Jeunes, très jeunes, cicatrices de survie sur corps et pensées

DOI : 10.35562/canalpsy.1914

p. 5-10

Plan

Texte

J’ai décidé de faire mon dossier sur mon expérience, celle d’un jeune migrant en Suisse. J’ai choisi ce sujet car je l’ai vécu et le connais bien.
Mamadou Diallo1

Des jeunes du Sud se faufilèrent dans les pays européens pendant la mal nommée « crise des migrants », en son acmé d’automne 2015, alors que de nombreux autres périrent en Méditerranée. Depuis, le chas de l’aiguille s’est encore resserré, ne les laissant s’immiscer qu’au compte-gouttes. Mais la quête de terres clémentes n’a jamais attendu « l’âge de raison ». Au début des années 90, lorsque je commençai à travailler avec des réfugiés (à Lausanne en Suisse), le malheureux acronyme MNA (pour « mineurs non accompagnés ») avait déjà intégré le vocabulaire. Triplement malheureux : le dix-huitième anniversaire établit une frontière dépourvue de sens dans des pérégrinations de longue haleine ; beaucoup accompagnent ou rejoignent un frère, un oncle ou une cousine ; les jeunes en quête d’asile ne sont pas les seuls à fouler nos rues. Aujourd’hui, à Genève, des Maghrébins n’ayant pas atteint la majorité préfèrent rester sans papiers ; avant-hier mon beau-père originaire des Pouilles, alors âgé de quatorze ans, vint sans adulte travailler les vignes du bord du lac Léman. En ajoutant un E, en inventant les MENA (pour mineurs étrangers non accompagnés), la Belgique a au moins réparé cette erreur.

Ces jeunes – ainsi les appellerai-je – possèdent de multiples dons. Outre de trouer les barbelés dont nous ceignons nos forteresses, celui de brouiller nos frontières : entre psychothérapie, droit, travail social, éducation et enseignement ; entre thérapeute et patient ; entre enfance, adolescence et âge adulte. Ils nous révèlent aussi quelques impensés de nos professions. Je les explorerai, éclairant ma lanterne de leurs si précieuses leçons, m’appuyant également sur les concepts développés dans La migration comme métaphore (Métraux J-C., 2011).

La praxis de la reconnaissance

Dans la troisième partie de ce livre, j’ai proposé d’assortir nos théories et pratiques d’une praxis de la reconnaissance*2, inspirée par l’œuvre de philosophes (Ricœur, Honneth) et d’anthropologues (Sahlins, Godelier). Constatant que de très nombreuses personnes souffrent de maladies de la reconnaissance, j’ai imaginé des voies pour les prévenir, les soigner.

En résumé :

  • a) reconnaître nos similitudes fondamentales*, telles notre vulnérabilité constitutive, notre essence migrante et notre destinée ponctuée de pertes ;
  • b) reconnaître nos pouvoir dire, agir, se raconter* ;
  • c) co-construire des liens fondés sur une reconnaissance mutuelle* authentique ;
  • d) libérer chez autrui l’expression de ses propres pouvoir dire, agir, se raconter ;
  • e) suspendre l’identification (de fonctionnements psychiques, de spécificités culturelles) et dédier la connaissance à l’exploration de notre ignorance.

J’appliquerai ces idées à l’accueil des jeunes dits « non accompagnés ».

Se reconnaître vulnérable

Castoriadis qualifiait les humains d’êtres jouissant et souffrant. La souffrance appartient à la condition humaine, attestant de notre commune vulnérabilité. Or d’ordinaire nous évoquons des facteurs de vulnérabilité, occultant la nôtre. Se multiplient des structures dédiées spécifiquement aux personnes vulnérables, suggérant que d’autres seraient invulnérables. On imagine pourtant mal Superman ou un robot soigner un mineur requérant d’asile : toute sensibilité à l’odyssée de ces jeunes nécessite la reconnaissance d’une commune fragilité.

