Repenser l’héritage de l’exil

DOI : 10.35562/canalpsy.1916

p. 11-16

Plan

Texte

Cet article s’appuie sur un travail de thèse consacré à la question de la transmission intergénérationnelle de l’exil. Les sujets de cette recherche sont des descendants de migrants dits « économiques », originaires de Pologne, d’Italie, du Maroc et d’Algérie, arrivés en France à des périodes différentes. Tout en les replaçant dans leur contexte socio-historique, j’appréhende les histoires d’exil et le lien entretenu par chaque sujet rencontré à celles-ci dans leur singularité. J’interroge pourquoi certains pans de ces histoires sont passés sous silence ou travestis.

Selon les périodes, le rapport à l’étranger se déplace d’une figure à une autre en fonction des représentations socio-historiques mais de tout temps, l’étranger permet, par l’établissement d’une frontière, de définir une communauté politique (Noiriel, 2006.).

Les travaux des historiens insistent sur une conception de la nation française Une et Indivisible ancrée dans l’idéal républicain des révolutionnaires reposant sur « l’obsession de l’unité » et la diabolisation de l’adversaire (Ozouf, 2015.). L’étranger doit mériter l’hospitalité et prouver son adhésion aux valeurs de la communauté nationale. Il est sans cesse suspecté de trahison en raison des fidélités supposées à sa patrie d’origine. Or, cet idéal de la République vient heurter celui de la Démocratie qui sous-entend le respect de l’expression des singularités (Revault d’Allones, 2010).

Les recherches de différents champs disciplinaires envisagent l’expérience migratoire le plus souvent sous l’angle de ses incidences et de la confrontation entre deux univers culturels différents. Celles, plus spécifiques, sur la transmission intra-familiale de l’histoire migratoire, concernent, dans un premier temps, les historiens qui abordent cette thématique sous le prisme de la mémoire collective de vagues migratoires spécifiques. En sociologie, certains travaux tentent de dépasser les approches culturalistes de la transmission. Ils sont centrés sur les descendants de migrants originaires d’Afrique du Nord, soit d’anciens pays colonisés. L’oubli de l’histoire migratoire serait lié à l’illégitimité dont elle est frappée, soit en raison des relations de domination coloniale, soit du fait de l’incorporation par les migrants eux-mêmes d’une injonction à l’assimilation posée par le pays d’accueil. Dans le champ de la psychologie, alors que la psychiatrie coloniale puis la psychopathologie de la migration, des années cinquante, envisagent successivement le migrant sous l’angle unique du déterminisme culturel puis socio-culturel, l’ethnopsychiatrie contemporaine considère les pathologies de l’homme migrant comme liées à l’expérience de déculturation et à sa différence ethnique. D’autres auteurs, se référant à la psychanalyse, envisagent la migration sous l’angle exclusif de la séparation et du deuil consécutif à la perte de l’objet mère-patrie, envisagés comme un traumatisme (Grinberg et Grinberg, 1986). La migration est également entendue comme une symptomatologie reposant sur le fantasme de trouver une mère-terre-contenante du fait des carences de la fonction contenante de la mère (Bruyère, 2014). Partir serait une tentative du sujet de se différencier d’un groupe familial où les liens tyranniques prédominent mais également répétition du rejet vécu dans l’inactuel par l’auto-exclusion du sujet dans le déplacement.

Dans cette recherche, je réinterroge le fait que le plus souvent l’expérience du déplacement renvoie à une vision de l’individu incarnant la figure de victime, inscrite dans des déterminismes socio-culturels et le plus souvent en souffrance. Pour cette raison, je préfère les termes exil/exilé à ceux d’émigration/immigration ou émigré/immigré. Le premier sens du terme exil, prédominant, s’inspire de l’histoire des monothéismes : l’exil est entendu comme l’expiation d’une faute par l’éloignement non désiré hors de la patrie, d’un paradis perdu. Le second sens, méconnu, suscite mon intérêt car l’exil y est envisagé comme un mouvement volontaire de l’individu cherchant à « sauter hors » d’un lieu où l’individu est inscrit à une place et dans des liens. Ce second sens est celui retenu par des auteurs s’inscrivant dans une « clinique de l’exil » qui posent l’exil comme expérience du « hors-lieu » (Benslama, 1991)1. À partir d’entretiens cliniques avec des descendants, je m’intéresse à l’articulation entre ces deux sens du terme exil. Enfin, j’entends l’exil non seulement comme un évènement ou un état mais avant tout, un processus comprenant différents temps : le temps du projet, celui de l’exil et enfin celui de l’étranger.

