« Grand-père n’était pas un nazi ». National-socialisme et Shoah dans la mémoire familiale de Harald Welzer, Sabine Moller et Karoline Tschuggnall

DOI : 10.35562/canalpsy.1535

p. 20-21

Référence(s) :

« Grand-père n’était pas un nazi ». National-socialisme et Shoah dans la mémoire familiale de Harald Welzer, Sabine Moller et Karoline Tschuggnall

Texte

Grand-père n’était pas un nazi est un ouvrage majeur à de multiples égards, tant sur le plan méthodologique, que sur celui du contenu de l’analyse, ou encore de l’engagement citoyen des chercheurs dans leur mise en question de la construction de la mémoire collective et nationale à propos de la vie et des positionnements de personnes en âge d’avoir été adultes durant la Seconde Guerre mondiale dans l’Allemagne nazi. En ce sens, Grand-père n’était pas un nazi est un livre politique qui travaille le décalage, les résonances, les contradictions… entre la mémoire officielle et la mémoire familiale et singulière. Sans doute faudrait-il parler des mémoires familiales et singulières, mais cette recherche est troublante en ce qu’elle fait ressortir, en partant du particulier, de grands mouvements, dont l’affirmation récurrente « grand-père n’était pas nazi » exprime la synthèse. En outre, il fournit des pistes utiles quant à la mémoire d’autres objets, dans d’autres pays, par exemple les guerres coloniales de la France.

Ce livre est le résultat de la recherche « Transmission de la conscience historique » financée par la Fondation Volkswagen (Voiture du peuple), firme créée par le gouvernement du IIIe Reich afin de démocratiser l’accès à l’automobile, ce qui souligne l’implication du financeur quant à l’objet de la recherche et dit combien le « faire histoire » et le « se souvenir » sont à la croisée de multiples enjeux psychiques, sociaux, sociétaux et politiques.

L’équipe qui a organisé et dirigé cette recherche, à laquelle des étudiants ont participé tant pour le recueil de données que pour leur analyse dans un travail collectif en séminaire (cf. plus loin ce qui concerne la place du cinéma dans la mémoire), est composée de chercheurs de différentes disciplines des sciences humaines : Harald Welzer est sociologue et socio-psychologue, Sabine Moller historienne, Karoline Tschuggnall psychologue. De plus chacun témoigne d’une large culture ouverte sur d’autres disciplines. Ainsi sont mobilisées les approches historiques, psychologiques cliniques et cognitives, psychosociologiques, psycholinguistiques, narratologiques…

Cet ouvrage, publié en Allemagne en 2002 et traduit en français en 2013, mobilise une méthodologie des plus intéressantes puisqu’il repose sur le recueil des témoignages de 40 familles et de 182 interviews individuelles. En effet, une des conditions d’intégration à la population de la recherche est que des personnes de trois générations d’une même famille acceptent de participer d’une part à un ou des entretiens familiaux, d’autre part à des entretiens individuels ou de membres d’une même génération. Ceci permit de confronter ce qui est dit dans les différents dispositifs et de faire ressortir comment la génération des enfants et des petits-enfants en vient à ne pas entendre ce que certains grands-parents disent de leur engagement libre ou forcé durant le IIIReich, dans la guerre ou dans les camps de concentration ou d’extermination. Ce dispositif de recherche pose bien entendu, comme toujours, la question de ceux qui acceptent ou refusent d’y participer ; c’est dans les sciences humaines un point nécessairement aveugle en tant que limite. Il pose aussi la question de ce que les participants viennent y chercher et celle du risque pris, risque dont l’analyse montre qu’il est très limité du fait des défenses déployées afin de ne pas entendre ou de banaliser ce que les grands-parents disent, tentent de dire ou expriment de manière allusive, parfois sans doute pour la première fois, alors qu’ils se voient vieillir.

En effet, si la mémoire est bien une affaire de transmission, ce que souligne ce livre, qui s’inscrit dans le développement de la question de la dimension sociale de la mémoire initiée par M. Halbwachs (lui-même mort dans les camps nazis), elle pose une double question, que les entretiens familiaux et individuels permettent de travailler en profondeur et de manière précise en étayage sur les verbatim : qu’est-ce qui est transmis, comment ce qui est transmis est sélectionné, construit d’une part ; comment ceci est-il (ou non) reçu, à quel travail de réception (acceptation, refus, transformation…) donne-t-il lieu ?

Au niveau des contenus, plusieurs éléments forts ressortent, sans épuiser pour autant la richesse des analyses et des interprétations de cette recherche.

Un premier point, qui concerne plusieurs chapitres de l’ouvrage, travaille l’écart entre, d’une part, le savoir des générations des enfants et petits-enfants quant à l’histoire de l’Allemagne au XXe siècle et en particulier autour de la Seconde Guerre mondiale, savoir en grande partie issu de l’école qui y insiste tout particulièrement et, d’autre part, l’histoire familiale qui repose sur un système de croyances, sur la certitude que dans la famille les gens n’étaient pas nazis, quels que soient par ailleurs les indices, les récits, pour ainsi dire les preuves contraires que certains grands-parents présentent. Ceci vient questionner les politiques et les pédagogies mémorielles et montre qu’il ne suffit pas de savoir, encore faut-il s’approprier. Or l’appropriation vient rencontrer les enjeux des histoires, des représentations, des solidarités et des loyautés familiales. Lorsque savoirs scolaires et enjeux familiaux se rencontrent de manière conflictuelle, le clivage et de déni prévalent : « il y a eu des nazis en Allemagne, nous le savons bien, il n’y en a pas eu dans notre famille ».

