Une notion peu exploitée en psychologie sociale : l’oubli collectif

DOI : 10.35562/canalpsy.1528

p. 5-9

Plan

Texte

Vaste champ de recherche pluridisciplinaire, la mémoire sociale occupe, depuis presque une trentaine d’années, différents domaines d’études, comme l’histoire, la philosophie, l’ethnologie ou encore la sociologie (Nora, 1984-1993 ; Ricœur, 2000 ; Rousso, 1987 ; Baussant & Peter, 2007, Gensburger, 2010). Du côté du social, du politique ou du médiatique, elle est aussi source d’enjeux et la question du « devoir de mémoire et du droit à l’oubli » (Ferenczi, 2002) ne cesse d’interroger les identités des groupes en présence dans l’espace social. En psychologie, la thématique de la mémoire n’est pas nouvelle, si l’on se réfère aux travaux de recherche issus de la psychanalyse ou de la psychologie cognitive : la question des souvenirs involontaires ou volontaires, le domaine de l’émotion lié à la sensation et à la perception occupent de longue date les réflexions de nombreux chercheurs. En psychologie sociale, la prise en compte et l’intérêt pour ce champ de recherche restent encore relativement récents bien que les travaux pionniers datent du début du siècle dernier. Depuis une vingtaine d’années, un fort regain d’attention est porté sur cette thématique, faisant écho à des thèmes de recherche déjà existants dans notre discipline (représentations sociales, identités, émotions). L’ensemble des outils conceptuels et techniques permettant maintenant de cerner ce que l’on appelle communément « la mémoire collective » est donc vaste, tellement vaste qu’il est souvent difficile d’en donner une définition consensuelle.

Qu’entend-on par mémoire collective/sociale ?

Dans un premier temps, nous pouvons dégager en psychologie sociale deux perspectives, deux courants épistémologiques : celui qui fait de la mémoire une connaissance du passé et celui qui ramène la connaissance à une mémoire, dans le cadre de l’approche de la cognition, comme traitement de l’information. C’est alors aux processus et aux formes d’organisation de la mémoire et de la connaissance, tel qu’ils se développent au niveau individuel et intra-mental, que l’on s’intéresse, indépendamment de leurs dimensions sociale et temporelle. Mais la dimension sociale peut être aussi entendue d’une autre manière et en étroite relation avec la dimension temporelle. On parlera alors de mémoire sociale et/ou collective s’intéressant aussi bien à la manière dont les facteurs sociaux interviennent dans l’élaboration et le fonctionnement de la mémoire et de la connaissance qui lui est liée, qu’à ses contenus toujours localisés dans le passé.

Ces différents courants ont été l’objet de regain d’attention en psychologie sociale, sous l’effet du développement du cognitivisme, du constructionnisme social et de la stimulation offerte par les contributions des sciences sociales (histoire orale, lieux de mémoire, retours du passé dans des conflits ethniques). De ce fait, l’étude de la mémoire apparaît à la fois comme un champ d’exploration empirique nouveau et un espace de débat épistémologique. Cependant, force est de constater qu’il n’existe pas de véritable définition consensuelle à ce sujet (Haas et Jodelet, 1999/2007 ; 2000). Aussi, on peut, en effet, tout aussi bien considérer que la mémoire est définie comme sociale ou collective :

  • parce qu’elle est partagée par une collectivité de personnes ;
  • parce qu’elle se constitue à travers la communication ;
  • parce qu’elle est le symbole des expressions et des modes d’organisation de la société ;
  • parce que les gens ont vécu chronologiquement un même événement ;
  • ou parce que leurs ascendants ont vécu un même événement.

