Le psychologue et la clinique des troubles des apprentissages, quels modèles, quels outils ?

p. 38-43

Plan

Notes de l’auteur

Cet article s’appuie en partie sur le texte de la conférence du 20 avril 2017 à Valence, organisée par le CERCL 2607.

Texte

Dans le cadre d’un Réseau d’Aides Spécialisées aux Élèves en Difficulté (RASED) en établissement scolaire, ou encore dans celui de Services Éducatifs de Soins Spécialisés À Domicile (SESSAD), d’ITEP ou de CMPP, il est difficile, pour le psychologue, d’ignorer longtemps la question des troubles des apprentissages étant donné qu’ils sont, le plus souvent, à l’origine d’une demande de consultation, mais aussi au centre des préoccupations parentales et pédagogiques ; enfin ils tiennent une grande place dans les indications et accompagnements que ces différents cadres proposent aux familles.

Lorsque le psychologue est formé à la psychopathologie clinique, qu’il est sensibilisé à un positionnement clinique et s’engage dans les doutes nécessaires de la pensée clinique, ses expériences auprès des enfants en difficultés d’apprentissage le conduisent à faire des hypothèses sur les souffrances morales et la conflictualité psychique qui s’expriment dans la « relation d’apprentissage » (Youell B., 2006) entre l’enfant et les autres sujets, plutôt que sur les processus d’apprentissage en eux-mêmes. Sa posture a beau se vouloir globale et multidimensionnelle, il n’a en effet pas forcément la formation pédagogique ou cognitive pour véritablement inclure les caractéristiques propres des mécanismes d’apprentissage dans ses avancées théoricocliniques et dans la re-saisie après-coup de ses observations cliniques. Son dessein sera de se porter auprès du sujet, de sa souffrance, s’intéressant aux ressorts psychiques inconscients, historiques, anhistoriques, intersubjectifs et transsubjectifs, transgénérationnels et familiaux de ces troubles qui « affectent » les apprentissages, comme ils pourraient affecter symptomatiquement le corps propre, le comportement et les conduites sociales, les productions scolaires ou artistiques de l’enfant.

De nombreux psychologues se positionnent dans cette optique, hypercomplexe, rigoureuse, passionnante, qui ne cède leur direction éthique et méthodologique fondamentale à aucune sirène fonctionnaliste ou causaliste. Ils tiennent ce cap difficile, parfois contre vents institutionnels et marécages idéologiques, mais au risque d’oublier les nécessaires intrications premières du monde affectif et du monde cognitif de l’individu (Golse B., 1985). Les processus cognitifs étant définis, je le rappelle, comme les modes de connaissance et de transformation du monde.

Dans ce numéro de Canal Psy consacré au travail du psychologue scolaire, nouvellement dénommé : psychologue de l’éducation nationale, je propose un témoignage et une réflexion sur les débats et controverses qui animent nos paysages sociaux et institutionnels depuis une dizaine d’années (voir le rapport de l’INSERM 2007). Ce témoignage est celui d’un clinicien fermement attaché aux positionnements et aux options scientifiques de la psychologie psychodynamique, mais1 curieux des autres angles de vue et modélisations. Il repose sur la démarche épistémologique impliquée par une recherche en doctorat et sur une formation initiale marquée par la fécondité de l’interdisciplinarité (je pense notamment aux enseignements passionnants de psychologie de développement de Dominique Ginet et de Danielle Morange, ainsi qu’aux apports précieux des équipes de Jean-Marie Besse sur l’illettrisme).

