionnement limite chez une femme fonctionnant jusque-là plutôt selon un pôle d’organisation névrotique à tendance obsessionnel.

Idéalement, il faudrait aussi proposer à cette patiente une séance hebdomadaire de psychothérapie d’orientation psychanalytique…

Nous pourrions, nous pourrions… mais que peuvent nous apporter la structuration et les contraintes des consultations douleur pour travailler avec de tels patients ? Ce qui nous ramène à la question de Mme C. : « Et vous, comment vous feriez docteur ? ». En quoi la recherche de réflexivité dans le vécu impossible de cette patiente vient, en écho à nos impossibles institutionnels, ouvrir sur la création de dispositifs singuliers de traitements pour les patients douloureux chroniques ?

Il est intéressant de remarquer comment les centres de consultation doivent se créer à la fois en rapport à la diversité des problématiques des patients accueillis et aux recommandations nationales de la Direction Générale de l’Offre de Soins (DGOS)1.

Depuis 1998, la France a été pionnière dans l’amélioration de la prise en charge de la douleur, avec notamment un engagement des pouvoirs publics qui s’est traduit par plusieurs « plans douleur » successifs. Ces plans sont évalués par la Société française de Santé Publique à la demande de la Direction Générale de la Santé, du Ministère délégué à la Santé, du Ministère de l’Emploi et de la Solidarité.

Ces plans allant de 1998 à 2010 constituent le méta-cadre des consultations et centres antidouleur en France. Il est à noter qu’il n’existe plus de plan défini depuis 2010.

De 1998 à 2000, le premier plan concernait :

  • Le développement de la lutte contre la douleur dans les structures de santé et réseaux de soins.
  • Le développement de la formation et de l’information des professionnels de santé sur l’évaluation et le traitement de la douleur.
  • La prise en compte de la demande du patient et l’information du public.

Un deuxième plan a suivi de 2002 à 2005, poursuivant les objectifs du premier en visant notamment l’amélioration de la prise en charge de la douleur chronique rebelle et de la souffrance en fin de vie.

Le troisième plan de 2006 à 2010 était centré sur l’amélioration de la prise en charge des douleurs des populations les plus vulnérables (les enfants, les adolescents, les personnes polyhandicapées, les personnes âgées et en fin de vie). Il visait également à l’amélioration de la formation des professionnels de santé pour mieux prendre en compte la douleur des patients, avec une ouverture large sur les modalités de traitement médicamenteux et l’utilisation des méthodes non-pharmacologiques tout en cherchant à structurer la filière de soins de la douleur, en particulier pour la prise en charge des douleurs chroniques rebelles.

Le quatrième plan est en attente depuis 2013, il devrait distinguer les douleurs aiguës, les douleurs chroniques et les douleurs liées aux soins.

Pour fonctionner, les consultations et centres antidouleurs doivent s’inscrire dans ces plans. Elles doivent également répondre aux principes de prise en charge de la douleur chronique définis par la Direction Générale de l’Offre de Soins (DGOS) (dans une annexe de la circulaire du 19 mai 2011). Cette dernière énonce que la prise en charge des patients douloureux chroniques implique :

  • d’élaborer un diagnostic
  • une évaluation bio-psycho-sociale
  • un traitement

La tâche primaire des consultations douleur est donc d’appréhender la douleur chronique selon un modèle bio-psycho-social, avec une prise en charge reposant d’abord sur une démarche évaluative, puis sur un traitement, souvent multimodal, dont l’objectif est réadaptatif. Ces démarches s’appuient sur une définition consensuelle et internationale de la douleur proposée par l’International Association for the Study of Pain2 qui s’énonce ainsi : « La douleur est une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable, liée à une lésion tissulaire existante ou potentielle, ou décrite en termes évoquant une telle lésion ».

L’organisation pluriprofessionnelle des consultations douleur repose sur un trinôme composé d’un médecin, d’un infirmier et d’un psychologue associé à un secrétariat jouant un rôle primordial dans l’accueil et le suivi des patients douloureux chroniques.

Ce trinôme travaille à évaluer au mieux chaque patient douloureux chronique selon le modèle bio-psycho-social et lui proposer un traitement personnalisé faisant appel autant aux approches pharmacologiques qu’aux approches non-pharmacologiques. En ce sens cette équipe est amenée à faire appel à d’autres professionnels susceptibles d’apporter une vision plus large et de nouvelles perspectives de soins pour le patient.

Enfin ce trinôme doit être en contact étroit avec le médecin traitant et les médecins spécialisés selon les pathologies associées à la douleur (rhumatologue, neurologue, psychiatre ou interniste). Il est également à noter que la dimension du traitement inclut de fait une notion de temporalité qui, elle, ne fait pas l’objet de recommandations.

Alors, comment rencontrer et entendre la singularité de la souffrance de Mme C au milieu de tous ses plans, cadres et recommandations ?

