Le dispositif vidéo-ludique au service de l’élaboration psychique

DOI : 10.35562/canalpsy.1560

p. 14-19

Plan

Texte

« Cette singularité ne peut se faire entendre que si on laisse à chacun le choix de dire avec ses mots ce qui se joue dans sa vie.
Pour cela, il s’agit d’inventer un lieu où le sujet pourra mettre du jeu dans ce qui constitue son impasse »
Lacadée, P. L’éveil et l’exil.

Comme Stéphane Natkin l’a écrit dans son ouvrage (2004), le jeu vidéo tend à devenir un paradigme pour les médias du XXIe siècle. Aussi, il semble presque « naturel » que nombre de jeunes gens, qui ont grandi en jouant et en suivant l’évolution du jeu vidéo, tentent de s’approprier ce média afin d’en faire aujourd’hui leur moyen principal d’expression voire de création. Il ne s’agit alors plus pour eux de simplement jouer, mais de « jouer à produire », à l’aide de différents outils actuels dédiés à la création vidéoludique, c’est-à-dire finalement de devenir eux-mêmes des créateurs de mondes vidéoludiques.

De manière analogue à certains processus créatifs, la création d’un jeu vidéo peut-elle devenir un lieu d’élaboration de conflits ou traumas pour un sujet ? Autrement dit, le processus de création vidéoludique peut-il être un possible espace de sublimation mettant à la disposition d’un sujet de la matière à représenter et un lieu où exercer sa créativité au sens de Mélanie Klein, à savoir un lieu de réparation des objets internes et externes1 ?

À travers cette question, nous souhaiterions inviter le lecteur (non-joueur ou pas) à poser ainsi un regard clinique sur le jeu vidéo qui puisse potentiellement faire de cet objet un outil pour construire ce « lieu d’où » le sujet prend parole, dont parle Philippe Lacadée dans son ouvrage.

Sans rentrer dans le débat même sur les rapports entre jeu vidéo et art, ou peut-être, pour nourrir cette discussion sans mobiliser directement le concept d’art, nous voudrions nous attacher ici à montrer combien la programmation vidéoludique est avant tout une pratique créative et ludique du code informatique, et de ce fait, comment il peut être mobilisé par certains sujets dans un processus consistant à tenter de partager certains éléments de leur réalité psychique avec d’autres sujets, et par là à essayer de les transformer. Cet aspect du jeu vidéo renforce selon nous l’importance de son statut d’objet culturel.

Enfin, dans le but d’illustrer la pertinence de cette proposition nous avons pensé qu’il serait d’autant plus intéressant de mettre l’accent sur l’analyse d’un jeu vidéo dans cette perspective, afin de démontrer qu’il est possible d’aborder certains jeux vidéo à l’instar de ce que fait maintenant depuis un moment la psychanalyse avec les œuvres littéraires ou cinématographiques.

L’investissement du médium jeu vidéo au service de la création, de l’expression et du travail autour des éléments de sa propre histoire

Le jeu vidéo comme moyen de s’exprimer, c’est, entre autres, ce que le documentaire Indie Games, the movie, nous montre à travers différents portraits de game designers2 évoluant dans ce que l’on nomme aujourd’hui la scène indépendante3 du jeu vidéo.

Documentaire passionnant, Indie Games, the movie4, met ainsi en avant la ténacité et l’esprit de sacrifice dont font preuve les créateurs des jeux vidéo Super Meat Boy, Fez et Braid, afin de pouvoir concevoir leur jeu, mais surtout de le partager avec des joueurs. Quelle serait d’ailleurs cette Chose à partager ? Le parallèle ici avec un processus créatif, voire artistique, est évident et recherché par les auteurs du documentaire.

Un des game designer présentés dans le film, Edmund McMillen, qui est l’un des concepteurs du jeu Super Meat Boy, montre ainsi combien le jeu vidéo est, pour lui, non pas un, mais le moyen de s’exprimer.