Témoignage d’un clinicien entre deux phares : un débat houleux

Dans le cadre d’un SESSAD spécialisé dans l’accueil des enfants repérés comme « touchés par des difficultés d’apprentissage », travaillant quotidiennement avec une orthophoniste, une neuropsychologue et une psychomotricienne, je m’étais familiarisé aux différences entre les troubles des apprentissages comme la dyslexie, la dysorthographie, les troubles des fonctions exécutives, la dyspraxie, mais aussi des troubles du langage, les troubles de l’attention avec ou sans hyperactivité, les troubles des fonctions cognitives, ainsi que les déficiences les plus invalidantes pour l’enfant. Dans le cadre de mes bilans psychologiques, j’utilisais autant les évaluations psychométriques, les tests et les dessins projectifs que l’observation des jeux spontanés et l’entretien clinique. Ainsi, plongé dans la « clinique des apprentissages »2, je commençais à trouver nombre d’articulations possibles entre les différents modèles qui sous-tendent ces troubles liés au processus d’apprentissage et à la psychopathologie du scolaire.

Seulement, je me trouvais alors pris entre deux discours qui m’apparaissaient antagonistes, à savoir : pour les professionnels qui défendaient une approche psychodynamique, les troubles des apprentissages n’étaient qu’un symptôme d’une conflictualité psychique ou d’une problématique psychoaffective sous-jacente et ne pouvaient exister en tant que tels ; pour les tenants d’une approche neurocognitiviste, les difficultés d’apprentissage formaient un ensemble de « troubles spécifiques » qu’il était possible de localiser dans le substrat neurologique et qui avaient essentiellement une origine génétique. À leur extrême, ces conceptions étaient parfois poussées à la caricature, par exemple en considérant que les troubles d’apprentissage n’existeraient pas (ou à la marge) ou en considérant que l’environnement de l’enfant n’aurait aucun impact sur l’évolution de ces troubles considérés comme « innés ». Concernant cette question du rôle de l’environnement, cette vision des choses est encore3 très présente dans les associations ou fédérations portant sur la prise en charge des troubles dys et se référant à une approche neurodéveloppementale, aucune influence de l’environnement n’étant susceptible d’expliquer la présence conçue comme « inéluctable » du trouble dys qu’il faudra alors se mettre en œuvre de « compenser ».

Du côté des professionnels se référant à la psychodynamique, la thématique de la cause ou de l’origine est aussi un sujet de débat extrêmement fréquent. Mais, il est nécessaire de se rappeler que, dans une visée psychodynamique, il est important de renoncer à une posture qui vise à trouver une causalité psychologique linéaire à chaque trouble qui affecte le sujet. C’est ce que rappelle le Professeur Jean-Yves Chagnon dans ses travaux : la psychopathologie clinique s’intéresse davantage à la manière dont fonctionne ou dysfonctionne la structure psychique, qu’à la question de savoir « pourquoi » cela fonctionne ou dysfonctionne, question dont la réponse est à jamais inconnaissable et surdéterminée (2014).

Pour me sortir de cette dichotomie qui ne me permettait pas de m’orienter dans une clinique qui me confrontait quotidiennement à des écueils et des impasses particulièrement difficiles à aborder avec mon champ de référence (Guinard F., 2013 et Brun A., Guinard F., 2015), je commençais une recherche en thèse sur l’apport des dispositifs de groupe à médiation sur les difficultés d’appropriation (Guinard F., 2016) qui me conduisit à aller voir d’un peu plus près les recherches qui sous-tendaient ces postures antagonistes. Et, voici l’opposition que je m’attendais donc à trouver dans mes différentes lectures : celle d’une approche psychodynamique qui ne s’intéresserait pas aux dimensions cognitives de fonctionnement des sujets (et notamment la question des « dys ») et celle d’une approche neurocognitiviste reléguant au rang de fable l’importance de l’interaction avec l’environnement pour les sujets en développement.

Pourtant, ce n’est pas du tout ce qui s’est produit et ce que j’ai découvert.

