De l’âge de verre à l’âge du plastique numérique…

Effet de la mutation de la matérialité de l’environnement sur la construction psychique

DOI : 10.35562/canalpsy.1558

p. 5-9

Plan

Texte

Les objets numériques, leurs liens avec ce que nous appelons l’« humain », leurs utilisations et ce que nous y transférons, sont au centre de mon intérêt depuis de nombreuses années. Les enjeux liés à l’émergence puis à l’évolution rapide des objets à écran orientent mes observations des usages quotidiens du numérique, ma pratique clinique de psychologue ainsi que mon travail de doctorat sur l’utilisation du Jeu vidéo au sein de cadre­dispositif thérapeutique à médiation numérique.

Ce travail d’exploration des pratiques contemporaines autour du numérique implique plusieurs expériences qui m’ont permis de débuter la construction d’une vue d’ensemble de ces phénomènes. Cette représentation globale repose tout d’abord sur mon expérience clinique d’environ cinq ans issue de ma pratique de groupes à médiation numérique Jeu vidéo au sein d’institutions variées (CMP, intra, intersectorielle) et auprès de populations différentes (adultes, enfants, adolescents).

Cette pratique clinique qui suppose l’immersion dans le Jeu vidéo au sein de cadres thérapeutiques médiatisés en côte à côte s’est associée à une pratique libérale de consultation autour de demandes liées à la pratique problématique du Jeu vidéo des adolescents.

À ceci s’ajoute une pratique de formateur au sein d’institut de formation initiale ou continue auprès de jeunes adultes ou de professionnels de terrain « confirmés » du secteur médico-social ou éducatif.

Enfin, je bénéficie d’une expérience d’intervenant auprès de l’école des parents et des éducateurs, ce qui me permet de rencontrer les adultes aux prises avec des questionnements concernant la parentalité à « l’ère numérique ».

L’écoute de l’ensemble de ces discours épars a rendu possible l’assemblage d’un Jeu de Lego aboutissant à une pensée « méta » ou une représentation de synthèse sur les effets à plusieurs niveaux de l’introduction dans notre société puis de l’utilisation de ces objets hybrides auto­animés et auto-éclairés qui permettent l’actualisation de la vie psychique à travers de nouvelles formes de processus transférentielles.

Cette expérience multifide, en écho de l’objet que je tente d’approcher m’a permis de comprendre deux phénomènes. Premièrement, l’« irruption » des objets à écrans ou d’objet à support réfléchissant implique que les enfants se construisent dans un univers qui présente des différences significatives par rapport à ce qui fut le socle de base et les méta-représentations des catégories d’ensemble qui ont modelé notre rapport à soi, à l’éducation et au monde. Deuxièmement, nous attribuons rapidement les effets de ces changements paradigmatiques et de ces mutations contemporaines à la seule survenue des objets technologiques à travers un lien de causalité unique et directe qui ne traduit pas l’hyper-complexité de l’Homme qui les utilise bien souvent comme des prothèses c’est-à-dire comme des extensions de ses capacités somato-psychiques.

Gilbert Simondon (1958) nous a permis de comprendre que les objets techniques dans leur ensemble représentent de l’humain cristallisé, la forme étant liée à un principe de concrétisation et de surdétermination fonctionnelle que nous pouvons rapprocher d’un principe de surdétermination lié aux fantasmes qui ont précédé sa création.

Mon intérêt se porte sur les mutations induites sur notre rapport au corps et la manière dont « nous nous habitons », notre rapport à l’espace et au temps, mais aussi au monde et aux autres et à ce que Benoit Virole (2011) nomme la complexité de Soi.

Pour rendre compte de ces observations, nous emploierons dans la suite de cet exposé le terme de matières numériques, en référence à la proposition de Yann Leroux (2013), du fait d’un rapprochement avec la matière première du psychisme dont Sigmund Freud faisait l’hypothèse dès 1900. Cette « matière » hypercomplexe subjectivement perçue comme « extérieure » présente en effet des propriétés d’isomorphisme avec la matière psychique qui, comme elle, demeure énigmatique dans son organisation et dans son fonctionnement. Tout comme l’esprit humain reste interprétable uniquement à travers les traces et les signes de son activité, la matière des écrans est perceptible et toujours accessible du bout des doigts tout en étant protégée derrière l’écran qui constitue simultanément une surface de projection de la vie psychique de l’observateur-joueur.

