Le pouvoir symbolique des contes

DOI : 10.35562/canalpsy.1802

p. 23-25

Plan

Notes de la rédaction

Bernard Chouvier est l’auteur de l’ouvrage : La médiation thérapeutique par les contes, paru chez Dunod en 2015 et il vient de faire paraître en 2017 aux mêmes éditions Le jeu théâtralisé, une médiation thérapeutique en groupe d’enfants.

Texte

Tomber sous le charme d’un conte est tout sauf anodin. Le charme, au sens plein du terme, se constitue d’une action inconsciente sur l’esprit. Tout se passe comme si le conte distillait – instillait, à travers les mots qui le portent, quelque chose d’envoûtant, de nature à anesthésier notre sens critique et notre capacité de jugement, afin de nous livrer, sans défenses, aux êtres merveilleux qui le peuplent. Le conte fonctionne à la façon d’un sortilège, à coups de formules magiques, de répétitions et de rituels. Un fil nous guide dans ce parcours périlleux, au milieu des embûches et des épreuves dont nous faisons l’incertaine expérience aux côtés du héros, c’est la voix du conteur. Cette voix même qui transporte, émeut et ravit l’auditoire.

Le corollaire d’un tel état de soumission heureuse est l’enchantement. Encore un terme relatif à la pensée magique qui allègue de la circulation psychique entre l’histoire contée et le vécu de celui qui l’écoute au présent. Un récit qui vient d’un passé improbable mais que chacun reçoit à travers la tension d’un présent émotionnel. Ainsi, pour que le conte opère, il doit faire preuve de qualités incantatoires. Ce n’est qu’à cette condition que la psyché se trouve capturée et mise en dépendance.

Le contenu des contes merveilleux est tout sauf léger et anodin. Il y est sans cesse question d’attaques cannibaliques, de meurtres, d’agressions et d’incestes, toutes choses suscitant angoisse et crainte, dont, par principe, on tâche de préserver les enfants. Quelle est alors cette alchimie qui fait tenir ensemble des histoires basées sur la terreur et une expression candide, marquée du sceau de l’enfance ?

L’exploration de cette question mérite que l’on s’arrête tant sur la nature et le style du conte merveilleux que sur sa finalité psychique. Il est bien des manières d’interroger le conte, sa portée linguistique, ses dimensions historiques et sociales. Toutefois ce qui importe pour le psychologue clinicien est de saisir et d’expliciter la dynamique consciente et inconsciente qui préside à l’émergence de ce type de récit fictionnel, le traitement formel qui en est fait, ainsi que les contenus représentationnels et fantasmatiques auxquels ils se réfèrent. L’élucidation de tels enjeux psychiques met en lumière l’intérêt pédagogique, éducatif et surtout thérapeutique que représente l’utilisation du conte merveilleux comme médiation. Plus on comprend la logique interne du conte, plus on est sensible aux effets qu’il produit, plus on approfondit les énigmes qu’il soulève, plus on est convaincu de la fonction élaborative qu’il remplit au niveau émotionnel et affectif. La thématique propre des contes merveilleux permet la résurgence des contenus résiduels traumatiques et l’évocation des conflits internes actuels ou anciens. À partir de la remise en jeu de ces données conscientes et inconscientes, il devient possible d’engager, avec et par le conte, un traitement psychique. Sont déployées à la fois les dimensions sublimatoires du récit et la portée thérapeutique du dépassement des enjeux conflictuels liés à la réactivation pulsionnelle et à l’émergence fantasmatique.

Ce qui fait un conte merveilleux

Le conte est construit selon une double structure. L’emboîtement de ces deux niveaux structurels est nécessaire pour assurer l’accomplissement des différentes fonctions psychiques qu’il est censé remplir.

Le premier niveau correspond à la structure essentielle commune à tous les contes. La structure dominante du conte est définie par Vladimir Propp1 comme une boucle refermée sur elle-même, mais le point d’arrivée n’est pas superposable au point de départ : entre les deux il s’est produit un changement radical qui correspond exactement au processus psychique mis à l’œuvre symboliquement dans l’échange qui s’opère entre le conteur et celui qui reçoit l’histoire contée.