L’importance de l’environnement dans le neurodéveloppement des troubles d’apprentissage

Dans la plupart des travaux scientifiques récents sur la question, qu’ils soient d’orientation psychodynamique ou d’orientation neurocognitiviste, les conclusions étaient sensiblement les mêmes : actuellement pour un chercheur en neurosciences il n’est pas possible d’expliquer la présence de troubles d’apprentissages chez l’enfant sans prendre en compte l’ensemble des interactions avec l’environnement et des émotions qui ont conduit ses aptitudes cognitives à se développer en appui sur son fonctionnement affectif. Si le développement neurologique de ces troubles ne fait aucun doute pour ces chercheurs, ils se révèlent extrêmement prudents lorsqu’il s’agit d’en indiquer une éventuelle étiologie. D’ailleurs, il faut savoir que la question de l’innéisme est aujourd’hui totalement exclue de ces recherches neuroscientifiques qui attachent de plus en plus d’importances aux facteurs environnementaux et à leurs impacts sur l’évolution du génotype. Alors certes, les chercheurs en laboratoire n’ont pas la même définition des facteurs environnementaux que les cliniciens. Quand ils les mentionnent, ils veulent parler par exemple du contexte de la vie fœtale, de l’alimentation du premier âge, des perturbateurs endocriniens… mais force est de constater qu’ils étendent d’année en année, d’étude en étude, l’importance de l’influence des facteurs environnementaux, jusqu’à considérer de plus en plus sérieusement l’impact des périodes de stress ou d’épuisement de la mère durant ou après la grossesse, ou encore la qualité des interactions langagières entre bébé et parents durant la première année de la vie4. Cette donnée est importante et il faut le dire et le répéter aux associations ou aux professionnels qui disent se référer à des recherches fondées sur des faits et des preuves pour bâtir leur discours sur l’innéisme des troubles des apprentissages. Aucune approche scientifique sérieuse ne pose aujourd’hui ces troubles dans un rapport de causalité linéaire qui exclurait le rôle déterminant de l’environnement dans leur développement neurologique et psychologique. Nous pouvons aller du côté de Michel Habib (2004), de Stanislas Dehaene (2007) ou de Olivier Houdé (2006), aucun d’entre eux, même lorsqu’il est farouchement opposé aux modèles psychodynamiques, n’exclut le rôle déterminant de l’environnement, des émotions et des interactions. Ce fut une première surprise pour moi !

Deuxième surprise, après avoir lu les articles sur l’inhibition intellectuelle de Mélanie Klein et les quelques écrits sur la pulsion épistémophilique chez Freud, je me rendis compte qu’il existait du côté de la psychanalyse, des recherches s’intéressant directement sur les troubles des apprentissages qui dataient des années 50 et qui avaient été initiées par les équipes de Julian de Ajuriaguerra et de René Diatkine. Les termes mêmes de « dyslexie », de « dyspraxie », de « dysphasie » qui donnent la migraine à certains cliniciens d’aujourd’hui, ont été introduits dans la psychopathologie clinique par ces équipes qui en ont proposé des descriptions qui restent encore aujourd’hui tout à fait d’actualité. On pourrait ainsi dire que les métiers d’orthophoniste et de psychomotricien sont nés avec ces recherches de psychopathologie clinique sur les troubles des apprentissages. Depuis, de nombreux cliniciens se référant à la psychanalyse ont considéré et étudié les troubles des apprentissages afin d’en connaître toutes les formes cliniques et le degré de gravité des altérations et désorganisations primitives qui les sous-tendent. Je citerai aussi les travaux de Danielle Flagey (2002) qui s’est intéressée aux troubles instrumentaux et à leur évolution (ou non) en troubles des apprentissages, de Maurice Berger (2006) qui s’est attaché à comprendre les troubles des fonctions cognitives en fonction de certains organisateurs psychiques (comme la différenciation entre la partie et le tout, la confrontation au manque, etc.) de Bernard Gibello (1979) qui a travaillé la question des dysharmonies cognitives à partir de la question des contenants de pensée, et enfin d’Albert Ciccone (2013) qui, à la suite de Mira Stambak, évoque l’importance de la dimension rythmique dans la mise en place des troubles des apprentissages de type « dys ». L’ensemble de ces recherches réaffirme l’intrication qui existe entre l’évolution intellectuelle, le développement de la motricité, les acquisitions du langage, les apprentissages, les facteurs organiques et neurologiques, avec l’ensemble de la vie psychique. La prise en compte de cette intrication est beaucoup plus intéressante que la stricte opposition entre troubles instrumentaux et troubles psychiques pour la compréhension de nos patients en difficultés d’apprentissage. Opposition qui se montre finalement peu féconde pour leur écoute et leur accompagnement.

