Utilisation de la tablette numérique dans une pratique clinique quotidienne

DOI : 10.35562/canalpsy.1566

p. 28-30

Texte

J’ai découvert l’utilisation de l’objet numérique – dans ses fonctionnalités d’objet réel ouvrant sur un virtuel – en Service de Pathologie de la grossesse. Il semble surprenant de découvrir le numérique en ce lieu. Pourtant, il se présentait à travers l’appareil échographique et son écran, projetant une image, un film, un support de vie. Attardons-nous un instant sur la situation de Madame L1. Sa première grossesse était gémellaire spontanée, monozygote, monochoriale, mono-amniotique : les deux fœtus étaient en contact direct dans la même poche amniotique, le cordon ombilical de l’un pouvant s’enrouler autour du cou de l’autre en quelques heures et l’étrangler. Comment conduire cette grossesse sur un chemin dont il faut accepter la fatalité, les espérances et les désespérances ? Dans une dynamique organisatrice du devenir mère, Madame L a cherché à l’extérieur un miroir qui lui faisait défaut à l’intérieur. Elle aurait alors aménagé son vécu gestationnel avec la mise en œuvre du double ; un double représenté par l’appareil échographique-écran (un contenant) et l’image produite (un contenu), tel un « écran pour la pensée » (Tisseron S., 1999). Au cours de la prise en charge, les images échographiques sont devenues le film réel et fictif du développement des enfants. L’écran, lui, semble avoir été utilisé dans un investissement homo-érotique de l’appareil échographique. Madame L. aurait alors projeté son corps propre sur l’appareil échographique, appareil qui serait devenu son double corporel, un contenant. Le but de la création de ce double matériel apparaîtrait comme une tentative de représentation d’objet ; objet étant à la fois Madame L et les Fœtus. L’attachement de Madame L à ses échographies viendrait alors interroger la perception qu’ont les patients de toutes les images de leur vécu que leur envoie les scopes et autres imageries, numériques ou papiers, qui jalonnent leurs parcours de soin. Plus globalement, cette situation ouvre la voie vers ce que pourrait représenter l’outil numérique, son écran et ce qu’il projette.

Par la suite, j’ai de nouveau été confronté à l’outil numérique avec Monsieur G, un passionné de manga qui utilisait son appareil téléphonique pour projeter des extraits d’animés japonais, mais cette fois-ci en ESAT.

Ces situations ouvrent sur les enjeux de l’objet numérique comme objet double. Dans ses fonctions organisatrices, développées ici, le double aurait une fonction « symboligène » et permettrait « la constitution d’une auto-représentationé (Boranes J. J., 2002). Ainsi, par symétrie, l’objet numérique serait-il un support narcissique extérieur pour assurer sa propre existence ? L’écran numérique, et/ou l’image produite, serait-il porteur de la fonction du double dans un rôle de représentation de soi, via l’identification du même ? Dès lors, l’objet double représenté par le numérique, aurait « […] une valeur heuristique, facteur essentiel de structuration, de transformation du moi » (Decourt P., 1998) ou de restauration de soi.

Suite à ces premières interrogations, je me suis intéressée à la généralisation de l’utilisation des tablettes numériques et leur intérêt pour les dispositifs de médiation. Plus qu’un effet de mode, elles présenteraient une façon ludique et attrayante d’impliquer le patient dans une mise en jeu de ses mouvements internes, de jouer avec son imaginaire et ses pensées, de lier le virtuel avec le réel. Pourquoi en effet ne pas parler au patient de lui-même via la figuration d’un objet-autre, à travers les films, les dessins animés, les protagonistes des séries TV, les jeux vidéo ?