Dans ce documentaire, McMillen se décrit comme ayant été un enfant à part, souvent pris dans des difficultés à lier avec les autres, et cherchant tout de même le moyen d’en représenter quelque chose à travers le dessin notamment. Il raconte par exemple combien son enfance fut traversée par des monstres et des phobies. « C’est cool d’être un enfant créatif. Mais il y a un danger à devenir isolé et obsédé par certaines choses. Et d’avoir des phobies » commente-t-il.

Avant d’imaginer Meat Boy, le héros du jeu qui le rendra célèbre, il a créé en 2008 un jeu vidéo nommé Aether, construit comme un conte dans lequel un jeune garçon va explorer l’univers et se promener de planète en planète. Pour lui, « chacune des planètes était des phobies que j’avais étant plus jeune. Quand je joue à ce jeu, c’est exactement ce que je ressentais. »

Si l’on comprend aisément qu’Aether met en scène certains aspects difficiles de l’enfance de McMillen, que penser du fait que Meat Boy est selon ses dires, « un garçon sans peau ». La petite amie du héros est prénommée Bandage Girl, et fut imaginée par lui non pas simplement comme « un intérêt amoureux. C’est ce qui complète Meat Boy. » En effet, le personnage Meat Boy n’étant qu’un paquet de chair à vif, « a boy without skin », il est exposé à tous les dangers. Sa petite amie devient alors littéralement une seconde peau, lui permettant de survivre.

McMillen est ainsi éminemment touchant et très explicite sur les objectifs qu’il se fixe quant à sa pratique créative du code informatique, lorsqu’il explique combien Aether est « un jeu qui pourrait transporter les gens dans mon esprit au moment où j’avais 5, 6, 7 ans. »

Dans la lignée de ce documentaire, notre clinique nous présente de plus en plus d’adolescents ou de jeunes adultes qui s’emploient à créer à partir du média jeu vidéo, ou bien à créer en jouant avec certains jeux vidéo.

Ainsi, ces jeunes se saisissent de certains jeux vidéo tels que Minecraft5, ou d’outils de développement à leur portée, du type Gamesalad, ou encore des moteurs de jeux6 en libre accès comme ceux des jeux Portal7 ou Half Life8 afin de tenter de partager quelque chose de leur propre univers, à l’instar de McMillen, ou en d’autres termes d’effectuer un véritable travail de création, de sublimation ou de subjectivation.

Léonard se trouve dans une situation familiale complexe. Ses parents divorcent, la tension est grande et il lui est très douloureux de les voir s’entre-déchirer. Pris dans ce conflit qui le dépasse, et observant les manœuvres de l’un tentant de décrédibiliser l’autre, puis celle de l’autre cherchant à saper l’autorité de l’un, il a l’impression que ses parents agissent finalement comme de véritables enfants.

Depuis un certain nombre d’années, il a investi l’univers des jeux vidéo pour se forger une véritable culture vidéoludique qu’il revendique fièrement. Autour de lui, ses camarades jouent également, mais il désespère de les voir ne s’intéresser qu’aux blockbusters, qu’aux « jeux vidéo mainstream » de type Call of Duty ou encore la série Fifa9.

Il se considère finalement comme un ludophile et souhaiterait devenir plus tard game designer. On pourrait comparer son discours sur les jeux vidéo à celui que certains adolescents construisent sur la musique. Léonard apprécie donc les jeux vidéo dits indépendants, les seuls qu’il considère être « véritablement créatifs ». La création est un mot qui revient souvent chez lui. Il parle ainsi de ses projets sur Minecraft car il prend énormément de plaisir à développer certains territoires de jeux originaux afin de les partager dans la communauté. Il s’agit pour lui d’imaginer des environnements riches, narratifs, et surtout inédits, dans lesquels il souhaite plonger le futur joueur. Il agit donc d’une certaine manière comme McMillen qui disait souhaiter transporter les joueurs dans son esprit.

Léonard est particulièrement fermé, et peu enclin à parler de ce qui le fait souffrir. Mais s’intéresser réellement à ses projets sur Minecraft, entrer parfois dans le détail et le dédale de sa culture vidéoludique jusqu’à participer comme spectateur à ce qu’il veut nous présenter comme jeux à l’aide d’un PC connecté sur internet en séance, nous a permis de construire un terrain commun sur lequel il devient possible d’aborder des sujets plus compliqués pour lui, comme ses insomnies, certaines de ses angoisses, sa tentative de suicide ou encore le contexte de déchirement familial.