J’ai donc pris parti de m’immerger dans les espaces numériques, notamment ceux « fréquentés » par les adolescents (Facebook, Twitter, Skype/Outlook, Instagram, Snapchat, jeu vidéo en ligne de type « MMO » comme World Of Warcraft, Google+...) afin de comprendre de l’intérieur les effets qu’avaient sur moi ces utilisations. Cette adoption de certaines pratiques des adolescents au sein des espaces numériques s’inscrit dans la suite d’une histoire de jeu avec les objets techniques qui ont eu une fonction de compagnon de Jeu (Tisseron S., 2011) et qui ont un rôle de support de la subjectivité et par conséquent de support la relation thérapeutique (Leroux Y., 2009).

Ce choix d’immersion est inspiré par la démarche de construction de la métapsychologie psychanalytique par Sigmund Freud à partir de l’analyse de ses rêves et autres productions de l’inconscient. Cette approche du Jeu vidéo par le jeu est aussi inspirée des travaux de Donald W. Winnicott et de René Roussillon sur les processus de symbolisation.

Mon approche repose sur l’hypothèse que l’analyse de mon rapport quotidien avec les objets technologiques, tant sur le plan de la sensorialité en lien avec leur matérialité, que sur le plan « virtuel », constitue un révélateur ou un indicateur des traces antérieures du rapport à l’objet, des modalités de transfert actualisées de cette pré-histoire en même temps qu’il tient lieu d’analyseur du rapport à l’activité de représentation elle-même (Roussillon R., 1997, p.170). Si comme le souligne Michaël Stora, le Jeu vidéo peut être rapproché du rêve (2009), avec toutefois un surplus de motricité, nous pouvons faire l’hypothèse que l’écran du Jeu vidéo devient un « cousin » de l’écran du rêve ou de l’arrière-fond représentatif « positivé ».

Chronique de la construction d’un objet phobique : entre refoulement et clivage

La distance que nous mettons entre nous et les objets numériques que nous utilisons quotidiennement ainsi que la mise à l’écart du discours des adolescents à ce sujet nous invitent à réfléchir sur notre tendance à penser en écho de ce que nous dénonçons à propos de ces objets connectés et de leur utilisation.

L’approche du numérique épouse ainsi la forme de notre environnement en nous invitant à penser par simplicité en attribuant de manière projective, par « économie de pensée » selon Yann Leroux (2010), une responsabilité aux objets technologiques que nous ne contrôlons pas, contrairement à ce que nous fantasmons d’une meilleure maîtrise du côté des adolescents.

Cette approche purement descriptive qui adhère aux postulats du positivisme contemporain porte les traces d’une organisation de la pensée en double de ces surfaces planes que nous côtoyons à présent tous les jours. Nous oublions qu’en tant qu’adultes nous sommes les premiers utilisateurs et donc les premiers modèles d’identification pour les jeunes générations. C’est ainsi que je rencontre des parents qui me disent être inquiets au sujet de la « relation » de leur « ado » avec les écrans alors qu’ils sont eux-mêmes les premiers à être hyperconnectés en permanence. C’est aussi le cas des parents les plus réticents vis-à-vis des jeux vidéo qui mettent leurs enfants devant un « DVD » tout l’après-midi lorsqu’ils ont une lâche importante à faire et qu’ils souhaitent ne pas être dérangés… Dans l’ensemble, ces parents déplorent ce qu’ils observent d’une disparition du lien social tel qu’ils le conçoivent en même temps qu’ils reconnaissent ne pas parler des utilisations du numérique avec leurs enfants.

Or, si nous faisons un bref détour par une perspective historique, et si nous écoutons les adolescents nous parler de leur quotidien, nous pouvons remarquer combien le monde a évolué depuis la moitié du XXe siècle, avant même que nous soyons « envahis » par ces objets pas si étrangers que cela.