Cependant, Maurice Halbwachs, pionnier dans ce domaine de recherche (1925, 1941, 1950), effectue dans ses différents écrits une distinction pour le moins éclairante entre la mémoire sociale et la mémoire collective. Namer (2000), l’un des spécialistes des travaux d’ Halbwachs, explique que la mémoire sociale est à appréhender chez l’auteur en tant que mémoire du « tout » de la société et que la mémoire collective renvoie, elle, à une société particulière, celle du groupe. Ainsi, peut-on définir la mémoire de la société et la mémoire dans la société pour distinguer la mémoire collective de la mémoire sociale.

D’un côté, la mémoire collective renvoie à deux dimensions : l’une, se référant à la mémoire produite par l’échange social ; l’autre, propre à un groupe social, ethnique, etc., se rapprochant en cela de la mémoire culturelle.

D’un autre côté, la mémoire sociale renverrait, elle, à l’influence des cadres sociaux et aux courants de pensée sur la structuration de phénomènes mémoriels.

Ces éléments nous aident à appréhender des distinctions fines entre des notions qui sont actuellement utilisées dans des sens très divers. Nos recherches se situant du côté de la perspective halbwachsienne de la mémoire, cette théorisation est souvent associée, en lien avec les réflexions de cet auteur, à une prise en compte des fonctions identitaires de la mémoire.

Depuis notre arrivée à Lyon 2 en 2005, plusieurs travaux de recherches nous ont permis d’ancrer plus avant cette théorisation dans le champ d’études de la pensée sociale. En 2007, a été créé le Master 2 Recherche « Représentations et transmissions sociales » dont nous avons l’actuelle responsabilité. Il est adossé au laboratoire GRePS (Groupe de recherche en psychologie sociale) et a vu sortir plusieurs masterant-e-s ayant pour la plupart poursuivi-es en thèse1. Nombreux de leurs travaux ont aussi pris en compte et étudiés la place des représentations sociales en lien avec la thématique mémorielle depuis presque une dizaine d’années dans cette formation. Nous avons par ailleurs développé ces questions tout au long de notre parcours (plusieurs articles, chapitres d’ouvrage et travaux de recherche sont accessibles sur le site du laboratoire http://greps.univ-lyon2.fr/) et plus récemment dans notre habilitation à diriger des recherches : « Traces, silences, secrets. Une approche psychosociale de la mémoire et de l’oubli collectif » (Haas, 2012) et dans un chapitre à deux voix (Jodelet et Haas, 2014).

Ayant été invitée à coordonner ce numéro pour la revue Canal Psy, nos choix d’articles se sont portés vers des chercheur-e-s issu-e-s de spécialités ou disciplines voisines de manière à ouvrir des perspectives d’échanges sur cette thématique2. Au-delà de la spécialisation de chacun des auteurs, ces travaux ont tous en commun de s’intéresser plus spécifiquement aux imbrications de la mémoire et de l’oubli, que cela soit au niveau individuel ou collectif. La mémoire est en effet une notion dont Marie-Claire Lavabre écrivait en 2000 : « qu’elle (la mémoire) émerge dans l’ambiguïté au tournant des années soixante-dix et qu’elle est aujourd’hui usée d’avoir trop servi » (p.51).

Les difficultés de définition évoquées précédemment en témoignent. Aussi, notre choix s’est porté ici sur le regard qu’une neurologue, une historienne et un essayiste (spécialiste de l’imaginaire populaire) portaient sur cette notion d’oubli au regard de celle de la mémoire beaucoup plus souvent travaillée. Cependant, il va sans dire que mémoire et oubli sont intrinsèquement liés et que l’on ne peut aborder l’un sans voir aussitôt apparaître l’autre. L’oubli n’est pas le contraire de la mémoire, il est sa face cachée. L’oubli n’est pas un vide, un creux, le négatif de la mémoire. Il est, pourrait-on dire, nécessaire à la mémoire, il en est partie prenante, il est son obvers (Jodelet, 1992). Pour aborder cette question de l’oubli du côté de la psychologie sociale et du sens commun en particulier, nous avons cheminé à travers la littérature et les recherches en psychologie pour saisir quelles sont les différentes formes prises par l’oubli du côté du collectif.