Il nous paraît donc important de bien saisir combien le jeu vidéo peut ne pas être qu’un « simple divertissement » pour certains adolescents. La psychothérapie de Léonard débute seulement. Il sera peut-être possible dans un second temps de faire des liens entre sa pratique créative, ses angoisses et les conflits qui le gênent.

Un exemple de jeu, Papo&Yo, visant la mise en représentation et la figuration de l’expérience traumatique

Papo & Yo (papa et moi) est un jeu développé par Minority sorti en août 2012 sur PS3. Minority est un studio de développement créé par le game designer Vander Caballero, en 201010.

Rappelons pour commencer la citation du game designer, Vander Caballero, par laquelle le jeu débute : « À ma mère, mes frères et mes sœurs grâce à qui j’ai survécu au monstre qui habitait mon père. »

Une petite cinématique11 nous introduit à l’histoire. Un petit garçon, Quico, apparaît, triste, comme enfermé dans une sorte de pièce-placard. Le bruit des pas d’une sorte de monstre, dont on ne perçoit que l’ombre, lui fait peur. Il serre fort sur lui un jouet, un petit robot. On apprendra plus tard que celui-ci s’appelle Lula. Ce petit robot viendra à notre secours, nous guidera, et deviendra comme une sorte d’extension de nous-mêmes, nous permettant par exemple de sauter plus loin.

Tout à coup, un dessin à la craie apparaît sur le mur, en forme de spirale, et diffuse une étrange lueur. C’est une porte de lumière, sensiblement empruntée à une culture chamanique donnant sur un autre monde. La lumière enveloppe Quico littéralement, et finit par l’aspirer puis le projeter dans un autre espace. Celui du jeu, mais surtout celui de l’imaginaire et finalement celui de la remise en jeu des souvenirs d’enfance, et ici surtout de ceux qui font mal… L’enfant peut se mettre alors à courir. Nous pouvons jouer. L’aventure commence.

La ville est ton terrain de jeu

Ce qui frappe d’emblée dans Papo&Yo, c’est son terrain de jeu. Précisément, il joue avec l’idée que le jeu vidéo est ce nouveau terrain vague, numérique cette fois, que les adolescents d’hier connaissaient bien pour l’investir, afin de s’éloigner de la famille, et de s’offrir quelque aventure. Aujourd’hui, en ces temps où bien souvent les parents craignent de laisser sortir leurs enfants dans la rue, les jeux vidéo, tout comme les blogues (Leroux Y., 2010a), sont investis par les adolescents comme des terrains vagues accessibles… depuis leur chambre.

Ainsi, dans Papo et Yo, nous jouons dans la ville, ses rues et ruelles, les maisons et leurs toits. Cette ville, c’est aussi l’enfance d’un petit garçon vivant dans des quartiers plutôt pauvres, les favelas brésiliennes.

La ville est donc notre terrain de jeu et il va falloir être malin. Papo & Yo s’inscrit à la fois dans la tradition des jeux de plateformes12 comme Super Mario, et dans celle des jeux de réflexions13, ces jeux où il faut « mettre de l’ordre », (re)trouver la bonne combinaison. Trouver les bons passages, en créer d’autres.

Le gameplay14 est donc fondé sur l’énigme, mais une énigme qui s’inscrit directement dans l’architecture de la ville. Au-delà, ce sont peut-être des souvenirs qu’il s’agit de remettre en ordre, afin de mieux s’en départir.

Papo & Yo est donc une fable sur ce que le jeu vidéo peut représenter de l’imagination quand elle est mise au service de l’échappement, de la tangente, face à un quotidien douloureux. L’imagination peut déplacer des maisons…

Qu’est-ce qu’un jeu ?