Dès lors se mettent en place des discours qui ont pour fonction de prouver l’affirmation selon laquelle « grand-père n’était pas un nazi », au risque de l’invraisemblance. Cela va de l’action héroïque de l’ancêtre qui aurait tenu tête et/ou sauvé un juif, à l’affirmation selon laquelle grand-père aurait été embrigadé malgré lui (au risque de la confusion entre la Wehrmacht, l’armée et la SS), mais qu’il aurait résisté « dans sa tête ». Il est certain que l’embrigadement n’a pas toujours été véritablement volontaire compte tenu de la menace de ce régime totalitaire. Il n’en est pas moins vrai que certains parcours, de même que certains thèmes de discours actuels de grands-parents témoignent d’un engagement précoce et très probablement volontaire dans la SS.

Ces discours se mettent en place dans les discussions au sein de la famille d’une part et d’autre part avec l’interviewer lors des entretiens individuels. Ainsi est-il important et révélateur de relever ce qui est retenu ou évité dans le discours des grands-parents, mais aussi la manière dont les enfants et petits-enfants interprètent ou réinterprètent le discours de ceux-ci, en leur présence, afin de les dédouaner de toute responsabilité ou de toute implication dans la SS. De plus les deux générations suivantes « produisent du sens », non seulement en fonction des récits et du savoir historique, mais aussi en fonction de leurs expériences propres récentes.

Dans un chapitre particulièrement stimulant, mais aussi à certains égards assez choquant (car ce livre, par ailleurs savant, mobilise beaucoup les affects du lecteur) quant à ce qu’il fait ressortir, les auteurs soulignent une opération qu’ils nomment « Passe-partout ». Le passe-partout est, pour les auteurs, le procédé d’appropriation de la souffrance des Juifs pendant le Troisième Reich, en un mouvement de renversement. Certes, les Juifs ont souffert, mais les Allemands ont tout autant souffert sous le joug nazi, du fait de la guerre, des bombardements… Ils ont eux aussi été des victimes de la violence nazie.

Un second point concerne la construction des récits de la vie et des actions (ou non-actions) des grands-parents durant la Seconde Guerre mondiale. Si ces récits et leurs interprétations se construisaient dans la conversation au sein de la famille et avec l’interviewer, c’est en appui sur la culture, qu’il s’agisse du cinéma ou de modes d’énonciation. Le travail en séminaire avec des étudiants a permis de repérer dans les récits des familles des scènes de film présentées (en toute bonne foi) comme ayant été vécues par tel grand-parent ou par tel proche. Le film, par son travail de dramatisation, de narration, de mise en scène et de mise en images (qui s’inscrivent dans le psychisme du spectateur du fait du visuel, mais aussi de l’émotionnel) donne un support à la parole qui prend du surcroît (et pour cause) un air de familiarité, un air de déjà-vu. De plus le recours au cinéma renvoie à des contenus culturels validés socialement (le film a été diffusé) et partagés. Ce deuxième point se retrouve aussi dans ce que les auteurs nomment des « topoi » qui relèvent de ce que Hans-Joachim Schröder a appelé des « phrases énonciatrices fixes », c’est-à-dire cette tendance à généraliser et à enfermer dans un imaginaire commun par le biais d’une phrase ou d’un mot, un objet, une personne, un groupe, une situation… Par exemple « c’était une période terrible » (sous-entendu « pour tout le monde, pour notre famille »), « les Russes étaient primitifs », ce qui renvoie aussi à des systèmes de catégorisation du type bons américains/mauvais russes, ou encore « A l’époque, on ne savait rien », ce qui permet de totalement dédouaner les aïeux.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur cet ouvrage, ne serait-ce qu’au sujet de la particularité de la construction de la mémoire de la période du national-socialisme en Allemagne de l’Est et de l’Ouest et de la manière dont ceci est repris depuis la réunification ; nous ne pouvons qu’inviter le lecteur à se plonger dans Grand-père n’était pas nazi.

Si cet ouvrage est riche quant à son objet propre, il l’est aussi par les potentialités qu’il contient dès lors qu’il propose en dernière partie une synthèse de ses découvertes non sur les contenus, mais sur les processus du souvenir, du souvenir du souvenir (qui a raconté quoi, quand…) et de la transmission familiale et sociale de la mémoire avec ses dimensions représentationnelles et émotionnelles.

Bibliographie

Halbachs M., 1925, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Alcan, réédition Albin Michel, 1994.

Halbachs M., 1950, La mémoire collective, Paris, PUF, réédition Albin Michel, 1997.

Welser H., Moller S., Tschuggnall, 2002, « Grand-père n’était pas un nazi » National-socialisme et Shoah dans la mémoire familiale, Paris, Gallimard, 2013.

Citer cet article

Référence papier

Jean-Marc Talpin, « « Grand-père n’était pas un nazi ». National-socialisme et Shoah dans la mémoire familiale de Harald Welzer, Sabine Moller et Karoline Tschuggnall », Canal Psy, 110 | 2014, 20-21.

Référence électronique

Jean-Marc Talpin, « « Grand-père n’était pas un nazi ». National-socialisme et Shoah dans la mémoire familiale de Harald Welzer, Sabine Moller et Karoline Tschuggnall », Canal Psy [En ligne], 110 | 2014, mis en ligne le 08 décembre 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1535

Auteur

Jean-Marc Talpin

Professeur de psychopathologie et de psychologie clinique, Université Lyon 2, psychologue clinicien

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