Je pose que l’exil représente un acte fondateur du sujet qui d’une part, est porté par un désir d’émancipation et d’autre part, est inscrit dans une histoire familiale, un imaginaire social, au sens de C. Castoriadis et un contexte socio-historique. Cette situation fait de l’exilé un être à la fois en rupture et en continuité avec un héritage. Cette position engendre potentiellement des conflits psychiques qui, non symbolisés par les ascendants exilés, aboutissent à une panne du travail d’auto-historisation (Aulagnier, 1999) pour les descendants, se traduisant par un déni de l’histoire de l’exil.

À partir de la présentation sommaire des entretiens avec Alia, je tenterai d’illustrer, dans cet article, les modalités selon lesquelles l’histoire de l’exil lui est transmise au sein du groupe familial.

Originaire de la région du Rif au Maroc, le père d’Alia s’exile vers la France à la fin des années cinquante. Dans un premier temps, il s’engage dans l’armée française et sert en Allemagne. Il travaille ensuite dans les mines du bassin houiller lorrain. En 1962, il épouse au Maroc la mère d’Alia. Un premier fils nait alors que le père repart pour la France. Cinq mois après la naissance, la mère d’Alia et son fils rejoignent le père. Quatre autres enfants naitront en France. Alia est la sixième de la fratrie. Suite à des problèmes de santé importants, le père arrête de travailler et est placé en invalidité puis en retraite anticipée. À partir de cet évènement, il partage sa vie entre le Maroc et la France.

Alia a une quarantaine d’année. Après des difficultés scolaires, elle se lance, sous l’influence de son frère ainé, dans des études de droit qu’elle réussit brillamment et trouve par la suite du travail dans le champ des tutelles.

L’histoire de l’exil, un tabou dont on ne parle pas

Lors de notre première rencontre, Alia présente l’histoire de l’exil comme un « tabou ». Celle-ci débute lors de l’arrivée du père en France. Alia ne donne alors aucun élément sur le contexte dans lequel s’origine le départ du père, précisant seulement que ce dernier vivait dans des conditions très précaires.

Le peu d’informations dont elle dispose, elle les tient de discussions avec sa mère. Sa grand-mère paternelle, veuve très jeune, élève seule ses enfants qui dès leur plus jeune âge travaillent avec elle sur l’exploitation agricole. Dans le village, des bruits couraient selon lesquels la grand-mère se prostituait pour pouvoir élever ses enfants. Cette histoire fait sourire Alia qui n’y accorde pas davantage d’importance. Son père est le plus jeune de la fratrie. Le fils ainé est décédé laissant quatre enfants. Le second est demeuré au Maroc et vit dans la misère. Le troisième frère est venu en France mais n’a jamais fait venir sa famille.

La menace insensée du retour au bled

Pour Alia, sa mère « a mal vécu l’exil ». Ce malaise serait dû au fait que ses parents ne s’aimaient pas. La figure du père, omniprésente, est décrite comme un personnage tout-puissant, traitant sa mère comme une « bonne », exerçant une « emprise » sur elle, lui interdisant de sortir.

Alia considère par ailleurs que les enfants ont toujours été « un poids » pour son père :

« On lui était redevable du fait qu’on ait eu la chance d’être nés ici, que lui, il avait connu la misère et que, nous on a de la chance de ne pas avoir vécu la misère, alors que, en fait, la misère était là. Mais, pour lui, c’est grâce à lui… qu’on a réussi notre vie, entre guillemets, en tout cas, qu’on travaille. La “réussite” pour lui, c’était ne pas avoir de problèmes avec la justice. Ça pour lui, c’est grâce à lui, son éducation stricte. »

L’arrêt du travail du père est présenté comme un tournant dans la vie familiale. Le père devient alors « quelqu’un qui partait ». Il entreprend la construction de plusieurs maisons au Maroc. Alia insiste longuement sur sa « double vie », cette vie là-bas sans eux, comme si ces moments leur avaient été volés. Insistant sur ce qui lui apparait comme un attachement profond du père au Maroc, elle dit que ses parents lui apparaissent « morts » lorsqu’ils sont en France.

Lors des premiers entretiens, Alia peine à évoquer l’histoire de l’exil, revenant inexorablement au personnage paternel, se rappelant la menace proférée à l’égard des enfants :

« Alors dès qu’on faisait un truc qui lui plaisait pas. C’était n’importe quoi pour lui, il était intransigeant. Il disait : de toute façon, je vais vous faire rentrer au bled, vous allez y rester, vous le méritez. »

Alia ajoute que cette menace l’a toujours plongée dans l’incompréhension alors que le père parait oublier que ses enfants sont nés en France et qu’il n’y a donc pas de « retour » possible pour eux. Le Maroc serait ainsi à la fois un objet désiré pour le père, symbole de sa « double vie » et un objet rejeté, dédaigné, incarnant la punition ultime des enfants.