Papo & Yo interroge le jeu vidéo et ses possibilités15. Le jeu, et peut-être d’autant plus le jeu vidéo comme le montre le théoricien de la culture Henry Jenkins dans son article « Le game design comme architecture narrative »16, est un lieu, mais aussi une activité, qui s’écarte de la réalité. C’est en effet un lieu hors réalité où un certain type d’activité peut se dérouler, mais sans que celle-ci puisse être qualifiée de pathologique.

Dans « la création littéraire et le rêve éveillé » (1908), Freud nous dit par exemple que « L’occupation préférée et la plus intensive de l’enfant est le jeu. […] Il serait alors injuste de dire qu’il ne prend pas ce monde au sérieux ; tout au contraire, il prend très au sérieux son jeu, il y emploie de grandes quantités d’affects. Le contraire du jeu n’est pas le sérieux, mais la réalité. » Le jeu et son contraire sont ainsi dans un rapport dialectique. Le jeu emprunte à la réalité extérieure des représentations. En cela, Il s’y articule.

Mais le jeu redéfinit aussi des règles en son lieu spécifique. C’est alors un temps également spécifique, comme dans ces contes où les enfants peuvent pendant une journée prendre la place de ceux qui, en temps normal, garantissent la Loi, afin de goûter à cette inversion des places. Fable morale pour que les enfants comprennent la difficulté de cette place d’autorité, dont la fonction est loin d’une garantie à ce que ces enfants peuvent s’imaginer, à savoir un accès illimité à la jouissance. Tout au contraire, c’est la responsabilité qui est alors mise en scène, ou en jeu, car bien souvent la mort guette dans le conte si la jouissance ne vient pas à être jugulée par la Loi.

Papo & Yo est un jeu qui nous paraît donc des plus intéressants en ce qu’il vient mettre en scène certaines identifications d’un enfant aux prises avec un père qui peut à la fois être effrayant, encombrant ou protecteur, et permettre au joueur qui s’empare de Quico de les ressentir en jouant. À l’instar de sa première cinématique, le jeu ouvre un espace imaginaire au sein duquel le joueur va pouvoir éprouver certaines émotions liées à ces identifications en traversant et la narration, et le gameplay ; émotions pour le moins sérieuses, car au final, ce sont la responsabilité et la culpabilité entre Quico et son Monstre sur lesquelles le jeu va appuyer.

 

 

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Du souvenir traumatique…

Papo & Yo ne rentre pas dans les codes de productions vidéoludiques usuels.

« Il n’existe pas de remède, tu dois l’abandonner », cette phrase tirée du jeu signe l’inéluctable de ce que le créateur a essayé de mettre à la fois en image et en jeu : le trauma. C’est donc le sentiment particulier d’une angoisse insidieuse qui accompagne le déroulement du récit. L’insupportable, l’immonde, s’immisce petit à petit… Si Monstre est un compagnon, il devient peu à peu insupportable et surtout dangereux.

Certaines scènes du jeu ont alors une fonction spécifique. Elles se passent de nuit, alors que tout le reste se déroule le jour, sous le soleil ou la pluie. Ces scènes apparaissent comme des motifs récurrents. Notre héros se dédouble. Nous l’aidons à courir afin qu’il puisse se revoir à l’arrière d’une voiture, qui semble comme arrêtée dans le temps. La scène se déroule au ralenti, nous ne pouvons quasiment rien faire, rien changer à la trajectoire de notre course. Inexorable. Est-ce un cauchemar ? Non, un souvenir traumatique, qui nous rappelle que ce monstre a un visage humain, trop humain.

 

 

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Pourtant, lorsque ce monstre apparaît pour la première fois, ce n’est pas sa méchanceté, ou son caractère d’ennemi qui est mis en avant. L’inquiétant résiderait d’ailleurs plutôt dans le personnage d’une jeune fille qui va accompagner Quico dans l’histoire. Elle effraie Quico autant qu’elle le fascine. Monstre est bien plutôt un personnage qu’il faut d’abord « apprivoiser ». On doit compter avec lui, s’en servir (surtout de son ventre), mais aussi parfois le craindre. Il peut même parfois nous protéger, nous sauvant in extremis d’une mort certaine tout en nous faisant presque la morale. Mais globalement, et c’est là une des forces du jeu, on le perçoit plutôt comme un poids, que l’on doit traîner pour avancer. Il semble un peu abruti, avec ce gros ventre, à courser ses grenouilles qui le rendent fou de rage. Mais le joueur n’a pas le choix. Il faut compter avec lui, et lui compte, d’une certaine manière, sur le joueur.