Les effets de cette intrication sur les sujets ont été clairement formulés par Maurice Berger, et ceci que le trouble instrumental soit d’origine neurologique ou qu’il soit consécutif à un empiétement de l’environnement : « À un certain niveau, il n’y a pas de différence, car [...] dans le registre du vécu infantile le plus archaïque, une discontinuité de pensée subie par le sujet est une discontinuité, qu’elle soit d’origine externe ou interne. » (Berger M., 2006, p. 194).

Voilà entre autres pourquoi la question de l’étiologie des troubles des apprentissages paraît désuète, sans fondement (et notamment l’opposition entre « psychogenèse » et « organogénèse » qui n’a plus véritablement d’enjeux scientifiques modernes). Pourtant cette opposition est entretenue de façon consciencieuse par les opposants de la psychanalyse qui l’accusent de n’avoir de cesse de culpabiliser les parents, tout comme elle est entretenue par les opposants des neurosciences cognitives qui prônent une défiance exacerbée pour tout ce qui touche de près ou de loin aux questions du fonctionnement cognitif, méconnaissant apparemment l’importance accordée par les premiers psychanalystes pour le fonctionnement intellectuel et ses interrelations avec le déploiement psychique (Germaine Guex, 1949 et Raymond de Saussure, 1932, pour citer que les francophones).

La dyslexie, un « véritable » écueil dans l’appréhension de la lecture et une « vraie » souffrance dans le rapport au monde

La dyslexie5, telle qu’elle a été définie et repérée par les chercheurs du début du XXe siècle, se caractérise par un défaut d’automatisation des fonctions nécessaires à la lecture et ceci malgré les temps d’exposition et d’entraînement à la lecture, malgré les efforts de l’enfant lui-même et les aménagements de son environnement familial et scolaire (Dehaene S., 2007). En tant que lecteurs experts, nous avons souvent du mal à nous rendre compte de ce que cela signifie pour un enfant, même s’il est possible pour certains d’entre nous d’évoquer nos apprentissages les plus récents pour comprendre à quels vécus difficiles confrontent ces processus qui ne s’automatisent pas. Pour un adolescent, il est compliqué, voire douloureux, de se trouver en 5e avec un niveau de lecture qui se hisse péniblement à un niveau de fin de CE1. C’est d’autant plus problématique que l’enfant s’est progressivement installé dans la passivité, la panique, voire la démission face au langage écrit (Pétiniot M.-J., 2012). C’est, pour le sujet touché par une dyslexie, une vraie souffrance que de ne parvenir à accéder à une lecture aussi fluide que ses camarades et cela explique que des troubles du comportement et des dénis de leurs difficultés accompagnent de manière beaucoup plus bruyante ces troubles instrumentaux sous-jacents.

« Et si les thérapeutes sont habitués à s’identifier aux mouvements pulsionnels de leurs patients, cette identification leur est beaucoup moins aisée quand elle concerne des difficultés cognitives. Ce qui est en jeu, c’est une résistance à lâcher les repères qui fondent notre cohérence interne, et à nous immerger dans un univers énigmatique, hors de nos structures logiques habituelles. » (Berger M., 2006, pp. 2-3)