Un exemple succinct, celui de César ; après plusieurs mois de refus d’aborder le divorce parental, utiliser la tablette a permis à cet enfant d’en parler via le jeu « fruit ninja »2, jeu utilisé comme dépôt de représentations conscientes et inconscientes à interpréter. Jusque-là, dans des jeux omnipotents où César régnait en maître, je ne devais pas penser, parler ou suggérer, toute discussion étant impossible. Lorsque j’ai proposé la tablette, il s’est précipité sur ce jeu où « il faut couper le fruit avant que tout explose » et faire attention pour ne pas « faire tout exploser ». J’ai repris ses deux phrases, en modifiant le verbe couper par séparer et lui ai demandé à quoi ça lui faisait penser. La discussion était engagée, du divorce parental à cette explosion familiale dont il se sentait la cause. Cette situation s’articule aux précédentes en interrogeant la médiation qu’apporte l’objet numérique. L’objet-numérique, ici la tablette, un objet concret, palpable qui deviendrait un objet-médiateur dans ses vertus unificatrices et symboliques. Différent de l’objet-transitionnel, l’objet-médiateur-numérique serait cet intermédiaire entre le patient et le thérapeute, un objet partagé et utilisé par deux personnes simultanément. Le numérique deviendrait alors un « objet de relation » (Gimenez G., 2002). Le travail de médiation s’effectuerait ensuite avec « l’accompagnement de l’expérience de médiation par l’écoute et par la parole du soignant » nous dit René Kaës (2002, p.17). Le support visuel offert serait un « type de médiateur, conçu pour favoriser l’échange et le partage d’une expérience commune au sein du jeu, [permettant] de faciliter le travail sur des processus précurseurs essentiels à la mise en place d’une communication fonctionnelle comme l’attention conjointe […], la théorie de l’esprit […] ou encore l’imitation » (Donard V. et Simar E., 2012). Un travail de pensée viendrait se mettre à l’œuvre, à travers l’outil numérique, permettant de relancer le processus symbolique et produire un « effet de langage » (Kaës R., 2002).

 

 

Marc-Antoine Buriez.

Alexandre, jeune enfant de 5 ans, m’a été présenté comme difficilement accessible, turbulent, omnipotent, impulsif, en opposition, conduisant à l’impuissance et à la colère chez l’adulte. Alors qu’au sein du cadre psychothérapeutique, il s’est révélé un enfant attachant et souriant. Puis, m’ont été décrites ses difficultés dyspraxiques, dystoniques et orthophoniques, rééduquées progressivement avec une prise en charge psychomotrice et orthophonique. Alexandre présentait une mise à mal de la relation à son corps et à son environnement, avec un manque d’unité psychique et corporel. Il fractionnait son environnement de la même manière qu’il percevait son corps ; scindé en deux sur l’axe vertical (trouble de latéralisation, amblyopie, trouble auditif d’une oreille, frein lingual troublant la communication). Alexandre usait de stratégies défensives primaires qui venaient altérer la relation à l’autre, s’effectuant sur des modalités tyranniques. La prise en charge est venue mettre au travail la permanence de l’objet, la gestion de la culpabilité, le moi-peau, et tout un éventail de processus psychique.

Quant à nos relations avec Alexandre, elles ont été d’abord un peu compliquées, jusqu’à ce qu’elles se simplifient considérablement avec l’entrée de la tablette numérique dans la consultation. Il y avait de multiples rituels initiaux pour investir progressivement le lieu et la relation thérapeutique puis les quitter en fin de séance. Je devais trouver Alexandre qui se cachait dans la salle d’attente, puis, dans le bureau, nous devions faire le contour de nos mains avec un crayon et, à la fin de la séance, il fallait éteindre les lumières, dormir cinq secondes (rythmer le temps) et les rallumer. Durant toute la séance, nous utilisions également une horloge sur laquelle nous dessinions pour souligner visuellement un repère temporel, lui permettant d’apaiser son impulsivité et sa frustration. Mais, quand nous en sommes venus à l’utilisation de la tablette, ses rituels ont fondu. Sans doute cet outil palpable, qu’il pouvait manipuler, et relativement employer à ses fins, lui a-t-il permis de s’impliquer plus volontiers dans la mise en jeu de son intériorité et, ainsi, d’apaiser nettement ses rituels. En ce qui concerne ses troubles de coordination et de motricité fine, Alexandre appréhendait de se confronter à ses difficultés graphiques. Comme l’ordinateur qu’utilisent les ergothérapeutes pour pallier les grosses difficultés d’écriture, j’ai noté que la tablette lui permettait concrètement et fantasmatiquement de les contourner. Elle réduisait nettement ses craintes des préhensions bien évidentes. Malgré un tonus musculaire globalement hypertonique (comportement, impulsivité), Alexandre se relâchait tellement lors des manipulations (prendre un crayon, une poupée, de la pâte à modeler, tenir un livre, etc.) que tout son corps devenait mou empêchant toute préhension de l’objet présenté. D’une hypertonie, il en venait à une hypotonie. Il glissait véritablement de sa chaise, ou de ma main lorsque je tentais de le ranimer, le ramener dans la vie et dans le temps présent. Son tonus redevenait bien plus adéquat la tablette en main, tel un squelette permettant un maintien corporel…