Se reconnaître migrant(e)

Nous sommes tous des migrants* : lorsque nous rencontrons ces jeunes, nous migrons dans des mondes habités par des sens et du non-sens qui nous échappent. Bien que j’en côtoie depuis longtemps, leurs mondes perpétuellement chamboulés par l’histoire me restent inconnus. Eux-mêmes, aussi, ont bien changé. Venus d’Afghanistan, d’Érythrée, de Syrie ou de Guinée, en majorité des garçons, ils atteignent nos côtes sur des radeaux de fortune, alors que vingt ans plus tôt des filles éthiopiennes, issues de familles plutôt aisées, arrivaient en avion. La migration temporelle* de notre propre monde, l’histoire européenne récente (Schengen, Dublin, gouvernements élus en Pologne, Hongrie, Autriche, Italie et j’en passe), n’y est d’ailleurs pas pour rien.

Migrants, nous avons jadis vécu dans un monde auquel nous nous sentions appartenir*3, partageant avec ses habitants (dont nos collègues) des myriades de significations, sédimentées dans notre langue. Ainsi adolescence : ce mot nous a tant imbibés qu’il nous a convaincus de l’universalité d’un phénomène conçu comme processus rythmé par de très nombreuses saisons. Ainsi autonomie : adolescence rimerait avec croissance progressive de l’autonomie, parents et professionnels étant censés favoriser, encadrer ce parcours. Le sang de nos théories a tant irrigué nos couches de neurones que nos concepts de distance professionnelle et d’alliance thérapeutique ont fini par essorer nos entretiens de toute trace de lien social ; nos chapitres et sous-chapitres de connaissances estampillées ont éclipsé tout incongru de nos pensées, de notre imaginaire.

Comme tout migrant, nous avons un jour quitté ce monde* pétri de certitudes. Nous avons choisi ou été forcés de rencontrer ces jeunes : migration choisie ou forcée*. Avec, si ce n’est un projet migratoire* (le sens personnel que nous avons initialement donné à notre départ vers leurs mondes), du moins un mandat migratoire* (ce que nos institutions attendaient de nous – qu’il décline son identité en bonne et due forme ? qu’il débarrasse le plancher au plus vite ? qu’il s’abstienne de remous ? qu’il ne questionne point nos pratiques ? qu’il « s’intègre » ? que nous soyons « performants » ?).

Reconnaître nos pertes

Choisie ou forcée, notre migration augure des pertes, de trois ordres : certains jeunes sont un jour expulsés du pays ou disparaissent sans crier gare dans la nature (perte de toi*) ; nous-mêmes sommes amputés d’un savoir – sur l’adolescence, sur l’éducation – que nous concevions millénaire (perte de soi*) ; ne parvenant pas à soigner ou éduquer ces jeunes selon les règles de l’art, voyant notre projet migratoire se fracasser sur les murs de la citadelle européenne, notre mandat souvent échouer, s’égare même le sens dont nous revêtions notre activité professionnelle (perte de sens*). Ces diverses pertes engendrent des deuils (de Toi, de Soi, de Sens)*. Chez moi, chez nous tous. Deuils qui traversent leurs phases usuelles (Métraux J-C., 2004), que j’ai rebaptisées fermeture**4, ouverture** et souvenir**.

Dans la phase initiale, aveuglés par le déni, refusant de reconnaître nos pertes, nous continuons de soigner ou éduquer comme nous l’avons appris. Période longue, souvent très longue, où nous tendons à « fermer les stores », à nous ghettoïser* dans notre monde antérieur, notre filet de significations héritées, demeurant imperméables aux leçons de ces jeunes, œuvrant entêtés à les assimiler*. Et nous attribuons l’échec d’un tel projet à leur refus de collaborer, leur répudiation des normes, leurs freins à l’autonomie, leur opposition à l’adulte, leur résistance à « l’intégration », en bref à leur adolescence. Jusqu’au jour, incertain, où nous nous heurtons à un mur suffisamment solide pour étourdir nos certitudes.