En tant que psychologues cliniciens, nous sommes en effet confrontés à une surprenante contradiction : celui d’être davantage à même de partager et de comprendre l’émergence ou la réémergence chez nos jeunes patients de vécus traumatiques, d’angoisses, de hontes d’être, d’agonies primitives, que de s’identifier aux vécus des sujets en « mal d’apprendre ». Face à cette contradiction, il peut être tentant de rapprocher ces vécus énigmatiques à ce que nous connaissons théoriquement ou historiquement : angoisses de castration, souffrances narcissiques, obstacles dans le dépassement de phases ou de stades qui ont été identifiés et décrits en psychologie et en psychopathologie de l’enfant. Ce sont ces issues défensives que Florence Guignard nomme les « interprétations-bouchons » (2006) qui nous permettent de nous accrocher à ce que nous savons des mécanismes psychoaffectifs de l’enfant. Mais il est aussi possible (et parfois dans le même mouvement) de reléguer ces symptômes qui nous échappent à d’autres champs que le nôtre, à d’autres professionnels qui auront la charge de traiter ces difficultés qui nous concernent finalement si peu.

Et pourtant, les psychanalystes n’ont pas attendu l’essor des neurosciences pour s’interroger sur la cohérence nosologique qui consiste à considérer les troubles dyslexiques comme une pathologie à part entière. L’enjeu de dégager cette catégorie de troubles et de les comprendre comme « unité » était lié à l’importance, déjà repérée dans les années 50, de leur fréquence et de leurs spécificités cliniques.

Colette Chiland, dans un travail intitulé « La maladie dyslexie existe-t-elle ? » a choisi de décrire, à partir d’une étude longitudinale et statistique, la manière dont ces enfants qui ne parviennent à apprendre se caractérisent par « une négation de leur réalité intérieure ». Soit sur un versant d’inhibition, soit sur un versant maniaque, mouvement bien décrit par Mélanie Klein comme une défense contre les affects dépressifs ou par Nicole Catheline (2011) comme mise en place de véritables « empêchements de pensée » chez le sujet.

Au SESSAD, mes différentes observations allaient aussi vers ce constat que ces enfants repérés comme en « difficulté d’apprentissage » n’avaient que très peu d’appétence pour les rencontres individuelles ou les moments partagés avec moi et les autres professionnels, psychomotricienne, orthophoniste, voire même éducateur. Sans parler d’absence de « demande », il semble difficile pour ses enfants de se saisir du cadre proposé, des objets de médiation tout autant que de la présence du professionnel. Ce sont des enfants qui nous font vivre de l’ennui, qui ne parviennent à déterminer s’ils souhaitent ou non un accompagnement et qui le plus souvent nous disent que « tout va bien », qu’ils n’ont besoin de rien et surtout pas de rendez-vous qui sont pris sur leur temps scolaire (rendez-vous qui réactivent la crainte d’être perçus comme différents des autres à l’école) ou sur leur temps libre.

Ces observations rejoignent ce que décrivent les neurocognitivistes du « cercle vicieux » des troubles spécifiques des apprentissages comme la dyslexie qui, à mesure que les tâches impliquées deviennent de plus en plus coûteuses pour les élèves, vont venir « saper » les bénéfices motivationnels que vient habituellement trouver un sujet dans ses expériences d’apprentissage. Et Stanislas Dehaene (2015) décrit actuellement comment les réactions émotionnelles négatives attachées à ces expériences incessantes de frustration et d’efforts non récompensés sont observables dans le cerveau de l’enfant dyslexique et expliquent les limites des dispositifs de remédiation par l’apprentissage ; alors que les émotions satisfaisantes renforceraient les caractéristiques plastiques et les phénomènes de recyclage neuronal du cerveau.