La part d’ombre de l’oubli dans les sciences sociales

Dans la littérature des sciences sociales, il n’existe pas, à notre connaissance, d’ouvrages traitant à eux seuls de l’oubli, notamment dans ses dimensions culturelles et collectives. Ricœur en fait lui-même le triste constat (2002) consacrant, de son côté, une partie de son ouvrage La mémoire, l’histoire, l’oubli (2000) à cette dernière notion. Il en détaille le sens et propose une lecture sous la forme d’un double mouvement : son niveau de profondeur et sa manifestation. Un seul volume issu d’un travail littéraire admirable permet d’y voir plus clair : celui de Harald Weinrich (1997, 1999 pour la traduction française) intitulé : Léthé. Weinrich y décrit, dans les détails, ce qu’il appelle l’art de l’oubli, un peu à la manière de ce que proposait France Yates sur l’art de la mémoire (1966,1975). Il y fait un travail critique sur les rapports à l’oubli qu’entretiennent les sociétés occidentales (notamment européennes) depuis l’Antiquité en se basant sur des œuvres littéraires et des travaux scientifiques fouillés.

Si nous tentons d’entrevoir les images de l’oubli transmises à travers le sens commun nous pouvons avancer l’idée que cette autre face de la mémoire possède une représentation plutôt négative. Y aurait-il dès lors une bonne mémoire et un mauvais oubli ? Posons à travers cet article quelques pierres à l’édifice de ce qu’est l’oubli dans sa représentation collective.

Des représentations négatives de l’oubli dans le sens commun ?

Dans sa représentation « physique », « matérielle », l’oubli est souvent posé (à la différence de la mémoire, qui fait figure de grenier, de réservoir, d’édifice, d’entrepôt) comme en deçà, en dessous, dans un gouffre, un sous-sol, un puits, un trou (rappelant ici l’image du trou de mémoire) avec l’idée de quelque chose qui tombe « dans » l’oubli, ou que l’on jette. L’expression « jeter aux oubliettes » prend évidemment tout son sens, au propre comme au figuré. Des étudiants, que nous avons récemment interrogés sur ce qu’évoquait pour eux le mot « oubli », nous livraient les termes suivants : la mémoire, le trou de mémoire, le vide, la perte, le néant, le traumatisme, la pathologie, l’étourderie, la caverne, les oubliettes… Il est assez intéressant de voir à travers le nuage lexical proposé ci-dessous (figure 1) que les représentations de ce terme rejoignent les différences de profondeur de l’oubli comme les décrivait Ricœur (2000) ; à savoir un oubli superficiel : « tête de linotte », « étourderie » et un effacement pour toujours de la trace comme en témoignent les termes « vide » ou « perdue » par exemple.

Figure 1 : Nuage lexical de l’oubli dans le sens commun.

Figure 1 : Nuage lexical de l’oubli dans le sens commun.

On se souvient aussi de l’ouvrage 1984 de Georges Orwell (1948), où le protagoniste du livre, Winston, qui travaille au commissariat des archives, est chargé de supprimer toute trace écrite des souvenirs de la société, permettant ainsi une réécriture permanente de son histoire. Par l’intermédiaire d’un orifice, il « jette » ainsi les traces, les souvenirs du groupe afin d’en réécrire certaines parties. Image on ne peut plus symptomatique et effrayante d’un état totalitaire. Sous l’angle de la littérature et envisagé à l’extrême, la négation de la mémoire, sous le spectre de l’oubli, devient un processus fascinant et renvoie à des enjeux identitaires forcément inquiétants. Qui n’a pas lu aussi la magnifique nouvelle de Borgès (1944), Funes el memorioso, où le protagoniste, doté d’une mémoire infinie, finira par en mourir ? Aussi, pourrait-on écrire « qu’il est tout aussi difficile de vivre sans oublier, mais qu’il est tout aussi impossible de vivre sans mémoire » (Le Rider, 1999, p.208).