Parvenant enfin à reconnaître nos pertes, nous passons alors d’un monde à l’autre*, initiant un très long voyage. Qui mieux que ces jeunes Érythréens, ayant traversé les déserts du Soudan et du Tchad, souffert d’esclavage en Lybie, vidé leurs poches de tout centime pour payer un passeur, failli sombrer en Méditerranée, grimpé douloureusement l’Italie, pourrait nous l’enseigner ? Et leur périple ne s’achève pas nos frontières franchies. Leur reste à enjamber les moult embûches d’une hasardeuse procédure d’asile. Enfin ont-ils alors, peut-être, l’impression d’être entrés dans un autre monde*. Tout au long de cet exode, ils se sont laissé guider par leur « bonne » étoile (l’Europe), parant au plus pressé, assurant leur survie à court terme.

Notre propre voyage n’a rien de comparable : jamais notre vie n’est en jeu. Mais divers facteurs peuvent en prolonger indéfiniment la durée. D’abord notre propre instinct de survie : l’âcre souffle de la mort, dans son cou, ne requiert pas de guerriers armés jusqu’aux dents ; un seul rictus sur les lèvres d’un supérieur hiérarchique peut nous faire craindre la résiliation de notre contrat. De même, la ritournelle des malheurs qu’endurent ces jeunes et qui nous affectent (d’un soupçon sur l’âge déclaré à la sentence d’autorités jugeant peu crédibles les atrocités dont ils témoignent, en passant par les sanctions délirantes parfois décrétées lorsqu’ils ne se plient aux règles édictées, telle l’assignation temporaire à un foyer d’adultes) nous scotchent au présent, nous empêchent de dessiner avec eux un avenir ; les attaques qu’à leurs côtés nous subissons, délais de recours sempiternellement rabotés ou mise en doute – par des censeurs sans pitié – de nos observations de séquelles physiques et psychiques compatibles avec leurs dires, instaurent chez nous un état d’urgence. Finalement, une fois reconnue sans appel la perte de nos espoirs, de nos utopies, du sens nourrissant nos engagements, de convictions accumulées durant nos formations, la longue traversée de la phase dépressive des deuils associés retarde notre entrée dans leur monde.

Celle-ci s’accompagne d’un sentiment d’étrangeté* : lot de tout migrant, dont nous-mêmes. Percevoir que quelque chose m’échappe, n’a pour moi rien de familier. J’évoque l’inconcevabilité de leurs trajectoires pour un homme, une femme, né dans un cocon. J’ai beau avoir eu un jour leur âge, comment m’imaginer survivre à de telles engeances ?

Reconnaître nos pouvoir dire, agir, se raconter

Toute personne dispose, selon le vocabulaire de Ricœur, de capabilités intrinsèques à l’essence humaine, tels pouvoir dire, pouvoir agir et pouvoir se raconter. Mais le contexte est susceptible de limiter leurs possibles expressions : elles en résultent inéquitablement réparties. Le pouvoir agir d’un directeur dépasse celui d’un éducateur ou d’une infirmière, l’écart variant cependant selon le mode de management. Le pouvoir dire, agir, se raconter d’un professionnel autochtone est incommensurablement supérieur à celui d’un étranger au statut précaire, qui plus est mineur : pouvoir dire nécessite une voix d’une certaine portée, une langue comprise de l’entourage, des interlocuteurs suffisamment nombreux ; pouvoir agir signifie commencer quelque chose de nouveau (Arendt) et non accomplir une tâche, tel ranger sa chambre, faire ses devoirs ou se débrouiller sur le plan administratif ; pouvoir se raconter défie le génie de la psyché lorsque la répétition d’expériences traumatiques a haché menu l’histoire de vie. Insoutenable inégalité, gouffre entre eux et nous : exerçons notre pouvoir dire en leur avouant que nous en sommes conscients.