Des expériences de médiation pour compléter les dispositifs de remédiation et de rééducation

Face à ce problème, la réponse méthodologique que nous avons proposée en équipe (Guinard F., 2013) a consisté en la proposition de groupes thérapeutiques à médiation (peinture, sculpture, modelage, marionnettes, photo, mime, théâtre…). Ces expériences groupales ont confronté les professionnels à de nombreuses limites, mais ont aussi permis de les dégager de véritables impasses techniques et cliniques lorsque l’émergence d’un playing semblait « inaccessible » dans le cadre de leurs suivis individuels (Chauvet E., 2007). Au risque du bricolage et des incertains alliages interdisciplinaires, le clinicien peut aussi, dans sa manière d’intervenir, soutenir et accompagner les processus de pensée de ces jeunes enfants piégés dans des « empêchements de pensée » ou des « peurs d’apprendre » (Boimare S., 1999) ce que ne rend pas possible une posture plus classique d’écoute et de non-intervention ; mais ce qui va demander une grande rigueur dans notre lecture après-coup de ce qui s’est joué dans ces moments interactifs de copensée.

Ainsi, en complément d’une connaissance et d’une compréhension approfondie des difficultés instrumentales (phonologiques, visuoattentionnelles, mixte…) qui peuvent être repérées chez ces enfants qui ne parviennent à automatiser la lecture, l’une des singularités de l’accompagnement des enfants en souffrance dans la relation d’apprentissage serait à trouver dans les modalités de transfert qui se mettent en place sur les coanimateurs et sur le cadre ; un type de transfert qui rend compte d’une difficulté à trouver et à éprouver du plaisir avec l’objet d’investissement, mais aussi d’évoluer dans une relation d’apprentissage qui serait libre, sécurisée, sans contraintes, avec la possibilité d’avoir recours à un adulte observateur bienveillant et à juste distance. (Guinard F., Brun A., 2016.)

Sur la durée de plusieurs expériences, nous avons observé que ces expériences groupales permettaient une remise au travail des difficultés qui se manifestaient, sur la scène scolaire, par la répétition dans ces groupes d’un large panel de conduites antiapprentissages. C’est-à-dire que dans le cadre de ces groupes se rejouait le même type de défenses que celles qui étaient à l’œuvre contre les expériences d’apprentissage qui, à la faveur de l’utilisation de la médiation et de l’appui sur les cothérapeutes, trouvaient la possibilité de rencontrer d’autres issues que la stérile et pathologique répétition du même. Cette hypothèse suppose de percevoir et de considérer le continuum qui existe entre les expériences d’apprentissage scolaire et les premières expériences d’appropriation et d’exploration de l’environnement par le bébé, de manipulation et d’utilisation de l’objet, en passant par les premiers apprentissages, comme ceux du langage, de la marche, de la propreté, etc. Elle suppose également de comprendre les blocages et les conduites antiapprentissages de l’enfant comme une manière de symboliser quelque chose d’un vécu de souffrance face aux apprentissages, c’est-à-dire comportant un intérêt de mise en sens potentiel. Enfin, elle offre une passerelle possible entre les hypothèses des neurosciences concernant les conditions de plasticité neuronale en fonction des émotions associées aux expériences d’apprentissage et de remédiation.

En deçà des controverses, quelques enjeux à repérer

Ma recherche m’a conduit à percevoir un autre angle du débat entre psychanalyse et neurosciences. D’un côté, je me suis aperçu que la psychopathologie clinique d’orientation psychanalytique s’était très tôt intéressée à ces difficultés d’accès à la lecture et avait contribué pour beaucoup aux descriptions cliniques les plus précises sur ces phénomènes. De l’autre, j’ai constaté que les recherches neuroscientifiques ne défendent pas, comme je le croyais, une origine strictement héréditaire de la dyslexie et insistent sur l’importance de l’environnement, à commencer par le contexte dans lequel évoluera l’enfant, pour aménager cette activité perceptivo-symbolique complexe qu’est la lecture. L’hypothèse d’une origine neurologique s’est transformée en la description d’un développement neurologique singulier chez l’enfant dyslexique mal-lecteur ou non-lecteur ; développement neurologique qui n’est pas si étonnant si nous concevons l’organisation cérébrale comme le reflet anatomique de nos expériences et de nos activités.