Ainsi, l’adulte a souvent l’impression que le numérique fragmente la pensée au point de lui donner une forme communautaire et circulaire en raison de la saturation sensorielle que provoque l’immersion prolongée dans l’image animée du Jeu vidéo. Pourtant, l’adolescent nous raconte plutôt que parmi la pléthore d’activités éparses qu’il investit, et du fait de son emploi du temps rempli et fragmenté, les objets numériques constituent le fil de continuité entre ces aspects sectorisés de sa vie et un moyen de faire le lien entre les différents espaces qu’ils fréquentent. Par conséquent, nous nous apercevons que les objets numériques ne sont pas « responsables » de ces changements, mais qu’ils constituent une forme de « réponse » articulaire et liante à l’impression de mutations profondes qui est à l’œuvre dans l’histoire de l’humanité et qui désarticule l’homme jusque dans son rapport à sa propre corporéité.

La perte de la familiarité du monde

Comme nous venons de le voir, nous attribuons aux Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC) les effets de mutations profondes sans resituer leur émergence dans le contexte historique.

La mondialisation des conflits et la destruction d’une partie du monde durant la Seconde Guerre mondiale ont induit un vécu de chaos et de désorganisation auquel a été apportée une réponse temporaire à travers l’instauration d’un clivage idéologique Est-Ouest qui a bipolarisé le monde durant la deuxième moitié du vingtième siècle. Ce premier clivage organisateur et étanche n’a pas pu tenir au-delà de l’effondrement du bloc soviétique symbolisé par la chute du mur de Berlin en 1989. La levée du clivage a conduit à une perte de l’équilibre du monde et à une nécessité de réorganisation sous une forme communautaire dont nous pouvons repérer certains effets. L’avènement de la groupalité dans les processus de décision tout comme dans les institutions, la virtualisation des frontières et l’instauration d’une dynamique de mutation a entraîné une transformation des modèles à partir d’un « rassurant » structuralisme vers l’intégration d’un schème d’organisation multipolaire. La « crise » consécutive de ces mutations mondiales encore en cours a conduit à une crise du rapport à soi et au monde, mais aussi à une crise de la parentalité et de la transmission, et sans doute pour une part, à une crise des modèles sur lesquels nous nous sommes reposés jusque-là pour construire un sens à nos pratiques et notamment à nos pratiques cliniques. La première conséquence de ce multi-partisme indiscipliné est la perte de l’apparente et illusoire « clairvoyance » des positions idéales des uns et des autres à laquelle nous nous raccrochions : le centre du monde s’est déplacé et nous avons encore à effectuer un travail de décentrage de nos positions occidentales auto-centrées tant sur le plan individuel que sur le plan des prétentions des disciplines au sein desquelles nous nous inscrivons. Cet enjeu d’intégration d’une forme d’altérité interne, ou d’inclusion réciproque d’une fonction de tiers incluse entre disciplines, constitue l’un des défis majeurs de notre nouveau siècle. La deuxième conséquence renvoie à la manière dont nous intégrons un schéma unitaire de l’homme qui aujourd’hui se trouve fragmenté entre ses identités multiples et qui est en recherche d’espaces intermédiaires et de support d’articulation et de rassemblement. La notion même d’individu se trouve aujourd’hui remplacée par celle que Serge Tisseron nomme le DIVIDU afin de traduire l’avènement d’un nouveau mode de relation basé de plus en plus sur le clivage comme mécanisme fonctionnel non pathologique.

Les effets de la crise intra et inter-systémique

Un certain nombre d’effets plus lointains se repèrent à travers nos manières d’aborder ces phénomènes de changements. Tout d’abord, la première réaction que nous observons concerne l’« effondrement à venir de la civilisation » dont nous entendons parler au sujet de la nouvelle génération dite « du tout numérique ». Cette idée porte les traces, comme le souligne Donald W. Winnicott (1975), d’un effondrement qui s’est déjà produit, mais que nous n’avons pas encore intégré. Mais il s’agit bien sûr également d’un signe d’une constante que nous pouvons repérer depuis Socrate : celle d’une difficulté des « anciens » à penser l’actualité des nouvelles générations.