De telles piqûres de rappel sont bien utiles lorsqu’un sentiment d’impuissance – sentiment que notre action pèse moins qu’une goutte d’eau en cette Europe marécageuse, hiérarchie semblant sourde à nos préoccupations – nous envahit. Car n’oublions pas que nos institutions ne sont pas totalitaires, que nous y disposons d’une marge de liberté. Pour conter à ces jeunes les sources de notre engagement à leur égard, leur transmettre l’admiration qu’ils nous inspirent ou initier une action absente de notre cahier des charges (se porter garant pour Mamadou auprès d’agences immobilières, contester devant la direction du foyer la légitimité d’une sanction infligée).

Rappelez-vous ces jeunes Érythréens. Peut-on imaginer plus majestueuse expression d’un pouvoir agir ? Braver, à leur âge, les lois de la gravité géopolitique, la répulsion des « flux migratoires », et s’en tirer : il n’existe point de meilleure preuve d’autonomie au sens originaire du terme, se gouverner soi-même.

Reconnaître la considérable portée de notre propre voix, comparée à la leur, devrait nous pousser à nous constituer témoins tant de leur insoutenable vécu que de leur incroyable génie, à relayer leurs mots dans la sphère publique, même lorsqu’ils nous écornent : « Les éducateurs s’intéressent davantage à appliquer le règlement qu’à nous rencontrer » me confiait l’un d’entre eux.

Fonder nos liens sur la reconnaissance mutuelle

La reconnaissance mutuelle comporte diverses strates.

Je viens d’évoquer l’estime sociale* : en soulignant leur courage (« Je ne l’aurais probablement jamais eu »), leurs capacités de survie, la force de leurs espoirs, leur nique à l’impuissance, leur ténacité dans l’apprentissage du français ou la quête d’une formation dans des conditions ô combien peu clémentes, j’augmente le capital d’estime que ma société leur consent. Un jour ou l’autre ils me le rendront, fertilisant le terreau d’une intégration réciproque.

Sur le plan de la reconnaissance juridique* il n’y a pas photo. Européen, professionnel, majeur, mes droits sont incommensurablement plus étendus que les leurs. Au moins puis-je leur dire que je le sais. Pour ensuite œuvrer au respect de leurs droits d’enfants et de demandeurs d’asile, leurs droits aussi à la santé et à l’éducation. Quitte à m’engager, sortir des sentiers battus, prendre des risques (ou pas) si mes propres convictions me le recommandent.

Les ressorts de l’approbation mutuelle*, entre membres de la communauté humaine, relèvent de la dynamique des cycles de dons et contre-dons, à l’origine du lien social selon les anthropologues depuis Mauss. Comme ce lien tend à déserter les vies de ces jeunes, que leurs rencontres avec le monde sont si souvent entachées d’inhumanité, que nos positions respectives au sein de la société crient leur béante asymétrie, l’initiative nous appartient. Nous devons leur démontrer la nature humaine de notre étoffe en leur offrant des paroles précieuses* attestant de notre propre vulnérabilité : « Je suis touché par votre récit », « Je suis ignorant de la situation en Érythrée », « J’ai de la peine à imaginer votre odyssée », « Je me sens impuissant lorsque ni vos mots, ni les miens, ne trouvent grâce auprès des autorités ». Il faudrait, en parallèle, nous abstenir de les interroger sur leurs familles, les circonstances de leur départ, leur voyage : la question condamne à une réponse, dû interdisant les dons de paroles* et anéantissant tout droit au silence**. Cet aspect pose d’autant plus problème s’ils ont transmis une version maquillée de leur histoire aux auditeurs de l’État : nous les obligeons alors à nous mentir, par crainte d’être découverts. Il s’agit de leur offrir un havre de sécurité où ils puissent se sentir libres de nous parler ou de se taire. D’ailleurs, même sans qu’ils ne nous le disent, nous connaissons des pans de leur épopée. Et il nous est loisible de le leur communiquer : « Je sais que la vie en Afghanistan est difficile, que votre pays a traversé plusieurs guerres » ; « Percer les frontières européennes requiert talent et infinie patience ; votre voyage, j’imagine, fut épuisant » ; « Vous avez dû déployer des compétences d’adulte aguerri bien avant l’heure et peux aisément concevoir que soit rageant d’être recalé au statut d’adolescent, devant respecter règles et horaires, demander la permission à tout bout de champ. »

Finalement la gratitude*. Nous aimerions tant qu’ils soient polis et nous disent « Merci » ! Mais s’ils nous jugent dignes d’entendre leurs expériences et leurs sentiments, de recevoir leurs paroles précieuses, leur exprimer notre gratitude pour de si magnifiques cadeaux devrait aller de soi.

