Delphine Minoui, Les passeurs de livres de Daraya. Une bibliothèque secrète en Syrie

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Référence(s) :

Delphine Minoui, Les passeurs de livres de Daraya. Une bibliothèque secrète en Syrie, Paris, Ed. du Seuil, 2017, 158 p., 16 euros.

Texte

On sait et on ne sait pas. On sait sans prendre la mesure vécue de ce que l’on sait, de loin.

Heureusement, il y a des journalistes. Certains (en l’occurrence, certaines) informent et font plus qu’informer. Il y eut, voici quelques années Le quai de Ouistreham sur les précarisations du travail et la fragilité sociale ainsi créée ainsi que sur les liens sociaux entre femmes pauvres. Il y a aujourd’hui Les passeurs de livres de Daraya. Bien sûr, F. Aubenas procéda par immersion durant un an quand D. Minoui procède à distance, via le téléphone, Skype… Elle n’a pas eu le choix, toutes les voies d’accès à Daraya, en Syrie, étaient fermées, c’est là le Cœur de l’ouvrage.

D. Minoui, journaliste basée à Istanbul, dans ses quêtes d’informations multiples, trouve un jour sur Facebook (ce livre fait aussi voir d’autres usages des réseaux sociaux que ceux qui agacent à force de futilité, des usages vitaux pour lutter contre l’isolement auquel les pouvoirs dictatoriaux contraignent) la photographie d’une bibliothèque à Daraya, une ville assiégée par le pouvoir, une ville aux trois quarts détruite, une ville où des milliers d’habitants sont encore retenus, une ville présentée comme un bastion de djihadistes alors qu’elle fut et demeure une ville de protestation pacifique porteuse de l’espoir de plus de démocratie, une ville qui sut repousser la tentation de l’islam radical et ses zélateurs.

D. Minoui se met en quête de contacts, en crée mais renonce à y aller du fait du blocus terrible imposé par les troupes de Bachar El Assad. Alors, et c’est un soutien remarquable pour ces hommes, elle est en lien très régulièrement avec eux via, donc, le téléphone, les divers réseaux sociaux et leur parle vite du projet de ce livre qui, hélas ne pourra finalement rejoindre la bibliothèque de Daraya car, après la reddition de la ville, celle-ci a été éparpillée par les soldats pour gagner un peu d’argent.

Avec une puissance peu ordinaire, Les passeurs de livres de Daraya témoigne de l’espoir, de l’horreur, de l’espoir.

L’espoir : ce projet fou de jeunes hommes, pas forcément des lecteurs au début de l’aventure, de créer une bibliothèque avec les livres qu’ils ramassent dans des maisons, des immeubles éventrés, détruits. Projet tenu, avec ouverture au public, règlement intérieur, gestion des prêts, rencontres, conférences…

L’horreur : les abominations du clan El Assad avec le soutien de la Russie et de l’Iran, la passivité d’autres : armes interdites au napalm, au gaz sarin, bombes « artisanales » jetées des hélicoptères…, et le blocus, la faim, l’hôpital même bombardé, en violation de tous les traités internationaux…

L’espoir : vivre, vivre encore, lire, échanger sur les livres.

Et cette découverte touchante : des livres qui, ici, nous sembleraient médiocres prennent une autre valeur. Ainsi de Les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus qui sert de médiation à un homme resté à Daraya pour dire à sa fiancée, qui s’est réfugiée avec sa famille en Turquie, sa difficulté parfois à la comprendre, à être ajusté à ses attentes. Ainsi encore des Sept habitudes, livre de psychologie positive qui aide à vivre dans une telle adversité, qui étaye la structuration des sujets dans le quotidien traumatique.

Les passeurs de livres de Daraya est tout autant un livre de rencontres avec des hommes qui mériteraient d’être cités un à un, des hommes qui font confiance à une femme, journaliste occidentale, qui les rencontrera après la chute de leur ville, à Istanbul, en ces temps d’attentats aussi à Paris, à Nice, à Istanbul : Ahmad, Abou el-Ezz, Omar Abou Anas, tant d’autres pas toujours nommés dont la voix se tresse à celle des autres, singulière et prise dans le projet commun de la bibliothèque et d’un monde plus libre, plus juste.

Ce livre, livre de livres et d’hommes (« C’était une contrée où vivaient des hommes et des livres » écrivait Paul Celan, qui vécut lui la destruction par les nazis), nous invite à percevoir la chance que nous avons de vivre en France, pays libre et en paix, la chance de pouvoir dire ce qui ne nous plait pas, de pouvoir manifester, soutenir des projets de plus de justice, de pouvoir lire tout et son contraire, de pouvoir être solidaires avec ceux qui souffrent, manquent.

Alors, pour remercier chaque un de ce livre tous ensemble, bien dans son esprit, l’offrande de deux extraits de livres :

« Je vous en supplie
Faite quelque chose
Apprenez un pas
De danse
Quelque chose qui vous justifie […
Parce que ce serait trop bête
À la fin
Que tant soient morts
Et que vous viviez
Sans rien faire de votre vie. »
Charlotte Delbo (Une connaissance inutile)

« Celui qui est sans argent manque de tout.
Celui qui est sans lecture manque du manque »
Christian Bobin (Une petite robe de fête)

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Référence papier

Jean-Marc Talpin, « Delphine Minoui, Les passeurs de livres de Daraya. Une bibliothèque secrète en Syrie », Canal Psy, 121 | 2017, 2.

Référence électronique

Jean-Marc Talpin, « Delphine Minoui, Les passeurs de livres de Daraya. Une bibliothèque secrète en Syrie », Canal Psy [En ligne], 121 | 2017, mis en ligne le 09 avril 2021, consulté le 20 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1832

Auteur

Jean-Marc Talpin

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