Ensuite, nous pouvons noter que nous parlons du virtuel-numérique comme s’il s’agissait d’un objet DE l’adolescence alors même que nous pourrions interroger son utilisation À l’adolescence et la différencier de son emploi chez l’adulte. Il semble ainsi que nous reproduisons l’effet de brouillage des limites dans nos conceptualisations. Ajoutons sur ce point que les technologies « connectées » nous permettent non seulement une réduction du temps d’attente entre l’objet désiré et l’objet obtenu à travers une accélération du processus d’information en même temps qu’ils nous offrent pour la première fois une possibilité de relecture de certains phénomènes dont nous avions jusque-là une compréhension encore « collée » à l’objet. Ceci associé à une opportunité de requestionnement de ce qui fut jadis une évidence indiscutable implique d’être nous-mêmes pris dans un effet d’après-coup qui est accentué par la vitesse et l’accélération du rythme du monde dont la conception et les utilisations de ces objets se font le relais. L’utilisation du numérique et l’immersion dans le Jeu vidéo conduit à un vécu d’absentification du corps et une impression d’indistinction entre le pôle perceptif et le pôle représentatif, ce qui nous amène à revivre de manière presque hallucinatoire des pans entiers de notre rapport aux mondes et de notre histoire. Cependant, nous avons tendance à reléguer ces phénomènes de manière projective en refusant de reconnaître une résurgence de ce que nous pouvons appeler la part adolescente du Soi par analogie avec la proposition d’entendre « la part bébé du Soi » d’Albert Ciccone (2012 et 2014).

Enfin, alors que nous autres adultes et parents, passons notre temps à critiquer les nouvelles utilisations du numérique en pointant du doigt la difficulté à supporter la frustration et le pouvoir quasiment hypnotique de ces « objets-miraculeux », nous adoptons paradoxalement et à notre insu la même posture devant le sachant, médecin, psychologue, thérapeute ou éducateur qui est mis dans une position d’expert. Nous mettons le professionnel devant l’injonction à répondre à tout-tout de suite à travers une recette de – prêt à penser – afin d’anticiper les dangers supposés de ces outils de « concurrences déloyales ». Car il s’agit bien de cela : les « objets à miroir déformant » sont des objets disponibles, déformables, accessibles, adaptés et adaptables et particulièrement portables. Ces objets séduisants, mais désexualisés sont alors utilisés par nos adolescents qui actualisent avec et à travers eux des modes de rapport de dépendance très primitifs et « libérés » des niveaux de différenciation basés sur la différence des sexes. Simultanément, les objets numériques représentent une forme d’altérité « radicale » du fait de leur composition « non-biologique » mais de leur propriété d’auto-animation qui est une fonction liée à ce que René Roussillon décrit de la réalité biologique.

Frappés d’amnésie nous oublions notre propre adolescence et le fait que l’adolescence prend une forme différente aujourd’hui sans pour autant changer sur le fond. L’adolescent tente encore de se différencier et de poursuivre le travail d’individuation, mais à l’aide de ces objets technologiques. Ainsi, « l’ado » ne s’éloigne plus physiquement de ses parents, mais il est enfermé parfois dans sa chambre en lien avec un « extérieur » via les chat et les réseaux sociaux. L’éloignement semble ainsi prendre la forme d’une des propriétés des objets technologiques à savoir l’intériorisation. De plus, nous n’entendons pas que les adolescents investissent d’autant ces objets-espaces qu’ils perçoivent les enjeux générationnels sous-jacents liés au pouvoir et au désir et qui pressentent combien cette situation nous est inconfortable : soit nous nous trouvons sur un pied d’égalité avec eux à ce sujet, soit nous éprouvons un renversement de l’asymétrie de la relation parent/enfant et sans doute thérapeute/patient. Ici encore se manifeste un paradoxe que les jeunes repèrent aisément. D’un côté, les parents ne savent que faire face à l’idéalisation de ces objets qu’ils observent chez leurs enfants qui s’y accrochent comme à une forme post-moderne et chimérique des parents-combinés bons alors qu’eux-mêmes subissent parfois de violentes remises en question de leur autorité. De l’autre, ces mêmes parents fragilisés dans leur légitimité sont les premiers à avoir acheté un Smartphone à leurs « ados » (« parce qu’on ne sait jamais… ») et les premiers à me demander s’il n’est pas possible de les surveiller voire de les pister via la géolocalisation offerte par ces objets. Les parents en oublient que les adolescents déplacent leurs reproches de dépendance et les traces de leur attachement primitif sur ces objets qui deviennent des « auxiliaires du moi ».

