Synthèse et perspectives de la journée sur la psychologie industrielle

DOI : 10.35562/canalpsy.1602

p. 17-19

Plan

Texte

Quelque quarante années après son inauguration, cela ne me déplaît pas de revenir dans cet amphi où, entre-temps, j’ai eu à intervenir, dans le cadre d’animations culturelles et de colloques. Au hasard des rencontres du déjeuner ambulatoire offert par les organisateurs de la journée, j’ai appris que Mme Katia Osorio se trouvait parmi nous aujourd’hui. Qui est-elle ? Eh bien pas moins que la lauréate du concours national des masters 2 de l’année ! Ainsi que j’ai eu l’occasion de le lui dire je souhaiterais que, malgré ses réticences, elle veuille bien accepter nos félicitations les plus sincères, tant elle fait honneur à notre Université, à la psychologie du travail, mais aussi à son directeur de mémoire, Philippe Sarnin, cheville ouvrière de cette manifestation. Pour la décider à monter parmi nous sur cette scène, je lui apprendrai que Philippe Sarnin a en quelque sorte pris ma succession à mon bureau et dans l’équipe du DESS de psychologie du travail. Katia Osorio, je vous cède d’autant plus volontiers de mon temps de parole qu’une grande part du travail de synthèse qui m’est dévolu a déjà été effectuée par les rapporteurs des quatre tables rondes.

Intervention de Katia Osorio acclamée par l’assemblée

Merci, Madame, d’avoir bien voulu partager avec nous vos lauriers à l’occasion de ce 1er Prix qui, m’a-t-on dit, a été attribué pour la première fois à une femme par ce jury aux noms prestigieux.

Synthèse

Grâce à des rapports clairs, concrets et précis, les rapporteurs nous ont en effet transmis quatre synthèses. Dépourvu de la faculté d’ubiquité, plutôt que de courir d’un atelier à un autre je m’en suis tenu à un seul, intitulé « Technologie et travail : les apports de la psychologie du travail ». L’animation attentionnée, mais ferme de Marc-Éric Bobillier-Chaumon a permis aux trois intervenantes, psychologues du travail, Nadia Barville (SNCF), Emmie Bouvier (Bio-Mérieux), Laurence Triposseli (CNAM Rhône-Alpes), d’exposer leur problématique particulière, de susciter des échanges et même d’amorcer, malgré le peu de temps imparti, un débat sur le sens du travail, le challenge de la co-construction avec des porteurs de projet, la contribution à l’amélioration de la santé publique, enfin le comment partir de la concrétude du travail pour aboutir à la rude loi du vivre ensemble, en sachant que dans ce cas ce n’est pas l’objet technique lui-même qui importe le plus, fût-il le tout nouveau logiciel relationnel. Quel est alors le rôle d’un psychologue du travail ? Il apparaît à l’une des intervenantes que, dans tous les cas, celui-ci doit d’abord s’imprégner de l’odeur spécifique à l’entreprise.

La journée était aussi l’occasion de fêter le centenaire de la psychologie industrielle. En ce sens que le psychologue allemand puis américain, Hugo Münsterberg, a proposé en 1913 des méthodes de psychologie dite « industrielle » permettant d’analyser les métiers et les aptitudes professionnelles. Didier Gigandon souligne le fait que Münsterberg ait été l’un des premiers à reprocher son inhumanité au taylorisme, qui ignore les aspects psychologiques, à commencer par les motivations au travail. En opposant le « modèle allemand » au « modèle américain », Münsterberg fait figure d’opposant au modernisme de l’époque… celui des « temps modernes ». Outre le mérite de la découverte pour plusieurs d’entre nous, cette présentation de l’œuvre de Münsterberg a permis de situer la psychologie du travail dans un cadre historique, indispensable à toute réflexion critique de longue portée.

Bruno Cuvillier a inscrit son exposé d’une remarquable érudition dans la même perspective historique pour décrire l’évolution de la psychologie industrielle de la fin du XIXe siècle à la fin du XXe. On y voit la part belle faite à une psychotechnique avant tout au service du taylorisme, mais aussi une originalité française vis-à-vis des USA, même si la distinction entre psychotechnique et psychologie du travail est loin d’être claire. On y décèle la triple influence du corps médical et des politiques, sous l’égide de plusieurs ministères, ainsi que de la franc-maçonnerie. Il faut attendre l’entre-deux-guerres pour qu’apparaisse une ligne de rupture entre la psychologie expérimentale et la psychotechnique, dont un incontestable pionnier fut Jean-Maurice Lahy, qui se proclamait lui-même le « père de la psychotechnique en France ». La moindre diffusion de la psychotechnique dans notre pays, en comparaison avec d’autres, peut s’expliquer aussi par la résistance au sein même des entreprises où les services, à commencer par ceux qui gèrent le personnel, craignaient la concurrence. À noter aussi la méfiance de la psychotechnique à l’égard de la psychologie « empirique », la graphologie et la chiromancie entre autres. Tout au long de la première moitié du XXe siècle, face aux « apôtres du taylorisme », Lahy et ses disciples en psychotechnique exerceront une critique constante de ce taylorisme qui aboutit à une hyperspécialisation des postes de travail. En 1953, 156 centres départementaux d’orientation professionnelle avaient été mis en place.