Pour que l’histoire devienne réellement un conte et non pas une simple relation événementielle, réelle ou imaginaire, différentes étapes sont nécessaires. Un déséquilibre initial est tout d’abord posé, qui met en marche la dynamique du récit. Le conte est essentiellement une quête au cours de laquelle un héros ou une héroïne va tenter, au prix de nombreuses épreuves, de rétablir – de façon durable – l’équilibre initial perdu à la suite d’un évènement à valeur traumatique, comme l’arrivée d’une famine, la survenue d’une guerre ou la disparition d’un parent. Le personnage principal s’arme de courage et décide d’aller affronter son destin en parcourant « le vaste monde ». Il part sans plus se poser de questions, sans que l’angoisse de l’inconnu ne le tienne au corps. Quelle que soit sa peur, il sait, il sent que le milieu familier lui est devenu hostile et qu’il ne pourra survivre qu’en acceptant de quitter son village, sa famille, voire sa patrie. Ce peut être également une tâche périlleuse qui lui est confiée et qu’il décide bravement d’accomplir pour ne pas perdre l’amour ou la confiance familiale.

Une fois sur la route, des épreuves de diverse nature l’attendent, qu’il devra surmonter grâce à son intelligence ou à sa ruse ou aux deux réunies. Cependant pour vaincre les êtres maléfiques rencontrés, il a besoin de trouver sur son chemin et de s’adjoindre l’appui de forces bénéfiques symbolisées par des objets ou des personnages aux pouvoirs magiques comme les fées, les lutins, ou les petits hommes. Sont présents également dans ce parcours des animaux rendus secourables grâce à la générosité du héros. Ayant été secourus par ce dernier lorsqu’ils étaient dans la détresse, ces animaux vont lui venir en aide au moment opportun. La dernière épreuve est en général la plus redoutable : le jeune homme ou la jeune fille se trouvent en face de l’ennemi le plus puissant jamais rencontré, quasi invincible et qu’ils vont parvenir malgré tout à réduire ou à détruire grâce à l’ensemble des forces magiques qu’ils ont réussi à fédérer autour d’eux tout au long de leurs pérégrinations.

Le voyage initiatique accompli, la boucle étant bouclée, le héros revient chez lui, porteur d’une solution régénérative qui va instaurer durablement le retour à l’équilibre perdu. Le gain narcissique en ce qui le concerne est assuré puisqu’il apparaît désormais comme le sauveur, ou tout au moins, comme celui qui a su mettre fin au cycle infernal des tourments. Le travail de deuil est accompli et la perte inaugurale, nullement effacée, est enfin dépassée. Sous une forme créative et substitutive, le conte représente un processus psychique de réparation de soi et de l’objet dans la mesure où il offre à celui qui le lit ou l’écoute un modèle résolutoire des conflits psychiques dont l’efficacité symbolique est de nature manifeste.

Cette structure générale se décline de multiples façons dans le conte mais elle est constamment présente et sa nécessité est avérée pour que le conte exerce son pouvoir, sinon il ne resterait qu’une histoire plaisante et distrayante.

Le conte, héritier du mythe, acquiert grâce à sa puissance de symbolisation une portée universelle. Ainsi chaque type de conte se retrouve dans de multiples lieux, mais chaque région, chaque pays en possède une variante différente. Tantôt l’intérêt se porte sur l’originalité et l’exotisme de ces contes et chacun peut en apprécier la saveur en les liant à leur contexte ethnoculturel, tantôt au contraire il est opportun de chercher à dégager le substrat organisateur afin de pouvoir en saisir la signification psychique profonde. Au-delà des fioritures et des aspects anecdotiques du conte se cache la structure centrale qui en donne la clé et qui permet de comprendre pourquoi ce conte-là a résisté à l’usure du temps et s’est répandu partout dans le monde.