« Ce n’est pas ta faute.
C’est le fardeau de Monstre de tuer.
Il ne peut se contrôler. Mais il existe un remède. »
Nous dira la jeune fille.

La métaphore du monstre pour le père tient le déroulement du récit durant un certain temps, permettant un attachement ambivalent à ce personnage pantin de sa pulsion, tout en faisant exister une partie du gameplay. Sans Monstre, impossible d’avancer entre certains tableaux. Cependant l’ambivalence de Monstre s’estompe vite.

Ce monstre c’est le père alcoolique, violent, assassin et peut-être violeur si l’on interprète de cette façon la disparition de la jeune fille au cours du jeu. C’est donc le père qui échoue à se faire responsable de sa jouissance. Ce voile levé, et c’est la possibilité pour le joueur de projeter ses propres fantasmes dans le couple enfant/monstre qui chute. On peut interpréter en ce sens la construction de Papo & Yo : plus le jeu avance, plus la capacité projective est mise à mal, car il devient impossible de mettre en Monstre autre chose que le père de l’enfant, lui-même créateur du jeu.

Papo & Yo est peut-être alors à entendre plus comme une métaphore du passage adolescent que comme un travail de la relation père/fils, car plus Quico devient homme (marqué par la craie), plus disparaît le lien avec Monstre en même temps que se renforce celui avec la jeune fille. La quête chamanique qui pourrait soigner le monstre est un rituel de passage de l’enfant à l’adulte, puisqu’en réalité ce chaman capable de voyager à travers les portes de craies, c’est le développeur lui-même dans cette œuvre vidéoludique autobiographique.

C’est là un point très particulier de ce jeu, puisque c’est dans son voyage, son réel traumatique, qu’il nous invite. La dernière partie du jeu vient clore toute possibilité d’interprétation équivoque, donc de projection pour le joueur. « Chaque élément du jeu veut dire ça », semble nous dire le développeur à travers une scène. Il n’y a pas besoin d’imaginer, tout est donné, inscrit avec force. C’est le témoignage d’une tentative de survie face au traumatisme, et les différents aspects de ce jeu confrontent très habilement le joueur au vécu du développeur.

… au plaisir du jeu

Comme le souligne M. David-Ménard dans son livre (2000), Tout le plaisir est pour moi, les rêves tournent autour d’un point d’abolition du rêve lui-même, c’est-à-dire que tout rêve peut être considéré comme une sorte de conjuration d’un cauchemar. De la même manière, le jeu libre des enfants tourne autour de la peur d’une catastrophe.

Cette expérience du jeu « permet de comprendre notre attirance, dans tout ce que nous faisons, pour ce qui constitue un point de souffrance maximale qui nous est propre, et de saisir aussi comment nous nous en éloignons en créant des équivalents symboliques de ce qui nous fait souffrir – l’absence, l’angoisse qu’elle suscite – et qui, dès lors, nous plaît d’un plaisir ambigu. » (ibid., p29).

L’expérience de jeu est ainsi notre tentative pour construire de la différence entre ce point pivot qui nous aimante par son éclat mortifère, et autre chose qui s’y substituera tout en gardant un lien symbolique. Autrement dit, « jouer, c’est toujours transformer des souffrances en plaisirs ».

 

 

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La citation de Caballero donnait au départ ce autour de quoi tourne son jeu. Le monstre, double incontrôlable du père a été conçu par un enfant/game designer afin d’épargner le père. Autrement dit, c’est un double pour tenter de contrôler la partie incontrôlable du père. Mon père n’est pas un monstre, puisqu’un monstre l’habite. Je peux continuer d’aimer ce père, et essayer d’oublier ce monstre.