La préhistoire de l’exil ou le désir de différenciation

Après avoir exprimé à plusieurs reprises disposer de peu d’informations sur l’exil de son père, Alia apporte quelques éléments du contexte familial. Le père d’Alia a environ cinq ans lorsque son père décède. Avant dernier de la fratrie, elle précise : « C’est quand même lui qui a dû prendre en charge ses frères puisque c’est lui qui est arrivé en France en premier ». Le père bénéficie d’une position particulière au sein de la fratrie alors que le père et le frère ainé sont tous deux décédés. Alia s’interroge par ailleurs sur les circonstances dans lesquelles son père entre dans l’armée française. Elle se demande pourquoi son père aurait effectué « son service militaire » en France alors qu’il n’était pas français. Des repères chronologiques lui manquent. Tentant de trouver une explication, Alia cherche avec insistance à distinguer cette entrée du père dans l’armée française avec la situation des harkis en Algérie, « les Algériens qui combattaient contre leur pays ».

Au cours de l’entretien suivant, Alia, ayant interrogé son père pour la première fois, aborde le contexte de l’arrivée de ce dernier en France :

« Ils cherchaient de la main-d’œuvre en France. Il me disait que lui, il était fier de dire qu’il n’était pas venu par rapport à ça, au départ. Il m’expliquait qu’il s’était engagé dans l’armée. Il est arrivé en 1954. Je lui ai dit : c’est bizarre, toi, tu me dis dans l’armée française mais tu es parti en Allemagne… Parce qu’après la seconde guerre mondiale, y a des territoires allemands qui étaient occupés par les Français. Et, il est resté neuf ans à l’armée, jusqu’à l’indépendance de l’Algérie. »

Cette confidence du père et la fierté qu’il manifeste devant sa fille provoquent l’étonnement d’Alia. Elle relève qu’il cherche avec beaucoup d’insistance à mettre en avant sa position différenciée vis-à-vis des autres immigrés partant en France pour travailler comme ouvrier :

« Il me l’a répété plusieurs fois, il avait les dates par cœur. Il était fier que je lui pose des questions parce que pour lui c’était valorisant de dire que, à la base, il était dans l’armée. Pour lui, c’est plus valorisant que de dire qu’il est venu pour travailler en tant qu’ouvrier… Peut-être pour dire qu’il n’est pas comme les autres. »

Alia ajoute par ailleurs, avec un soupçon de fierté, pour la première fois :

« À mon avis, ils devaient faire une sélection par rapport à… Ils n’ont pas pris n’importe qui. Ils ont dû prendre des hommes un peu forts. Parce que lui, physiquement, il était imposant à l’époque. »

Le changement de nom du père

Lors de la réalisation de son arbre généalogique, Alia relève qu’elle ne mentionne aucun nom patronymique alors qu’elle inscrit avec précision les prénoms des membres de la famille. Alia associe alors avec le fait que sa mère lui aurait confié que dans la famille de son père un changement de nom aurait eu lieu :

« Ma mère me dit qu’à une époque on a changé notre nom de famille. N, c’est un nom qu’on a créé. Avant, on s’appelait El Y. Avant, quand mon père, il était petit, enfin, sa mère, elle a changé de nom. Et elle explique ça parce qu’apparemment y en avait trop des El Y ».

Alia explique ce changement de nom, après la mort du père, par un désir de sortir de « la confusion » avec d’autres personnes portant le même nom.

De la figure du « père sacrifié »….

Au fil des entretiens, Alia déconstruit la vision univoque de l’exil dans laquelle elle était enfermée en appréhendant d’autres scènes. La jeune femme redécouvre que le désir d’exil du père, présenté par ce dernier comme un sacrifice pour avoir quitté son pays afin de « sauver sa famille de la misère », est sous-tendu par un désir de se différencier de ses semblables, sortir de la confusion, se séparer mais également se hisser au-dessus d’eux. Le désir de changer de nom après la mort du père apparait comme analogue à celui qui sous-tend le projet d’exil du père alors que celui s’engage dans l’armée française afin de se distinguer des autres immigrés marocains ouvriers à l’usine. Aussi, je poserais l’hypothèse selon laquelle ce changement de nom, au lendemain du décès de ce père, serait porté par un désir de se recréer une généalogie, se couper d’une filiation mais aussi d’une histoire qui rattache aux ascendants, à une condition sociale et à un destin. L’arbre généalogique réalisé par Alia en porte la trace. Celui-ci débute à la naissance de ses parents et leur fratrie mais n’y figurent pas les ascendants à l’exception des deux figures grands-maternelles valorisées et reconnues pour « être des travailleuses comme des hommes ». « L’amnésie parentale », selon les termes d’Alia, se traduit par une méconnaissance des liens avec les ascendants. Les liens horizontaux entre collatéraux prennent la place des liens de filiation entre parents et enfants régis par le principe de verticalité. Déniée, la préhistoire familiale comme celle de l’exil s’absente de la mémoire.