Alors… où se situerait le problème si finalement ces modèles ont tendance à converger vers les mêmes conclusions ?

Sur le terrain, nous le savons, le souci se situe dans la conception d’une dyslexie comme « trouble spécifique des apprentissages » qui se définirait par exclusion d’une influence culturelle, sociale, économique, pédagogique ou psychologique sur son développement. Cette définition partagée par les manuels diagnostiques ne permet pas de prendre en compte les différentes dimensions cognitives, psychoaffectives, instrumentales et environnementales qui, dans cette conception, s’excluraient alors en tant que causes uniques. Pourtant, nous l’avons vu, ce n’est pas parce que la dyslexie a des composantes instrumentales que les conditions psychoaffectives ou les aspects culturels et pédagogiques ne jouent pas un rôle déterminant dans l’aménagement d’une dyslexie et dans son évolution future. C’est pourtant un discours qui est porté par certains centres de référence et dans les associations des dys où il est dit et répété aux familles qu’ils n’y sont pour rien dans les troubles de leur enfant et que leur « enfant dys » restera « dys » toute sa vie et que la rééducation est à entendre comme une manière de « compenser sa situation de handicap ». Ces déclarations n’ont en définitive rien de scientifique ni d’utile sur le plan clinique et pourtant c’est vers ces associations et vers ces structures que vont nombre de parents persuadés d’être « enfin entendus » parce qu’on leur propose de ne pas s’intéresser à l’histoire de leur enfant.

A contrario ce n’est pas parce que les troubles d’accès à la lecture ne sont que secondaires au regard du développement psychologique de l’enfant qu’il faut prendre à la légère ces diagnostics de dyslexie chez les enfants que l’on accompagne et leur proposer des accompagnements qui ne tiennent pas compte de la composante instrumentale de leur problématique. Il s’agit comme je l’ai proposé plus haut, d’une « vraie » souffrance de vivre et de constater un écart dans ses possibilités d’appréhender ce code essentiel qu’est le langage écrit.

Le choix des groupes à médiation nous a permis au SESSAD de travailler certaines des conditions préalables ou nécessaires à l’instauration des apprentissages scolaires : les capacités d’imitation différée et de faire semblant, la possibilité de jouer avec et autour des situations d’apprentissage en redonnant leur sens aux conduites antiapprentissages qui étaient déployées à l’école. Mais nous n’avons pas pour autant oublié de travailler plus directement sur ces difficultés en soutenant la possibilité de suivis orthophoniques, en échangeant avec les enseignants nos observations et en permettant aux parents de travailler les questions identificatoires en souffrance impliquées dans ces situations où il y a « échec scolaire ». Avant que d’être des patients ou des « dys », ces enfants sont des élèves, des sujets « apprenants ».

Les sciences de l’éducation, la psychopédagogie, la didactique, sont des disciplines qui n’ont pas attendu l’essor des neurosciences cognitives (ou affectives) pour emprunter aux autres disciplines des modélisations et des résultats d’expérience qui pouvaient être utiles à leur recherche. L’approche clinique doit aussi faire preuve d’humilité et s’intéresser aux professionnels qui vivent et développent leur méthodologie au contact des enfants en difficultés (je pense notamment aux travaux de Philippe Meirieu, d’Olivier Reboul, d’André Giordan et de tant d’autres). Et il faut avoir une grande prétention et faire preuve d’une naïveté confondante pour prétendre apporter son expertise de laboratoire ou de cabinet alors même que l’on ne s’intéresse pas à ce qu’ont écrit, expérimenté et transmis plusieurs générations d’enseignants et de chercheurs en pédagogie. Les apports des neurosciences sur l’observation du fonctionnement du cerveau, ceux de la psychanalyse sur l’intersubjectivité et les ressorts inconscients de l’expérience d’apprendre sont à synthétiser et à assimiler par ceux-là mêmes qui coconstruisent avec les élèves en difficultés une manière, sur-mesure, de les accompagner et de les aider.