Weinrich (1997, 1999) cite le texte de Böll (1957) Le jeteur qui décrit un homme chargé de retirer, tôt le matin, avant l’arrivée des employés, les informations jugées « superflues » d’une grande compagnie d’assurances de Cologne. Cette parabole du jeteur préfigure parfaitement notre monde actuel, les difficultés du traitement de l’information, de sa sélection et de notre (in)-capacité à pouvoir les trier… Par ailleurs, des travaux scientifiques actuels font aussi état du lourd travail des archivistes concernant la sélection, le choix, les décisions à prendre de ce qu’il restera pour l’avenir de nos communautés (Paulhan, 2002 ; Rodes, 2002 ; Wieviorka, 2002).

Dans sa représentation imagée, il y a aussi une couleur qui renvoie à l’oubli. Le gris associé à celle des cendres, de la poussière, voire du sable soulevé par le vent. L’oubli étant souvent associé à des régions abandonnées ou désertiques. Robin intitule l’un de ses chapitres liés à la destruction des traces urbaines « la couleur de l’oubli » (2003, p. 78), et Enki Bilal (2011) dessinateur bien connu de bandes dessinées, parle de l’utilisation constante du gris dans son travail d’artiste, comme d’une couleur travaillée pour rendre compte de l’oubli, de l’indicible, expliquant même qu’il la mélange avec de la véritable cendre de cigarette ou de cigare, faisant ainsi varier ses nuances pour plus de vérité… L’idée d’écraser et de réduire en poussière ramène à l’aspect inéluctable de l’oubli. Les cendres étant synonymes d’oubli, de destruction, elles sont aussi le symbole des morts. On pense bien sûr, à ce propos, aux hommes et femmes réduits en cendre dans les camps d’extermination, aux génocides, à la destruction humaine, à l’anéantissement de la trace. L’oubli est parfois représenté par un ciel nuageux, de la brume, voire le sommeil, la nuit comme ces temps voilés, de demi-consciences, sombres, obscures. Ne dit-on pas parfois, qu’il faut « dormir pour oublier » ou que l’insomnie est synonyme d’« impossibilité à oublier » ? Mais l’image la plus puissante, la métaphore la plus forte vient du grec, car l’oubli, Léthé, au-delà d’être une divinité féminine, issue de la famille de la nuit3, est avant tout le nom du fleuve des enfers, qui dispense l’oubli aux âmes des défunts. L’oubli se confond alors avec l’élément liquide, l’eau. On pourrait y ajouter, à travers ce calme et cette fluidité, un côté relativement rassurant. L’oubli serait-il aussi nécessaire, bénéfique ?

La vertu de l’oubli

D’autres passages par la littérature nous amènent alors à souligner les bienfaits de l’oubli. Ainsi, faisons référence à l’histoire des Lotophages dans l’Odyssée d’Homère (chant IX). Le fruit offert aux hommes d’équipage d’Ulysse, outre son agréable saveur, possède la vertu de procurer l’oubli. C’est pourquoi les éclaireurs d’Ulysse, après en avoir mangé, ont oublié le but de leur voyage, le retour à Ithaque, ainsi que leur mission d’exploration de l’île… Dans le chant X de l’Odyssée, Ulysse est à nouveau confronté à la tentation de l’oubli avec la belle Circé. Cette dernière fait boire aux voyageurs une drogue de l’oubli (un mélange de vin, de farine et de miel) qui « efface le souvenir de la patrie » et amène Ulysse à succomber au sortilège de l’amour et à en oublier Pénélope…