La présentation de différents outils de médiation a été progressive avec Alexandre, mais je revenais régulièrement sur ceux classiquement utilisés. J’ai débuté par le dessin, essai peu concluant. J’ai présenté la pâte à modeler, outil qu’il refusait de toucher. Lorsque j’ai présenté la tablette – outil rassurant et familier – il l’a immédiatement et facilement prise en main, regardant et s’essayant aux différents jeux et applications. Le dessin libre sur la tablette lui était plus facile d’accès sur de nombreux plans (manipulation, absence de préhension d’un stylo, liberté de mouvement), Alexandre maniait habilement la tablette dans sa verticalité ou son horizontalité, me faisant même découvrir au passage certaines utilisations originales dont je ne supposais toutes les potentialités.

Lorsque nous approchions de zones plus difficiles à élaborer, s’il s’agissait d’un outil de médiation classique ; Alexandre le jetait, le déchirait, partait se coucher sur le canapé, se cacher sous les coussins, et il demandait une autre activité. Lorsque, par contre, cela se passait avec la tablette ; il la posait, me regardait et me demandait une autre activité, tout en se gardant la possibilité de revenir dessus. Le refus et l’opposition auxquels je pouvais être confrontée auparavant semblaient plus facilement dépassés face à la tablette.

Attardons-nous sur son application préférée contenant des histoires animées sur les émotions, mettant en scène des personnages, un jeu de couleur, de flashs, de sons, de vibrations. Il aimait écouter ces histoires, regarder les images, les gribouiller-colorier via la tablette. Au contraire de ce qui pouvait se passer avec un livre, où il passait d’une page à l’autre successivement, sur la tablette, Alexandre s’attardait sur certaines images, se laissant aller à les explorer. S’il allait trop vite ou trop fort en appuyant sur la tablette ; soit l’application se fermait, l’image disparaissait, l’histoire était brutalement finie ; soit l’écran, posé à la verticale, tombait. Il me regardait alors avec un mélange de surprise, de crainte d’être puni et de perte de repère du fait d’un contact visuel soudainement rompu. Peut-être le jeu du caché-coucou initial et ritualisé qui avait disparu venait parfois se rejouer ici dans un créer-trouver-détruit ?

Parmi ces histoires présentes sur la tablette, Alexandre appréciait celle d’un petit garçon qui, face à la frustration de ne pouvoir avoir un objet qu’il désirait, se mettait très fortement en colère. Une colère si forte qu’il en devenait un dragon ! Durant cette transformation, plus le lecteur appuie sur l’écran, plus l’image devient rouge, tremble et la queue du dragon grandit jusqu’à atteindre son summum et d’un coup disparaître, pour mieux recommencer cette mutation. Alexandre était fasciné par cette transformation qu’il pouvait rejouer à l’infini. Puis, on suit ce petit garçon qui apprend à gérer sa colère, tout d’abord il jette et casse ses jouets, enchaîne les bêtises, se fait gronder par ses parents, se fait mal en se jetant sur les coussins du canapé mis en pagaille, et à la fin répare les jouets qu’il a cassés. Alexandre répétait les scènes (la mutation), participait au fait de jeter les jouets (son doigt glissait avec facilité sur l’écran pour faire bouger le jouet) ou les cascades (Alexandre riait aux éclats dès que le garçon se frappait aux contours de l’écran simulant les murs – d’un rire « maniaque » qu’il avait pu faire entendre lors des premières séances). Alexandre pouvait expliquer pourquoi les parents étaient en colère (face aux actes de l’enfant), mais il ne pouvait exprimer les ressentis de chacun (notamment de l’enfant). Ainsi, un partage attentionnel et un échange avec Alexandre a pu se mettre en place à travers la tablette, ses jeux et ses histoires animées/à animer.