Le ressort de l’angoisse et la communauté du déni

L’impression de perte de maîtrise et les effets d’inversion générationnelle que nous vivons en tant qu’adultes, parents et professionnels face à l’irruption numérique ont un effet sidérant. Ils questionnent en effet les fondements et les coordonnées œdipiennes de la pensée et ce qui constitue, selon René Kaës l’un des organisateurs institutionnels. Tout d’abord, en tant qu’institution sans territoire le couple « outils numériques-matière numérique », constitue un nouveau phénomène-objet qui transporte des modalités d’interaction et qui véhicule des idéologies embarquées. Face à ces constats d’émergence de nouvelles configurations de la vie jusque-là « inconnues » et à l’imposition de nouveaux modèles d’organisation nous préférons focaliser nos attentes anxieuses sur un objet plutôt que questionner ce que nous vivons comme des crises à répétition et une résurgence d’un « malaise dans la civilisation » lié au chamboulement vécu à tous les niveaux des systèmes qui organisent le « vivre ensemble ».

C’est sur ce terrain anxiogène et « concurrentiel » que s’est cristallisée notre angoisse post-moderne de forme paranoïde et que s’est développée une construction phobique vis-à-vis des objets techniques qui sont ainsi arrivés légèrement « en retard », mais à point nommé. Ils ont alors été captés pour être désignés comme les responsables de ces mutations et des perturbations qui se produisent et que nous aurions voulu voir non-advenues.

À défaut de faire l’histoire des objets techniques et de leur intégration presque silencieuse dans le tissu sociétal, nous pourrions dire que nous vivons une impression de parachutage de ces outils qui semblent sortis de nulle part. Nous sommes alors pris dans une injonction à penser ce climat global et ses mues successives. La recherche des origines nous amène alors à opter pour une solution économiquement viable pour le psychisme en nous raccrochant au principe de causalité directe monofactorielle qui tend à nous centrer sur un objet exclusif qui vient alors attracter l’ensemble des niveaux d’angoisse par lesquels nous sommes traversés aujourd’hui.

Nous oublions alors comme le souligne Gilbert Simondon que la technique est ce précisément sur quoi s’est construite notre société et que notre refus d’entendre l’essence humaine des objets technologiques constitue un avatar de notre tendance à la xénophobie (1958).

La solution addictive : entre déni et pénétration agie de l’objet d’addiction

La médecine et le rôle de maîtrise et d’agent de contrôle social de la santé mentale ont conduit les professionnels du soin à répondre à la demande sociale sans le recul suffisant pour approcher les phénomènes dans une perspective processuelle : il fallait immédiatement identifier le « symptôme » afin de le traiter en l’effaçant.

Demande sociale et création de syndrome

La première idée d’une « addiction à Internet et aux Jeux vidéo » est issue d’une remarque d’un médecin américain Yvan Goldberg sur un espace de discussion en 1995. Son idée formulée presque sous la forme d’une plaisanterie a été reprise en 1996 par la Psychologue Américaine Kimberley Young qui a conceptualisé une addiction aux Jeux vidéo qu’elle rapprocha aussitôt par analogie à une « toxico-manie sans drogues » (Fenichel O., 1949). Dans le climat actuel de prolifération et d’inflation conceptuelle, nous avons assisté à la création d’une pléthore de dénominations qui se focalisaient sur l’interprétation extérieure d’une collection de symptômes bientôt rassemblés dans un « syndrome ». À partir de critères transposés depuis l’addictologie et notamment l’alcoologie, des « cures » ont été prescrites pour se désintoxiquer de l’effet déclaré désorganisateur de ces technologies qui pourtant présentent en même temps des fonctionnalités et des enjeux tout à fait essentiels. Par ailleurs, dans notre société d’inter-dépendance et d’instrumentalisation de la dépendance à travers les abonnements ou encore les « cartes de fidélité » nous pouvons remarquer que s’attacher à un objet avec lequel se construit un lien de continuité et qui permet de réaliser certains projets serait devenu un danger. Comme le souligne Thomas Gaon (2008), une réalité clinique, la méconnaissance de l’objet Jeu vidéo, la mutation de la psychiatrie moderne, l’ambiguïté terminologique et la gestion thérapeutique captée par l’addictologie ont contribués à la Fabrique à maladies qui a conduit à une « addictologisation des comportements nouveaux ». La pathologisation condamnante des nouvelles pratiques numériques repose ainsi, comme le souligne Yann Leroux, sur une méconnaissance profonde des espaces numériques comme lieu d’invention de la subjectivité du XXIe siècle. L’absence d’immersion de la part des professionnels, qui pourtant accordent habituellement tant d’importance au « travail de terrain », a ainsi favorisé la perpétuation du clivage et son déplacement puis sa virtualisation depuis une réalité matérielle vers le plan générationnel et culturel. L’actuelle position de religiosité du savoir scientifique a alors fini d’imposer l’addiction au Jeu vidéo comme une norme encore très active aujourd’hui.