Si la notion de douleur est transversale, transdisciplinaire et transnosographique les consultations douleur offrent un point de cristallisation. Le patient y dépose ses symptômes dans l’espoir de guérison. L’approche pluri-professionnelle diffracte le transfert et offre des possibilités de liaison ou de reliaison moins stigmatisantes pour le patient.

Un point tout de même reste à penser et se révèle au travers de la notion de temporalité. Mme C. ne nous dit pas quand un passage à l’acte peut arriver. Ce qu’elle fait vivre c’est un sentiment d’insécurité, d’instabilité, de grande fragilité.

Cette patiente mobilise sur la notion de cadre au travers de sa question : « Et vous, comment vous feriez docteur ? »

Nous sommes donc comme elle, coincés ! Ça coince… Entre le temps que le psychologue peut lui proposer et le temps que sa pathologie demande pour être traitée ou accompagnée. Le problème n’est pas uniquement d’adresser cette patiente à un(e) collègue installé(e) en ville qui aurait davantage de disponibilités. Il est nécessaire de penser ce qu’elle vient déposer au sein de la consultation, dans le dispositif pluriprofessionnel. Nous savons que le transfert précède la rencontre, que les patients investissent le thérapeute et l’ensemble de l’équipe de soins avant même de les avoir rencontrés. Autrement dit le lien se crée avant même que le patient soit en face de nous.

Il y a donc un effet paradoxal entre la demande du patient et ses attentes de guérison et la temporalité que peut proposer la structure en rapport avec les directives nationales. Ça coince donc entre la réalité des capacités d’accueil des structures et la réalité psychique des patients. Mme C. en est l’exemple vivant.

La solution n’est sans doute pas de chercher à trouver de la place à tout prix pour accueillir tous les patients, mais bien de penser le paradoxe pour penser le lien avec le patient douloureux. Il ne s’agit pas non plus d’adresser cette patiente à un collègue extérieur sans jamais la revoir.

C’est en partant de nos contraintes que nous pourrons accompagner les patients. Ainsi pour Mme C., c’est en partageant sur les contraintes qui s’imposent à nous mutuellement que nous avons pu entrevoir une perspective de soin. « Et vous, qu’est-ce que vous feriez ? »

Pour cette patiente comme pour les soignants, la question est de pouvoir transformer la plaque en filtre, voire en filet. C’est ce dernier mot qui au cours des associations a transformé le vécu d’impasse en dispositif de travail. Avec elle la question n’est pas tellement de savoir comment stopper ses migraines que de lui permettre de se sentir accompagnée dans sa souffrance et de garder une écoute, un œil, sur son impulsivité et sur sa subjectivité.

Le dispositif douleur doit être pensé comme un dispositif à géométrie variable construit avec et autour du patient. Une géométrie variable dans une temporalité impossible. Pour aller au-delà de cette impasse il nous faut penser la structure hors les murs et le lien avec les collègues comme un maillage permettant au patient de travailler sur divers plans et dans diverses temporalités. C’est là que peuvent se créer des espaces de jeu dans lesquels quelque chose peut se remettre en jeu pour le patient. La question posée par Mme C trouverait donc dans le psychisme du thérapeute un écho disant : Ce que je ferais c’est de travailler le lien avec vous et un autre que moi qui sera là aussi, mais différemment de moi. Autrement dit, travailler avec Mme C c’est travailler avec la place que je fais en moi pour le travail d’un autre. C’est donc supporter la perte d’une position toute puissante poussant vers un « guérir à tout prix » pour rencontrer la part dépressive et mortifère du patient.

Notre travail de psychologue et de soignants dans ces consultations n’est donc pas de proposer l’impossible, mais de travailler avec nos impossibles pour accompagner les patients et découvrir avec eux des possibles encore impensés.

1 http://www.sfetd-douleur.org/.

2 IASP : http://www.iasp-pain.org/.

Notes

1 http://www.sfetd-douleur.org/.

2 IASP : http://www.iasp-pain.org/.

Citer cet article

Référence papier

Raphaël Minjard, « Les consultations douleur : dispositifs articulatoires », Canal Psy, 111 | 2015, 15-17.

Référence électronique

Raphaël Minjard, « Les consultations douleur : dispositifs articulatoires », Canal Psy [En ligne], 111 | 2015, mis en ligne le 08 décembre 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1388

Auteur

Raphaël Minjard

Psychologue clinicien, PhD, maître de conférences en psychopathologie et psychologie clinique, Université Lumière Lyon 2, Centre de Recherches en Psychopathologie et Psychologie Clinique (CRPPC) ; vice-président de la Société Lyonnaise d’Étude de la Douleur (SLED) ; correspondant Régional Rhône Alpes Psychologue pour la Société Française d’Étude de la Douleur (SFETD)

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