Ainsi, ces deux facettes de l’oubli se retrouvent dans le sens commun. La première est représentée par la négation de la mémoire, le non-retour, l’effacement pour toujours de la trace, que l’on apparenterait à une forme d’amnésie, sorte « d’oubli poison » si nous reprenons l’image du pharmacon de Platon. La seconde, une forme d’oubli « remède », serait celle qui soulage les peines, qui permet d’effacer son chagrin, ses soucis, les traces d’une histoire difficile. Un oubli qui aiderait à aller mieux, un oubli nécessaire, qui oblitérerait une partie de l’histoire, une partie des souvenirs des hommes pour qu’ils puissent continuer à vivre. L’oubli remède serait alors l’oubli tourné vers la vie. L’oubli contiendrait donc en lui une force maléfique et un remède à tous les maux, il aurait une action à la fois bienfaisante et malfaisante. Qu’en est-il de l’oubli à l’échelle collective ? Existerait-il aussi un bon et un mauvais oubli pour le groupe ? Peut-on parler d’un oubli salvateur, d’un oubli qui pourrait être aussi nécessaire pour le groupe ?

L’oubli à l’échelle institutionnelle et collective

Dans l’histoire des peuples, on connaît des formes imposées d’oubli, totalitaires (Todorov, 2010), d’autres, plus silencieuses ne sont pas pour autant moins subversives et restent garanties par les institutions. Elles émanent souvent de l’histoire officielle. L’ouvrage pionnier en la matière, il y a plus de trente ans, concernant la réécriture de l’histoire dans les manuels scolaires de Ferro (1981), était pour cela exemplaire.

La question de l’oubli institutionnel a été principalement envisagée par les sociologues et les historiens. Merton (1993) fut l’un des premiers à en étudier ses enjeux dans le champ scientifique. Mais, les monuments, les noms de rue, les plaques apposées par les collectivités, les mémoriaux ou les musées, les films, mais aussi les commémorations que : « les institutions s’efforcent de contrôler, tellement l’enjeu en est essentiel » participent aussi, en tant que « foyers épars », à la constitution d’une certaine conscience historique (Ferro, 1985, p. 79). À ce niveau, la mémoire devient particulièrement sélective et l’oubli est ainsi convoqué. La question de l’oubli institutionnel et des formes que peut prendre la reconstruction n’est pas uniquement attachée à une sélection quasi mécanique de la mémoire (voir aussi Connerton, 1989, 2009).

Reprenant les travaux et réflexions de Hobsbawm et Ranger (1986) consacrés aux Inventions de la tradition, nous pourrions écrire qu’il existe d’autres (en)-jeux à l’invention d’une histoire collective, consistant à structurer certaines parties de la vie sociale et à inculquer (imposer ?) aux individus certaines valeurs et normes de comportements sociaux ou culturels qui seront ensuite souvent appropriées par le groupe. Hobsbawm (1995), par le truchement de références historiques et d’observations détaillées de la société anglaise notamment, souligne que ces inventions viennent souvent symboliser ou raviver la cohésion sociale, l’appartenance à des groupes, établir ou légitimer des institutions, des statuts ou des autorités ou encore inculquer des systèmes de croyances ou des modes de conduite (p.183). Ces réflexions ne sont pas sans rappeler le travail de thèse de Nikos Kalampalikis (2007) en psychologie sociale qui, filant la métaphore d’Alexandre le Grand en Grèce, a pu mettre en évidence combien la mémoire des jeunes Grecs d’aujourd’hui renvoyait peu au véritable ancrage de ce personnage dans leur histoire. En revanche, celui-ci demeurait l’objet d’enjeux forts, parce qu’il exacerbait le sentiment d’appartenance nationale dans le conflit qui oppose Grecs et Macédoniens.