Le psychologue clinicien est aujourd’hui le spécialiste du psychisme qui est le mieux placé pour aborder, en appui de la psychopathologie clinique, l’ensemble de ces dimensions du fonctionnement de ces enfants qui se trouvent en souffrance dans ses relations d’apprentissage et de leur proposer des espaces d’accompagnement. Mais il ne doit pour cela pas laisser de côté son intérêt initial pour les difficultés instrumentales que rencontrent ces enfants ; d’autant que celles-ci font partie de manière prévalente des symptomatologies modernes et des demandes les plus fréquentes qui lui sont adressées.

1 Ne faudrait-il pas plutôt écrire « et » plutôt que « mais » ? La curiosité interdisciplinaire et l’intérêt pour les autres cultures étant pour moi

2 Cette expression fait référence aux travaux de l’association Clinap, créée en 1998 sous l’égide de Rosine Debray, qui réunit des psychologues

3 Les travaux des neurosciences commencent depuis peu à rectifier discrètement ces croyances exacerbées en un « tout héréditaire » et, par exemple

4 Travaux de neurosciences qui se développent sous la dénomination de « Neurosciences affectives » (choisie par Jaak Panksepp en 1998).

5 Je fais volontairement trop court pour décrire le fonctionnement de la dyslexie, sachant que sa définition est bien entendu beaucoup plus complexe.

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Youell B. (2006). La relation d’apprentissage, La pensée psychanalytique appliquée à la scolarité, Larmor-Plage, Éditions du Hublot, 2009.

Notes

1 Ne faudrait-il pas plutôt écrire « et » plutôt que « mais » ? La curiosité interdisciplinaire et l’intérêt pour les autres cultures étant pour moi une condition à part entière du positionnement du psychologue.

2 Cette expression fait référence aux travaux de l’association Clinap, créée en 1998 sous l’égide de Rosine Debray, qui réunit des psychologues cliniciens spécialistes de l’enfance et de l’adolescence et tout particulièrement des modalités de fonctionnement psychique et cognitif qui sous-tendent les apprentissages et leur mise en échec. Ils œuvrent dans une perspective commune : la défense et l’illustration d’une certaine idée du bilan psychologique ancré, pour la compréhension du fonctionnement psychique et de ses troubles, sur la complémentarité de la théorie psychanalytique et des théories du développement cognitif.

3 Les travaux des neurosciences commencent depuis peu à rectifier discrètement ces croyances exacerbées en un « tout héréditaire » et, par exemple, sur le tout nouveau site de la Fédération Française des Dys, toutes les mentions à l’innéisme des troubles ont en effet disparues au cours de l’année 2017.

4 Travaux de neurosciences qui se développent sous la dénomination de « Neurosciences affectives » (choisie par Jaak Panksepp en 1998).

5 Je fais volontairement trop court pour décrire le fonctionnement de la dyslexie, sachant que sa définition est bien entendu beaucoup plus complexe. Je vous invite à relire les premiers articles de Julian de Ajuriaguerra, le collectif « La dyslexie en question » (1972), ainsi que les derniers travaux des neurosciences de Michel Habib et Stanislas Dehaene pour vous convaincre de la continuité de la description de cet ensemble de troubles touchant les mécanismes de lecture et de leurs enjeux épistémologiques.

Citer cet article

Référence papier

Frédérik Guinard, « Le psychologue et la clinique des troubles des apprentissages, quels modèles, quels outils ? », Canal Psy, 121 | 2017, 38-43.

Référence électronique

Frédérik Guinard, « Le psychologue et la clinique des troubles des apprentissages, quels modèles, quels outils ? », Canal Psy [En ligne], 121 | 2017, mis en ligne le 01 septembre 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1850

Auteur

Frédérik Guinard

Psychologue clinicien, docteur en psychopathologie et psychologie clinique

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