Effet de l’enkystement conceptuel

Appuyé sur ces modèles nous avons, pendant de nombreuses années, incriminé et même parfois disqualifié l’investissement des objets numériques qui souffrent encore actuellement d’une forme de snobisme intellectuel au profit des livres et des autres objets que nous jugions plus « nobles » ou du moins plus aptes à obtenir notre préférence culturelle. Ma clinique témoigne de la manière dont les enfants et de surcroît les adolescents ont appris à se taire sur leurs pratiques numériques, anticipant ainsi une réaction nécessairement dysqualifiante de la part des adultes qui adoptent une posture de prévention qui sert de préservation de l’asymétrie adulte/enfant fantasmée comme « menacée ». Les jeunes patients que nous rencontrons sont alors parfois surpris qu’un adulte connaisse le contenu, les interfaces et les mécaniques de Jeu et s’y intéresse même lorsqu’il ne pratique pas. Les jeunes adultes rapportent également leur sentiment de honte lorsqu’ils osent dire, comme s’ils avouaient, qu’ils jouent encore au Jeu vidéo : comme s’il s’agissait d’un Jeu donc d’une « activité de bébé » que l’on doit délaisser une fois que l’on devient un adulte responsable. Tout ce qui favorise la régression dans un certain cadre semble ainsi d’emblée conçu comme un signe d’immaturité qui paraît pourtant tout à fait proportionnel à l’étroitesse de notre pensée sur ce point. Notre société productiviste et rentabiliste qui prône la performance voit d’un mauvais œil tout ce qui semble ne servir à rien. Les parents que je rencontre portent souvent ces prescriptions en poussant leurs enfants à apprendre ou à utiliser des outils de pédagogie numérique plutôt qu’à jouer tout simplement sans nécessairement suivre toujours des objectifs qu’on leur donne. Pourtant, je fais souvent remarquer combien, avec l’emploi du temps de ministre qu’ont les adolescents et les injonctions à choisir déjà une carrière professionnelle à quatorze ans, les espaces numériques demeurent les « seuls passe-temps non surveillés par les parents » au sein desquels ils peuvent respirer et reprendre leur souffle par rapport au rythme effréné de notre vie post-moderne. À ce propos, il convient de comprendre que les adolescents ne demandent pas à être trop compris : une jeune fille me racontait justement qu’il y avait une différence essentielle entre Facebook et Snapchat. « Face c’est ringard » : sur Facebook, il y a à présent trop d’adultes, trop de règles et même les parents demandent à être amis avec leur adolescent pour mieux contrôler leurs « publications ». Elle m’expliqua alors que les parents ne connaissent pas la possibilité de cacher à qui l’on veut « poster » certaines de nos actualités en ligne. En plus le fait de laisser une trace qui ne s’effacera jamais totalement malgré l’oubli général pose problème : on est obligé d’être policé sur Facebook. Alors que sur « Snap », on peut se lâcher, car nos photos ne sont visibles qu’à la personne à laquelle on l’envoie directement sur son portable et qu’elles s’effacent au bout de dix secondes. Et il est vrai que les photos plus osées voire les grimaces sont alors moins compliquées à envoyer puisque les adolescents disent ne pas craindre de représailles de la part des adultes.