De telles marques de reconnaissances posent les premiers jalons d’une intégration créatrice* à notre monde : ils se sentent y vivre* et peut-être même en être*.

Libérer leurs pouvoir dire, agir, se raconter

Le pouvoir se raconter, colonne vertébrale de l’identité narrative*, revêt une importance essentielle. Pouvoir se raconter à soi-même sa vie implique d’articuler entre eux ses divers épisodes, de recréer donc son récit après chaque événement inédit. Pour ces jeunes un authentique exploit : comment relier le vécu dans le pays d’origine avec celui du voyage, avec celui encore dans le pays d’accueil ? D’innombrables traumatismes ont haché le fil de leur histoire, démembré leur identité narrative.

Le travail de deuil constitue le meilleur abord pour recoller les morceaux, renouer entre eux les temps de l’existence – passé, présent et futur -, relier l’avant et l’après traumatisme sans même qu’il ne soit nécessaire de décrire celui-ci à un tiers. Si ce dernier est « averti », les pertes vont sans dire : les siens demeurés au pays ou décédés, le statut dont on jouissait dans sa famille ou auprès de ses pairs, l’usage des compétences acquises au pays d’origine ou durant le voyage (désormais peu estimées), la reconnaissance conférée par l’usage de la langue maternelle, les compagnons d’infortune noyés ou disparus, l’effondrement du projet migratoire* (en cas de refus d’asile), l’échec du mandat migratoire* que la famille leur avait délégué. Leur travail de deuil devient créateur d’une identité narrative recomposée s’ils parviennent à transformer les ressources et espoirs perdus en engrais naturel fertilisant le futur. J’y consacre une bonne part de mes psychothérapies. Non sans écueil.

La majorité de ces jeunes a longtemps vécu, vit encore, dans un état de survie** qui la condamne à l’hypervigilance, à une fixation sur le présent sans lien avec leur âge. Interdits de dépression, qui relâcherait leur vigilance, ils congèlent** – pour survivre – cadavres et deuils : raison additionnelle pour renoncer à fouiner dans leur passé, à forcer la serrure de leur congélateur. Si dégel il y aura, ce n’est, ce ne sera, que dans un contexte de sécurité, assorti d’une garantie de durée.

En outre ces états de survie, et leurs cicatrices zébrant corps et pensées, freinent l’acquisition (d’une langue, de toute matière) : tout apprentissage requiert une certaine projection dans le futur – « J’apprends aujourd’hui pour savoir demain » – incompatible avec les sirènes de l’alerte. D’où un impératif de tolérance, de temporalité lente.

Toute identité narrative singulière se love dans des narrations collectives, familiales et communautaires. Sans enquêter sur leurs proches, je souligne le bienfait de leur parler. Souvent ils n’osent pas, par peur de révéler l’échec de leur mandat migratoire. Mais, têtu, j’affirme que l’absence de nouvelles suggère aux leurs qu’ils sont morts, qu’être parvenu en Suisse témoigne d’une magistrale réussite. Ils me prouvent parfois l’impossibilité d’un tel contact – perte du numéro de téléphone, danger pour la famille – ; je leur propose alors d’imaginer les conseils que père ou mère, oncle ou tante, leur donnerait s’ils connaissaient leur situation, de guetter leurs voix et leurs phrases au creux de rêves et cauchemars.