Mais finalement nous pouvons faire l’hypothèse que c’est le jeu lui-même qui se voudrait remède. Remède au game designer, qui a retravaillé une partie de son histoire à travers l’écriture de son jeu, afin de rendre partageables avec les joueurs certaines émotions, et ainsi de se détacher autant que possible de certains de ses souvenirs.

Car au fond, c’est la culpabilité de Quico, le héros, qui le pousse à aider ce monstre. La petite fille lui rappelle qu’il est maudit. Le monstre est son fardeau. Il n’a pas d’autre choix que d’essayer de trouver un remède à ce monstre. L’enfant Quico était ainsi responsable des agissements coupables du monstre, qui, lui, n’y pouvait rien. « Il ne peut se contrôler »…

… ou à l’impossibilité du play ?

Si, au départ, le jeu n’insiste pas sur la dimension traumatique autobiographique et laisse toute sa part à l’immersion, au désir de savoir et de découvrir ce monde imaginaire, la première scène traumatique (celle de la première course après la voiture) vient déjà déjouer une part du mystère. Le développeur nous dit : il m’est arrivé quelque chose de très grave. Le gameplay de cette scène met en effet le joueur dans l’état de désarroi de l’enfant, il est impossible de faire quoi que ce soit, nous sommes impuissants. Une sorte de réminiscence de l’Hilflösigkeit freudienne17 articulée à la sidération du trauma. Cette scène, toujours accompagnée du même gameplay, viendra se répéter par la suite. Et telle une répétition toute freudienne (1914), de nouveaux éléments apparaissent petit à petit, jusqu’à l’insupportable réalité qui a marqué le concepteur.

Dans le dernier chapitre du jeu intitulé « La délivrance », le mystère sera définitivement déjoué, le jeu lui-même se dé-joue et perd peu à peu de sa dimension ludique. La pauvreté du gameplay s’affirme alors. La métaphore du conte est dévoilée, les grenouilles sont des bouteilles d’alcool, la petite fille un pantin donné en pâture… Nous ne sommes plus là pour simplement jouer, le joueur a été préparé durant toute la narration à ce que cette fin arrive, il n’y a plus d’alternative. Cet ajout de sens dans le récit entraîne cependant un surplus de significations. Il n’y a plus assez de vide, d’espace, nécessaire pour jouer véritablement. Le joueur a finalement affaire à un monde désarticulé et éclaté, marqué par la jouissance et la pulsion de mort. En effet, juste avant l’abandon du monstre, le joueur ne peut plus rien faire, hormis « gaver » le monstre. Comme point d’orgue de cette quête initiatique, le jeu se termine sur un trou, placé au milieu de l’immensité du ciel, dans lequel le joueur devra pousser Monstre, comme pour mieux se départir des souvenirs traumatiques que l’on aura dans un premier temps exhumés.

En disant cela, nous ne nous inscrivons absolument pas contre les qualités indéniables de cet objet vidéoludique, mais il s’agit d’interroger la signification de cette perte de la dimension ludique, et donc peut-être celle d’être possiblement un objet transitionnel pour le joueur lui-même ; cette possibilité tant attendue du jeu vidéo : « je joue à ne pas être moi, à faire comme si, et pourtant c’est bien moi qui me regarde jouer ».

Même si pour le joueur il devient au fil du jeu de plus en plus difficile d’y projeter ses propres objets et de jouer avec, Papo & Yo, nous paraît cependant l’exemple concret de la transformation aboutie d’un objet transitionnel en un objet culturel18 du point de vue de l’auteur du jeu.

Cet appauvrissement du ludique irait peut-être dans le sens de la tentative de McMillen (« transporter les gens dans mon esprit au moment où j’avais 5, 6, 7 ans. ») : placer le joueur de Papo & Yo de façon telle qu’il puisse approcher la position de Caballero par rapport à son traumatisme, à l’instar des scènes de réminiscences qui ne nous laisse quasiment aucune marge de manœuvre en tant que joueur.