 

 

Guilhem Gaillardou.

À partir de sa double expérience de psychologue en entreprise ainsi que de celle presque aussi longue d’intervenant en psychologie du travail et d’accompagnateur au sein de l’Institut de psychologie, Gabriel Lunven nous fait passer de la psychotechnique à la psychologie du travail en exprimant sa conviction qu’on ne peut être psychologue tout court si on ne considère pas qu’il existe des valeurs humaines supérieures aux lois du marché. Les trois exposés qui suivent constituent une ouverture sur ce qui se passe en dehors de l’Hexagone. Carole Charras (Québec) décrit le cursus professionnel canadien, long et diversifié. Daniel Bize (Suisse) évoque un profil de psychologue indéterminé et plus ouvert dans un pays où le titre de psychologue n’est reconnu officiellement que depuis le 1er avril 2013. Wolf-Ulrich Scholz (Francfort) nous apprend qu’en Allemagne il n’existe plus guère d’universités qui délivrent un diplôme de psychologue. Il se demande même si à l’avenir la profession de psychologue du travail sera proposée aux titulaires du Bachelor (licence), diplôme apprécié en Allemagne. Si c’est le cas, comment seront définies ses tâches, ses responsabilités ? Dit en passant : alors qu’à l’accoutumée la traduction simultanée est trop souvent fastidieuse, le tandem franco-allemand Wolf-Ulrich Scholz – Stéphanie Gosset nous a fait passer un moment de régal linguistique.

Perspectives

En d’autres termes, quelle suite à donner à cette journée ? Il reviendra évidemment aux trois coorganisateurs d’en décider, le GREPS, l’APIRAF et le Groupe allemand de psychologie du travail, qui s’inscrivent dans le long terme et partagent une histoire commune en matière de psychologie du travail. À eux, au cours des mois qui viennent, d’évaluer si la dynamique de la journée est parvenue à créer une cristallisation susceptible de donner corps à des problématiques nouvelles ou, tout au moins, de renouveler les anciennes. Toujours est-il qu’il m’est demandé de donner mon point de vue d’observ(acteur) extérieur à ces trois groupes décisionnels (l’un à statut universitaire, l’autre à statut associatif, le troisième, franco-allemand, à statut hybride). Je commencerai par mettre en valeur les ingrédients qui ont contribué à la réussite de la rencontre et qu’il conviendrait donc de conserver :

  • la mixité des générations et du sexe des intervenants,
  • le choix de jeunes professionnels qui, tout en ayant une insertion professionnelle, sont des doctorants,
  • l’ouverture aux échanges avec la salle,
  • le souci d’aller voir ailleurs ce qui se passe, en faisant appel à des chercheurs et professionnels étrangers,
  • le choix d’avoir donné d’emblée un cadre historique à la journée. La célébration d’un anniversaire a été beaucoup plus qu’un prétexte, elle a fourni un solide fil rouge à la mosaïque des interventions.

Après avoir évoqué la psychologie industrielle, la psychotechnique et la psychologie du travail, avec ce même parti pris d’inscrire la psychologie et les psychologues du travail dans l’histoire, il serait souhaitable à présent de porter l’attention sur le second terme, celui de travail, à savoir le terrain d’observation et d’application qui nous a réunis ce jour. De toile de fond des interventions, la trilogie de la technique, de l’emploi et du travail serait alors placée au premier plan de la toile.