Leur identité narrative s’inscrit aussi dans l’histoire de leurs pays d’origine et d’accueil. Celle-ci nourrit nos rencontres, tel le rap contemporain composé par un compatriote qu’un jeune kurde syrien me fit écouter et me traduisit, telles les vidéos du jour, filmées à Mamou ou Conakry, que Mamadou me montre pour dénoncer une violente dictature absente de nos media : je les en remercie. Je leur conte aussi l’accueil des migrants en Suisse, des saisonniers italiens aux réfugiés politiques chiliens. Ces incursions dans l’histoire donnent du sens à la leur.

Les moments signifiants du présent, raps ou images partagés avec son psy, enrichissent l’identité narrative du jeune s’il parvient à les articuler à son vécu antérieur. Toute expérience positive, tout lien imbibé de reconnaissance, donne consistance à ces mois et années d’attente (d’un permis, d’une majorité, d’une formation), insuffle de la vie aux temps de survie. Leurs valises se remplissent de nos mots, gestes, actes : il vaut mieux qu’elles soient pleines s’ils doivent un jour repartir.

Un lien ainsi tissé couve une promesse*. Je ne les oublierai pas, même si la thérapie s’interrompt ou s’ils quittent mon pays, et le leur confie : « Jamais ton téléphone à ta mère, depuis mon bureau, ne s’effacera de mes souvenirs ; lorsqu’elle s’est subitement évanouie, te croyant mort depuis trois ans ; notre commun désarroi a gravé ma mémoire. » Ce faisant, je leur accorde une place sur cette terre inhospitalière, du moins jusqu’à mon dernier soupir.

Leur pouvoir dire, je l’ai déjà évoqué. Par manque d’espace, je me contenterai de souligner que seule la collaboration d’interprètes garantit à leurs voix d’être entendues.

Si leurs dires incluent cris de révolte et d’injustice, la violence apparaît souvent comme l’unique vestige de leur pouvoir agir, sanglé par la société d’accueil après s’être épanoui durant le voyage. Reste encore le suicide : « Quand les lois européennes me voilent toute perspective au Nord et qu’un retour signerait ma honte, le bannissement des miens, autant hâter ma fin : au moins trouverai-je logis dans le cœur de mes éducateurs ». Meilleure prévention du suicide aux limites de l’humain : élargir l’éventail des choix du jeune.

Connaître, identifier, découvrir

Les savoirs engrangés durant nos formations, l’ai-je déjà écrit, sont mis à rude épreuve.

Adolescence. Déjà, dans leurs communautés d’origine, la transition entre enfance et âge adulte ne se conçoit pas comme adolescence (processus au long cours où le jeune participe à sa construction identitaire) : leurs langues ignorent le mot et le concept. En sus leurs sidérants parcours brouillent toutes les frontières entre immaturité et maturité, créant de nouvelles configurations que nous pouvons seulement tenter d’approcher. Connaître, dès lors, ne signifie plus identifier, mais découvrir.

Cultures et interculturalité. Certes leur monde d’origine les a imprégnés. Certes le remobilisent-ils pour appréhender l’inconnu, pallier la fuite des repères. Mais leur « culture », dès le berceau, était déjà métisse, teintée – parfois essorée – par la pensée du Nord. Puis elle s’est tordue, vrillée, au cours d’années d’errance, d’insolites rencontres, d’un long compagnonnage avec la mort. Arrivés chez nous, ils sont simplement autres : inclassables. Apprenons avec eux à méconnaître.

Diagnostics psychiatriques. Les mondes qu’ils ont traversés, de même que celui que nous leur offrons, sont à ce point insensés que toute catégorie rationnelle n’a plus de pertinence. Tout au plus pouvons-nous les rencontrer, sur fond de similitudes fondamentales étrangères aux pathologies : universelle vulnérabilité, essence migrante, maladies de la reconnaissance, pertes lot de tous. Même la catégorie traumatismes se révèle impropre à la compréhension de leurs expériences : seul sied le concept d’états de survie. Explorons notre commune substance migrante plutôt que de traquer nos différences !