Des formes actives de l’oubli collectif peuvent avoir des fonctions allégeantes pour le groupe. À Vichy, la reconstruction d’une nouvelle histoire par et pour le groupe renvoyait à une nécessité d’alléger un passé trop lourd (à ce propos, voir Haas 2002a, 2002b, 2004, 2008, 2012a, 2012b). D’autres formes d’allégement sont représentées par des aspects de politisation de la mémoire, ou de législation de la mémoire. On pense par exemple à l’amnistie, celle qui fait dire à Ricœur « qu’une société ne peut pas être en colère contre une partie d’elle-même indéfiniment », ou encore à la prescription, au pardon collectif sorte d’usage éthique de l’oubli, où celui-ci « remplit une fonction allégeante et décharge la société du poids du passé » (Ricœur, 1999, p. 94). L’oubli peut donc avoir une fonction positive, et ressembler à ce que nous pourrions nommer un oubli « remède » avec pour objectif l’unité sociale ou la réconciliation. Ces différentes formes et fonctions de l’oubli sont rassemblées dans la figure 2, proposée ci-dessous.

Figure 2 : Les formes actives et les fonctions de l’oubli collectif (Haas, 2012b).

Figure 2 : Les formes actives et les fonctions de l’oubli collectif (Haas, 2012b).

Les trois articles qui suivent posent aussi la question de la place et du rôle de l’oubli, tant à l’échelle individuelle que collective.

La lecture que nous pouvons faire de ces articles serait de dire que finalement « rien ne s’oublie » (en dehors de processus pathologiques), mais que des traces restent en creux, ténues, discrètes pouvant être ravivées tant du côté de l’individu que du groupe. Elles sont bien là et le souvenir est donc la résultante des imbrications de la mémoire et de l’oubli au présent, principe même de la réminiscence : « J’appellerais mémoire ce qui demeure essentiellement ininterrompu, continu. L’anamnesis désignera la réminiscence de ce qui a été oublié » (Yerushalmi, 1988, p.10).

1 Élodie Levasseur, a soutenu en 2014 une thèse intitulée : « Les objets du quotidien : une négociation mémorielle. Approche psychosociale de l’

2 Virginie Hollard, Catherine Thomas-Antérion et Valérie Haas avaient déjà eu l’occasion de travailler ensemble sur la thématique de l’oubli dans des

3 Avec pour mère la discorde, part d’ombre de son ascendance.

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Notes

1 Élodie Levasseur, a soutenu en 2014 une thèse intitulée : « Les objets du quotidien : une négociation mémorielle. Approche psychosociale de l’articulation des traces mémorielles et matérielles dans la transmission de l’expérience d’une inondation. ». En juin 2015, Amélie Demoures ATER soutient aussi sous notre direction une thèse : « Lieux de rumeurs, lieux de co-mémorations. Vers la reconstruction d’un passé. Le cas d’AZF ». Enfin, Blandine Cerisier finalise un travail de doctorat sur la question des odeurs en groupe et de leur mémoire collective dans le cadre d’une co-direction avec Nikos Kalampalikis (Professeur de psychologie sociale, Lyon 2).

2 Virginie Hollard, Catherine Thomas-Antérion et Valérie Haas avaient déjà eu l’occasion de travailler ensemble sur la thématique de l’oubli dans des interventions proposées dans le cadre des Amphis de Lyon 2 à la Bibliothèque de la Part-Dieu en avril 2014.

3 Avec pour mère la discorde, part d’ombre de son ascendance.

Illustrations

Figure 1 : Nuage lexical de l’oubli dans le sens commun.

Figure 1 : Nuage lexical de l’oubli dans le sens commun.

Figure 2 : Les formes actives et les fonctions de l’oubli collectif (Haas, 2012b).

Figure 2 : Les formes actives et les fonctions de l’oubli collectif (Haas, 2012b).

Citer cet article

Référence papier

Valérie Haas, « Une notion peu exploitée en psychologie sociale : l’oubli collectif », Canal Psy, 110 | 2014, 5-9.

Référence électronique

Valérie Haas, « Une notion peu exploitée en psychologie sociale : l’oubli collectif », Canal Psy [En ligne], 110 | 2014, mis en ligne le 08 décembre 2020, consulté le 18 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1528

Auteur

Valérie Haas

Professeure de psychologie sociale, Université Lyon 2, Institut de psychologie, Laboratoire GRePS (EA)

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