Chaque conte a de plus, une forme spécifique, compte tenu de sa valeur fonctionnelle.

Ce second niveau structurel concerne le contenu propre de chacun d’entre eux. Au-delà des multiples variantes qu’il peut revêtir, chaque conte renvoie à une problématique particulière qui le caractérise. Ainsi avons-nous affaire à des récits typiques facilement repérables, du fait de leurs ressemblances, par-delà leurs différences. Chaque conte correspond à une fantasmatique déterminée qu’il importe de saisir très précisément pour en évaluer la portée symbolique. Bien qu’il apparaisse à travers de multiples versions, le thème central demeure le même, avec ses différents constituants et ses épisodes conséquents. On pourrait comparer cette structure particulière du conte à une organisation en arêtes de poisson : une colonne vertébrale-support et des ramifications latérales qui peuvent, selon les circonstances, se démultiplier indéfiniment. L’organisation thématique de chaque récit représente un point de repère décisif pour s’orienter à travers le vaste labyrinthe des contes.

C’est grâce à cette double structuration que le conte peut avoir un certain pouvoir sur la vie psychique, car cela lui confère une double action, à la fois au niveau conscient et au niveau inconscient. En même temps qu’on est porté par le déroulement linéaire du récit, en même temps qu’on est attentif au déroulement des différentes actions, le message profond du conte atteint l’inconscient. C’est ainsi que le conte s’apparente au récit du rêve, il en a la portée symbolique et le pouvoir évocateur singulier. Derrière chaque mot, derrière chaque phrase, derrière chaque image, se cache une référence à un processus primaire.

Les rythmes du conte

Le conte a une écriture bien caractéristique qui le différencie des autres types de récit. Il est elliptique et fait fi du temps et de l’espace. Les pauses répétitives au cours du récit ont pour fonction première de ponctuer les étapes de l’histoire et de permettre à chacun d’intégrer suffisamment les données de l’intrigue. Ainsi, par exemple, le conte réduit-il en une phrase de longs voyages ou de longues durées temporelles.

Le conte, d’autre part, foisonne de formulettes répétitives, de bouts rimés et d’onomatopées qui sont là pour lui conférer une musique singulière et le rapprocher de l’enfance. Il se crée comme un bercement dans l’histoire, qui vient en adoucir les horreurs et les rendre audibles.

Par exemple, dans le conte du Genévrier des frères Grimm, on entend la roue du moulin qui fait clic-clac et l’oiseau chante en répétant à chaque fois pour pacifier les mots terribles de son chant : « Cui-cui ! Quel bel oiseau je suis2 ! ».

Cette climatique favorable à la régression permet également un ancrage affectif des contenus représentatifs véhiculés dans le conte. C’est ce type d’ancrage qui en assure une résonance émotionnelle particulièrement forte. Un récit apparemment léger et qui peut paraître anodin a ainsi un impact durable et marquant qui ne peut s’expliquer autrement que par le biais de l’effet subliminal de ces petites formulettes. La résonance intime du conte et sa prégnance mémorielle sont étroitement liées aux diverses figures de style qui l’animent et font vibrer la parole qui le porte.

Par opposition aux récits ouverts qui laissent toute latitude à l’auteur pour se livrer à des digressions ou pour se laisser emporter par les effets de style ou par des licences poétiques, le conte est un récit clos qui se caractérise par sa fermeture. De même que son économie de moyens est radicale, de même sa structure est contraignante et oblige conteur et public à se soumettre à sa logique et à sa forme obligées. Pas de concessions, pas de liberté quant à l’histoire, le déroulement des diverses étapes, des diverses péripéties est soumis à une stricte nécessité interne. Si ces conditions ne sont pas respectées, le conte perd sa magie agissante et n’a plus aucune efficience symbolique.

Le conte est une narration seconde. Le conteur rapporte une histoire censée s’être déroulée dans un passé lointain et dans un lieu improbable. La voix du conteur est comme la courroie de transmission d’un récit déjà mille fois conté qu’il se contente de rendre actuel et de transmettre à un auditoire qui pourra, à son tour, le transmettre à d’autres.