Le jeu vidéo est un jeu de dupe, nous passons notre temps à ne rien vouloir savoir de ce que les développeurs ont pensé pour nous, car c’est un pari fait entre eux et nous. C’est le pari de faire « comme si », comme si les développeurs ne voulaient pas nous emmener à un endroit particulier, ou nous faire réaliser certaines prouesses « padistiques » particulières, en nous laissant par exemple errer comme si nous étions libres, etc.

Dans Papo & yo, le jeu de dupe ne tient pas jusque-là fin. Car ce jeu n’est peut-être pas tout à fait un jeu, il est autre chose aussi, et c’est ce qui lui donne encore plus de valeur à nos yeux. Mais en devenant cette autre chose, ce témoignage, cette « abréaction » de l’auteur, il peut perdre sa dimension ludique : laisse-t-on toujours croire au joueur qu’il joue sa propre aventure ? Indéniablement non. Papo & yo est donc une œuvre à part, qui relate quelque chose d’important à prendre en compte dans le champ vidéo ludique, utiliser ce média comme scène pour « témoigner de » et tenter véritablement de partager l’intolérable qui peut habiter un sujet.

 

 

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Conclusion

Si la dimension ludique peut être questionnée parfois, les différents jeux vidéo cités ici témoignent selon nous d’un investissement particulier du média vidéoludique. Ce dernier peut ainsi être pensé comme le « point d’où », en même temps que le lieu d’adresse pour raconter quelque chose de soi et se repérer vis-à-vis de l’Autre. C’est bien en cela que Papo & Yo se démarque. Il est construit comme un jeu vidéo, utilisant le même langage, mais pour dire quelque chose qui n’a sûrement pu se dire avec autant de justesse sur une autre scène que celle-ci. Et si le joueur peut rester avec le sentiment d’un échec à jouer, le jeu n’échoue pas à mi-dire ce pourquoi il a été réalisé. Le code, le gameplay, le récit et l’univers du jeu sont alors à entendre comme autant d’éléments d’une formule propre pour leurs créateurs, qui n’a pu se dire jusqu’alors puisque hors parole, à valeur « d’ouverture signifiante vers la société » (Lacadée P., 2007, p.24). Jusqu’à parfois prendre l’allure d’une ultime et dernière tentative de lien social comme le relate le documentaire Indie Game, the movie.

1 « La douleur du deuil vécue dans la position dépressive el les pulsions réparatrices développées pour reconstituer les objets aimés internes et

2 Le game designer est en charge de concevoir l’univers, le scénario ou encore les règles du jeu.

3 Le terme indépendant reste sujet à débat, nous l’employons pour qualifier une production dont les auteurs gardent toute leur indépendance créative.

4 http://www.indiegamethemovie.com/about.

5 Minecraft est un jeu de type bac à sable. Le Joueur, seul ou en réseau, apparaît sur un territoire constitué de plusieurs biotopes fait de blocs.

6 Ensemble de composants logiciels qui permettent de produire une simulation de monde imaginaire où se déroule un jeu vidéo, avec ses règles

7 Portal est un jeu de réflexion/action se basant sur l’utilisation de portails créant une connexion physique et visuelle entre deux points d’un

8 Half life est un jeu d’action.

9 Dans l’ordre, un jeu de simulation de guerre et un jeu de simulation de football.

10 http://www.weareminority.com/fr/team.

11 Une cinématique est une petite vidéo où le joueur devient spectateur. Elle a généralement pour but d’introduire les personnages et l’univers du

12 « Le jeu de plates-formes est un type de jeu vidéo dans lequel l’accent est mis sur l’habileté du joueur à contrôler le déplacement de son avatar.

13 « [...] Ce genre de jeux amène le joueur à résoudre des casse-tête [...], des énigmes, ou à naviguer à travers des lieux complexes comme des

14 Le terme gameplay est difficile à définir. Pour cet exposé, on peut retenir la définition de Guardiola « L’ensemble des actions (cognitives ou

15 http://dorkshelf.com/1012/11/12/interview-papo-y-yos-vander-caballero.

16 Une traduction de cet article est disponible ici : https://docplayer.fr/11269759-Le-game-design-une-architecture-narrative-par-henry-jenkins.html.

17 État de détresse primaire du nourrisson.