Les psys, les éducateurs, le réseau

Psys, éducateurs, travailleurs sociaux, curateurs, enseignants, infirmiers, cuisiniers, intendants, juristes, nous partageons l’immense privilège de rencontrer ces jeunes. Nous sommes entrés dans un monde autre que la plupart de nos concitoyens ne connaîtront jamais. Pire, la fermeture hermétique de nos frontières risque de condamner cet autre monde à la disparition. Nous aurons la responsabilité commune d’en entretenir la mémoire.

Tous migrants dans ce monde autre, nos casquettes n’ont guère de pertinence. Considérons-nous comme autant de portes donnant accès à notre monde, ceint d’un mur borgne sans guère d’interstices. Le jeune est libre d’y frapper, ou pas, choisir l’une plutôt que l’autre. Celui-ci s’adressera au cuisinier, celui-là à l’éducateur, un troisième au psy : les dons de paroles précieuses et la reconnaissance mutuelle n’obéissent ni aux règles, ni aux hiérarchies. Transformons-nous en généralistes, recevons les mêmes formations participantes, co-créons une langue commune, remisons pour une fois nos diplômes au vestiaire. Ne nous offusquons point si le jeune partage ses sentiments avec l’intendant plutôt qu’avec le psy. Seul importe qu’il ait ouvert une porte, trouvé un accueil chaleureux.

Le travail avec ces jeunes s’apparente à un laboratoire, un atelier de relations horizontales entre professionnels de tous bords, un chantier de reconnaissances mutuelles déployant la liberté de chacun des membres du réseau, sans la moindre incitation au front commun.

Certes le cuisinier continuera de penser les menus et le psychiatre de prescrire des médicaments. Mais leur bannière sera identique : offrir une place à ces jeunes, dans notre monde, dans leurs divers mondes.

Créer ensemble un autre monde

Seuls ces jeunes peuvent nous laisser entrevoir leurs mondes. Mamadou Diallo, dans la phrase mise en exergue, l’a bien compris. Ils sont nos enseignants. Ayons l’humilité de le reconnaître.

Poussant ce raisonnement, admettons que seule une collaboration intensive entre eux et nous, nourrie à parts égales de leur expertise et de la nôtre, esquisserait un juste accueil de ces jeunes. Passerelle vers un monde inédit, dont nous serions collectivement les auteurs.

Il est tard. Je rêve.

1 Mamadou Diallo, Comment un jeune s’intègre-t-il en Suisse sans ses parents ? Travail Personnel d’Apprentissage (TPA), Centre d’enseignement

2 Les astérisques renvoient à des concepts développés dans La migration comme métaphore.

3 Première étape de la migration (La migration comme métaphore, op. cit.). Les suivantes (quitter ce monde, passer d’un monde à l’autre, entrer dans

4 Les doubles astérisques renvoient à des concepts développés dans Deuils collectifs et création sociale.

Notes

1 Mamadou Diallo, Comment un jeune s’intègre-t-il en Suisse sans ses parents ? Travail Personnel d’Apprentissage (TPA), Centre d’enseignement professionnel de Morges (Suisse), novembre 2018.

2 Les astérisques renvoient à des concepts développés dans La migration comme métaphore.

3 Première étape de la migration (La migration comme métaphore, op. cit.). Les suivantes (quitter ce monde, passer d’un monde à l’autre, entrer dans cet autre monde, vivre dans cet autre monde, être de cet autre monde) apparaîtront dans les pages qui suivent.

4 Les doubles astérisques renvoient à des concepts développés dans Deuils collectifs et création sociale.

Citer cet article

Référence papier

Jean-Claude Métraux, « Jeunes, très jeunes, cicatrices de survie sur corps et pensées », Canal Psy, 123 | 2018, 5-10.

Référence électronique

Jean-Claude Métraux, « Jeunes, très jeunes, cicatrices de survie sur corps et pensées », Canal Psy [En ligne], 123 | 2018, mis en ligne le 07 avril 2021, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1914

Auteur

Jean-Claude Métraux

Psychiatre et psychothérapeute d’enfants et d’adolescents FMH, Lausanne, Suisse

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