Les personnages du conte différent des personnages de théâtre. Ils sont moins des sujets qu’il faut rendre réels pour qu’ils soient crédibles que des symboles qu’il faut rendre vivants pour qu’ils prennent corps dans l’imaginaire de l’auditoire. Le Petit Poucet, le Troll ou la Baba-Yaga sont des figures projectives qui prennent sens, au fil du récit et qui prennent forme ainsi au sein d’un scénario fantasmatique.

Le conte figure une procédure d’accomplissement pulsionnel et, à ce titre, il présente une scénarisation suffisamment élaborée pour offrir un mode résolutoire des conflits internes et ouvrir à un processus de maturation.

Ce qui importe, à ce niveau de compréhension, est de déconstruire les éléments constitutifs du scénario du conte pour en saisir la portée symbolisante. En quoi et comment la structuration interne de l’histoire répond-elle aux exigences d’une assimilation psychique ?

Un personnage central est désigné comme vecteur d’identification et tout ce qui va lui arriver dans l’histoire sera vécu comme une série d’épreuves internes à surmonter. La quête du héros ou de l’héroïne, jusqu’à la réalisation finale figure un cheminement subjectif dont on repère aisément les étapes constitutives. Les objets internes sont diffractés sur les différents personnages secondaires.

Au niveau objectal, on repère d’abord le clivage des figures paternelles et maternelles. Le bon père et la bonne mère renvoient à des images idéalisées, mais aussi le plus souvent désincarnées. Une divinité, un roi, une reine occupent ces rôles, mais toujours à distance, loin des préoccupations quotidiennes du héros. Elles se manifestent cependant, aux moments cruciaux du récit, sous la forme d’entités bénéfiques et secourables aux pouvoirs surnaturels. Il s’agit d’un génie tutélaire, d’une fée, à chaque fois de parents totalement bons. De même les figures maléfiques vont sans cesse menacer le héros et mettre sa vie en péril. Qu’il s’agisse du Diable, de la sorcière ou de toute autre représentation négative, le héros doit se sortir des embûches et des pièges qui lui sont tendus alors.

Compte tenu de toutes ces caractéristiques, le conte est devenu une médiation thérapeutique particulièrement efficiente, aussi bien dans les centres de soin pour enfants et adolescents que dans les hôpitaux de jour pour patients adultes. De plus en plus, également, le groupe-conte se développe auprès des personnes âgées, dans les maisons de retraite ou les EHPAD, où il est un excellent moyen pour retisser les liens avec une mémoire défaillante. Le groupe-conte ne se limite pas au contage du conte merveilleux, il demande à instaurer une appropriation subjective des contenus symboliques qui lui sont propres grâce à une mobilisation active des participants sous des formes variées comme l’écriture, le dessin, la marionnette ou le jeu de rôles. Chacun est en mesure, dans le lien avec les thérapeutes, d’entrer grâce à la forme spécifique de récit qu’est le conte, dans un processus de maturation ou de transformation.

1 Propp V. (1928) Morphologie du conte, Paris, Seuil (1970).

2 Grimm W. et J. (1812-1815) Contes pour les enfants et la maison, Paris, José Corti (2009).

Notes

1 Propp V. (1928) Morphologie du conte, Paris, Seuil (1970).

2 Grimm W. et J. (1812-1815) Contes pour les enfants et la maison, Paris, José Corti (2009).

Citer cet article

Référence papier

Bernard Chouvier, « Le pouvoir symbolique des contes », Canal Psy, 120 | 2017, 23-25.

Référence électronique

Bernard Chouvier, « Le pouvoir symbolique des contes », Canal Psy [En ligne], 120 | 2017, mis en ligne le 01 mai 2020, consulté le 20 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1802

Auteur

Bernard Chouvier

Professeur émérite de psychopathologie clinique à l’Université Lyon 2

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