Nous voyons que de nombreuses pistes de lecture apparaissent à l’évocation de ces jeux et de leurs enjeux latents. Mais, que représente ici la virtualisation d’une histoire ? Peut-être son acceptation renvoie-t-elle, à travers l’image qui se construit pour mieux s’évanouir, à une temporalité virtuo-psychique à saisir ? Ou encore à un monde virtuel ancré dans celui du réel telle une double enveloppe contenante à la fois pour cet enfant et pour moi-même où mes propres difficultés à le contenir peuvent s’évanouir ? Pour autant la tablette n’a pas été une fin en soi, elle a simplement, mais heureusement, permis d’accéder plus facilement au monde d’Alexandre et à vaincre plus aisément ses appréhensions. Avec le temps et ses diverses rééducations aussi, Alexandre a pu construire des personnages et une histoire avec la pâte à modeler. Il a également pu dessiner un bonhomme, très sommaire, à l’aide de crayons sur une feuille. Après quelques mois, la prise en charge duelle était relativement aisée avec des mouvements d’opposition et d’évitement apaisés, des capacités de mise en mot de ses émotions. Les modalités de mise en jeu des mouvements pulsionnels et conflictuels d’Alexandre semblaient démontrer un fonctionnement psychique qui tendait à s’assouplir, comme un accès progressif vers l’unité de son schéma corporel morcelé.

Alors, au sein du numérique, de ces histoires ou de ces jeux construits ou à construire, le joueur se trouve immergé dans différents univers qui le sollicitent sur le plan perceptif (visuel, sonore et sensoriel en vibrant) sur lesquels il peut agir. L’utilisateur est invité au travers de ces différentes applications à s’identifier au personnage ou à devenir lui-même le protagoniste susceptible de construire l’histoire ou de la modifier à souhait.

Aujourd’hui, l’outil numérique fait partie intégrante de ma clinique, via les applications, les jeux, les vidéos, la musique, etc. Je découvre chaque jour de nouvelles possibilités et me questionne quant au sens à donner à tout le matériel recueilli. Il me laisse à supposer que l’outil numérique peut devenir un objet repérable adapté aux régressions, aux attaques pulsionnelles, introduit dans un cadre thérapeutique invariant, mais suffisamment malléable, qui favoriserait la mise en mot et en sens de sa propre intériorité, de sa propre histoire. Par ailleurs, il existe aussi de nombreuses possibilités de mises en jeu des processus cognitifs au travers des applications de travail via les applications ASA et PECS. Toutes applications peuvent être utilisées dans un but psychothérapeutique, tout dépend du cadre que l’on lui donne. Cependant, un outil conçu, pensé et orienté à l’utilisation analytique pourrait être opportun, un appui pour la pratique clinique.

1 Chomette F. (2009) Voyage en double. Accompagnement clinique d’une grossesse gémellaire pathologique : entre écho-graphie et écho-ïsation, Mémoire

2 Jeu qui mêle discrimination visuelle et rapidité motrice, et qui consiste à couper des fruits. Une erreur mène à une explosion par une bombe.

Notes

1 Chomette F. (2009) Voyage en double. Accompagnement clinique d’une grossesse gémellaire pathologique : entre écho-graphie et écho-ïsation, Mémoire de Master 1.

2 Jeu qui mêle discrimination visuelle et rapidité motrice, et qui consiste à couper des fruits. Une erreur mène à une explosion par une bombe.

Illustrations

 

 

Marc-Antoine Buriez.

Citer cet article

Référence papier

Fanélie Chomette, « Utilisation de la tablette numérique dans une pratique clinique quotidienne », Canal Psy, 109 | 2014, 28-30.

Référence électronique

Fanélie Chomette, « Utilisation de la tablette numérique dans une pratique clinique quotidienne », Canal Psy [En ligne], 109 | 2014, mis en ligne le 09 décembre 2020, consulté le 18 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1566

Auteur

Fanélie Chomette

Psychologue clinicienne