Ouverture vers une réflexion sur l’évolution de la matérialité du monde et ses effets sur le développement psychique

Parmi les cinq paradigmes majeurs de ce que nous nommons la révolution numérique, nous développerons uniquement ici celui que nous relions à la modification de la matérialité des objets quotidiens.

La période de l’après-guerre notamment a été caractérisée par une volonté de reconstruction et de fabrication pour « durer dans le temps ». Les objets mobiliers comme les objets immobiliers ont été construits dans une logique de conservation qui a consisté pour une part à l’élaboration d’objets solides, durs, rares et peu interchangeables. Les matériaux employés alors notamment dans les objets du quotidien étaient pour la majorité le bois, le métal, régulièrement le fer et le verre. Ces objets étaient par ailleurs inanimés, d’une seule matière, et pour certains peu ergonomiques. Autrement dit, pour reprendre une terminologie de René Roussillon, la matérialité des objets qui étaient présentés aux enfants était de type « dure », « cassable », « peu souple ou déformable », voire « rigide », et peu accessible au sens où l’enfant devait davantage s’adapter à eux que l’inverse. Au fur et à mesure les matériaux que nous nommons à présent « nobles » du fait de leur coût ont été remplacés par les dérivés du pétrole qui donnent formes aux plastiques. Les objets que nous présentons aujourd’hui aux enfants sont beaucoup plus mous, doux, nombreux et interchangeables, car à présent duplicables presque à l’infini. Par ailleurs, les jouets d’aujourd’hui présentent des modalités sensorielles qui sont pensées en amont et que les différentes matières qui les composent sont hybrides et assemblées afin de correspondre à certains critères de réponses aux modalités sensorielles du nourrisson. Ajoutons à cela qu’ils sont à présent animés et même auto-animés et qu’ils représentent une certaine facilité de prise en main et de manipulation. Beaucoup moins cassables par une simple chute sur le sol, ses objets sont également plus souples et plus déformables sans toutefois perdre leurs formes, mais ils sont parfois plus fragiles au sens où ils ne sont pas toujours destinés à être conservés, mais plutôt remplacés à une fréquence plus élevée.

Or, nous savons avec les travaux de René Roussillon que les objets présentés à l’enfant constituent pour lui des objets relais de la capacité d’adaptation sur mesure déclinante de l’objet primaire maternant. Il semble alors possible d’avancer l’idée que la manière d’intérioriser le monde en étayage de ces objets-supports a considérablement évolué en un demi-siècle. Les écarts que nous nommons à présent « culturels » sont, ainsi peut-être à entendre dans le sens que donne Donald W. Winnicott à ce terme de culture c’est-à-dire comme héritiers des phénomènes transitionnels. Enfin, le passage du verre au plastique a également contribué à l’émergence d’une nouvelle catégorie d’objet qui n’existait pas à l’époque de notre enfance : à côté des catégories courantes du non-vivant et du vivant qui appartiennent respectivement au monde de la réalité matérielle et de la réalité biologique, les enfants d’aujourd’hui et les adolescents a fortiori se développent en appui d’une troisième catégorie d’objet que je propose de nommer les objets non-vivants-animés qui constituent « l’environnement non-vivant-animé » et qui présente notamment des propriétés de réponses et de sollicitation qui se rapproche davantage de la fonction de l’objet primaire que les anciens jouets de bois et de verre.

Dans la suite de ces évolutions, la matière numérique du Jeu vidéo semble prolonger ces propriétés de duplication à l’identique des objets ainsi que la possibilité de malléabiliser cet environnement en le transformant à l’infini. L’aspect transformationnel des univers numériques qui sont pour certains hyper-modelables permet ainsi à la réalité psychique de trouver un objet potentiel de médiation qui fasse écho à la plasticité neuro-psychique des adolescents qui trouvent/créent des mondes complexes représentants leur vie psychique en remaniement perpétuel.

Citer cet article

Référence papier

Guillaume Gillet, « De l’âge de verre à l’âge du plastique numérique… », Canal Psy, 109 | 2014, 5-9.

Référence électronique

Guillaume Gillet, « De l’âge de verre à l’âge du plastique numérique… », Canal Psy [En ligne], 109 | 2014, mis en ligne le 08 décembre 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1558

Auteur

Guillaume Gillet

Psychologue clinicien, doctorant en psychopathologie et psychologie clinique

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