Face à celle-ci, s’il nous faut reconnaître que la mécanisation puis l’automation ont abouti à la déshumanisation du travail, ce n’est pas une raison pour exclure aujourd’hui la technique de la culture, au risque d’opérer une nouvelle déshumanisation. D’autant qu’il n’existe pas de déterminisme, ainsi, dès l’introduction du taylorisme en France, Jean-Maurice Lahy avait relevé que des ouvriers réduits à l’impossibilité de faire avec leurs mains les gestes nécessaires dans le temps chronométré parvenaient à « s’aider de la tête comme d’un troisième bras ». Dans sa volonté de mécanisation de la main, le taylorisme n’avait pas réussi à l’éliminer complètement. La main est plus que la main, aussi ne peut-elle être séparée de l’action mentale, de l’activité du sujet. J’irais jusqu’à parler de l’intelligence, sensitive, de la main, après avoir travaillé en 2x8 sur des boudineuses. Après coup, en décomposant le mouvement, je compris que j’avais acquis un tour de main, en utilisant autrement mes mains, mais aussi mon corps, en laissant un léger mou au câble et en évitant de trop le fixer des yeux, comme si un circuit cognitif nouveau s’était établi entre la main et le regard. Tout en souscrivant à la formule de Lahy cité ci-dessus, je dirais plutôt que je m’étais aidé de la main comme d’un second cerveau… après avoir déconnecté le premier. Cette synchronie de la main et du regard qu’est ici le tour de main caractérise toujours le seul travail humain à ce moment où production et création ne font plus qu’un.

Il y a d’autant moins de déterminisme que lorsqu’on observe l’évolution du travail dans les sociétés industrielles on s’aperçoit qu’il existe des différences notables entre les pays. Prenons l’exemple de la France et de l’Allemagne puisque c’est l’analyse comparée la plus courante en ce domaine et qu’un groupe de recherche allemand fait partie des organisateurs de la journée. Là où nous nous trouvons présentement, un lieu destiné en priorité à la formation de jeunes, je choisirai comme indicateur le taux de chômage des jeunes dans nos deux pays. Après avoir fait le constat que la France est l’un des pays où l’on a le plus cultivé le mépris à l’égard du travail manuel et la méfiance à l’encontre des travailleurs, ainsi que des entreprises et de l’esprit d’entreprise, il apparaît qu’une des causes principales du chômage élevé des jeunes Français se révèle être le manque de relation entre la formation scolaire et le monde du travail. En Allemagne, au contraire, le système « dual » a permis d’établir une relation de l’apprentissage en entreprise avec l’école professionnelle.

L’enseignement professionnel en Allemagne regroupe les organismes publics et privés de formation. Par ailleurs, l’enseignement professionnel ne comprend pas seulement les écoles, mais aussi les entreprises, les ateliers d’apprentissage, les centres de réadaptation, bref toutes les institutions à l’origine des diverses actions de qualification professionnelle. Le système repose sur un consensus de fait : l’entreprise est reconnue comme formatrice par les pouvoirs publics et les partenaires sociaux. Les jeunes Allemands, même ceux qui proviennent des couches les moins qualifiées, celles les plus menacées par le chômage, s’intègrent plutôt bien à la vie professionnelle, alors qu’en France la formation pratique technique est confiée traditionnellement à l’école. À l’arrivée, le système français de formation fait apparaître des déficits importants qui se traduisent par des effectifs très faibles : on en a une idée en comparant les 75 % d’une classe d’âge suivant une formation professionnelle en Allemagne avec les 5 % d’élèves français de la même catégorie.

Afin d’expliquer une telle disproportion entre les deux pays les analystes de la société française continuent d’en référer à la pseudo-psychologie du « tempérament national » ou de la « mentalité des peuples », plutôt qu’à des faits d’histoire, qu’ils ignorent, dans ce cas de figure la loi Le Chapelier, votée le 14 juin 1791, qui proscrivait les corporations de métiers et le compagnonnage. On n’a pas trouvé pire pour accélérer la déliaison sociale. Concernant notre propos de l’instant je relèverai son rôle dans la destruction du système d’apprentissage français et, par voie de conséquence, des structures de protection de l’enfant et de l’adolescent.

En conclusion, s’il ne veut pas être réduit à un rôle d’adoucisseur, de panseur des plaies et des bosses du travail, le psychologue doit assumer ses responsabilités dans les grands débats de société ayant trait à l’homme et à la femme au travail ou sans travail. S’il perd de vue l’analyse concrète du travail, le psychologue deviendra peut-être un expert ès techniques, ou encore un coach, mais, en s’éloignant du travail réel, il se discréditera sur la question sociale. N’est-ce pas ce que les pionniers de la psychologie du travail, Jean-Maurice Lahy (1872-1943) et, plus près de nous, Suzanne Pacaud (1902-1988) pressentaient déjà ?

Illustrations

 

 

Guilhem Gaillardou.

Citer cet article

Référence papier

Michel Cornaton, « Synthèse et perspectives de la journée sur la psychologie industrielle », Canal Psy, 107 | 2014, 17-19.

Référence électronique

Michel Cornaton, « Synthèse et perspectives de la journée sur la psychologie industrielle », Canal Psy [En ligne], 107 | 2014, mis en ligne le 09 décembre 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1602

Auteur

Michel Cornaton

Professeur émérite de l’Université Lyon 2, directeur-fondateur de la revue Le Croquant

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