18 Dans un article précédent « Notes pour une métapsychologie du jeu vidéo comme objet de médiation thérapeutique », nous avions essayé de définir

Notes

1 « La douleur du deuil vécue dans la position dépressive el les pulsions réparatrices développées pour reconstituer les objets aimés internes et externes sont le fondement de la créativité et de la sublimation », Hanna Segal, 2011.

2 Le game designer est en charge de concevoir l’univers, le scénario ou encore les règles du jeu.

3 Le terme indépendant reste sujet à débat, nous l’employons pour qualifier une production dont les auteurs gardent toute leur indépendance créative.

4 http://www.indiegamethemovie.com/about.

5 Minecraft est un jeu de type bac à sable. Le Joueur, seul ou en réseau, apparaît sur un territoire constitué de plusieurs biotopes fait de blocs. Le joueur peut les assembler, désassembler, modifier, créer et détruire.

6 Ensemble de composants logiciels qui permettent de produire une simulation de monde imaginaire où se déroule un jeu vidéo, avec ses règles physiques, etc.

7 Portal est un jeu de réflexion/action se basant sur l’utilisation de portails créant une connexion physique et visuelle entre deux points d’un espace tridimensionnel.

8 Half life est un jeu d’action.

9 Dans l’ordre, un jeu de simulation de guerre et un jeu de simulation de football.

10 http://www.weareminority.com/fr/team.

11 Une cinématique est une petite vidéo où le joueur devient spectateur. Elle a généralement pour but d’introduire les personnages et l’univers du jeu, ou bien de faire progresser l’histoire.

12 « Le jeu de plates-formes est un type de jeu vidéo dans lequel l’accent est mis sur l’habileté du joueur à contrôler le déplacement de son avatar. […] Dans les jeux de plateforme en 2D typiques, l’avatar saute de plateforme en plateforme. » définition wikipédia http://fr.wikipedia.org/wiki/Jeu__de_plates-formes.

13 « [...] Ce genre de jeux amène le joueur à résoudre des casse-tête [...], des énigmes, ou à naviguer à travers des lieux complexes comme des labyrinthes. Plus généralement il oblige le joueur à réfléchir. Le genre peut être considéré comme un prolongement des jeux de logiques traditionnels. [...] » définition wikipédia http://fr.wikipedia.org/wiki/Jeu_vid%C3%A9o_de r%C3%A9flexion.

14 Le terme gameplay est difficile à définir. Pour cet exposé, on peut retenir la définition de Guardiola « L’ensemble des actions (cognitives ou physiques, performances et stratégies) que le joueur déploie et qui influencent positivement ou négativement la résolution de la situation de jeu incertaine dans laquelle il est immergé. » source blog d’Alexis Blanchet http://jeuvideal.com/?p=357.

15 http://dorkshelf.com/1012/11/12/interview-papo-y-yos-vander-caballero.

16 Une traduction de cet article est disponible ici : https://docplayer.fr/11269759-Le-game-design-une-architecture-narrative-par-henry-jenkins.html.

17 État de détresse primaire du nourrisson.

18 Dans un article précédent « Notes pour une métapsychologie du jeu vidéo comme objet de médiation thérapeutique », nous avions essayé de définir trois niveaux d’élaborations psychiques concernant l’agir du joueur. Le troisième étant la dimension sociale du jeu, en tant qu’il est un objet culturel permettant un partage avec les autres. Ceci en rapport avec les thèses de Winnicott sur la place du jeu dans la création d’un espace potentiel qui, lui-même, permet l’expérience culturelle.

Illustrations

 

 

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Citer cet article

Référence papier

Grégoire Latry et Vincent Lecorre, « Le dispositif vidéo-ludique au service de l’élaboration psychique », Canal Psy, 109 | 2014, 14-19.

Référence électronique

Grégoire Latry et Vincent Lecorre, « Le dispositif vidéo-ludique au service de l’élaboration psychique », Canal Psy [En ligne], 109 | 2014, mis en ligne le 08 décembre 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1560

Auteurs

Grégoire Latry

Psychologue clinicien

Vincent Lecorre

Psychologue clinicien, psychanalyste