Ce changement de nom opéré par la mère engendre une première coupure avec la préhistoire familiale mais également avec le père décédé. C’est donc dans le désir de la mère que naît ce désir de différenciation transmis au père d’Alia. Ce dernier s’inscrit alors dans une logique de « défilialisation », entendue par le psychanalyste Jean-Daniel Causse comme un fantasme d’« être à soi-même sa propre origine, se nommer soi-même, s’autofonder en refusant de se reconnaitre comme fils » (Causse, 2008, p. 27).

Le père d’Alia est investi d’une mission particulière par la mère, prenant la place du père puis du frère ainé. Cette « désignation identificatrice » au sens d’Alain de Mijolla, ce désir de la mère pour lui, le porte en même temps qu’il l’aliène. Cet idéal de différenciation lui permet de s’exiler dans l’espoir d’atteindre cet Idéal. Dans le même temps, il demeure dépendant du regard de ses semblables dans lequel il aspire à pouvoir lire qu’il est différent d’eux.

Aussi, lorsque le père affirme que ses enfants sont « en dette » envers lui, ne s’agit-il pas en réalité de faire endosser à sa descendance la dette dont il ne se serait pas acquitté en totalité envers sa propre mère et l’Idéal qui l’a porté ? Si le père est parvenu à s’acquitter d’une partie de celle-ci en accédant à une place au-dessus de ses semblables demeurés au Maroc, il a échoué à satisfaire le « désir de devenir le même que les Français ». Le regard-miroir tendu par la société française l’amène à considérer que « son faciès » l’empêchera éternellement de devenir français, d’accéder à cette mêmeté imposée par l’imaginaire social français mais aussi de satisfaire à la réalisation de la seconde facette de son Idéal, l’exposant ainsi à la honte. Le père intériorise ce qui est signifié en permanence à l’étranger : le fait d’être en France perçu comme un honneur à mériter, la faculté de répudiation de l’État français, la hiérarchie entre culture et étrangers. Le sentiment d’illégitimité du père se nourrit de cet imaginaire social et ses descendants en sont les héritiers. Le père brandit auprès de ses enfants la menace de retour au bled comme si leur naissance en France et l’acquisition de la nationalité française ne leur avaient pas permis d’accéder à cette légitimité tant désirée par le père. Dès lors, ce sont ces désirs du père dans l’exil qu’il s’agit de taire en déniant la préhistoire de l’exil. Le père endosse alors les habits d’une figure sacrificielle exilée pour subvenir aux besoins de sa famille demeurée au Maroc.

Au « gain » dans l’exil…

Au début des entretiens, Alia reproduisait le discours du père, sacrifié dans l’exil pour ses enfants, leur permettant d’accéder à une autre condition sociale. Fidèle à cette rhétorique, Alia peinait alors à envisager cet exil du père et par là-même la place acquise au sein de sa famille sous un autre prisme que celui du déterminisme social et de la prédestination. Elle considérait que cette place lui avait été attribuée par un « on » indéterminé, comme si une voix extérieure surmoïque avait indiqué au père la route à suivre. Alia projetait également sa propre désorientation spatiale mais aussi scolaire puis professionnelle. L’absence de savoir d’Alia sur la genèse de l’exil et la préhistoire familiale l’empêchait en effet de s’inventer un chemin vers l’avenir autre que celui tracé par un guide surmoïque. Reconsidérer cette préhistoire sous l’angle du désir du père de se différencier de ses semblables et remettre ainsi en cause la figure de ce père auto-sacrifié pour sa famille serait, en effet, trahir le groupe familial et rompre le pacte dénégatif, tel que défini par René Kaës. Cette désorientation d’Alia serait à envisager comme une conséquence de cette coupure introduite avec le passé et la filiation engendrant une panne dans le processus d’auto-historisation du sujet.

Au fil du travail, Alia comprend également que cette victimisation du père vient en réalité masquer une faute inconsciente qu’il ne voudrait pas laisser entrevoir : le gain dans l’exil. Elle parvient alors à déconstruire ce qui était pour elle une énigme, une incohérence de la part de son père. Elle comprend que ce dernier ne retourne pas au Maroc afin de pouvoir continuer à se hisser au-dessus de ses semblables. En demeurant en France, il peut ainsi continuer à lire la reconnaissance de cette différence dans leur regard-miroir comme il aurait sans doute désiré voir reflétée celle-ci dans le regard de sa mère aujourd’hui décédée. Se présenter comme une figure sacrificielle permet également au père de masquer sa propre culpabilité, soit au sens de Guy Rosolato, de déplacer celle-ci sur le groupe familial au Maroc mais aussi sur ses enfants, par « un retournement passif-actif ». Cette culpabilité renverrait à une autre facette de la transgression dans l’exil : avoir désiré se séparer pour se différencier du père à l’égard duquel le changement de nom apparait comme un désir de rompre avec une filiation afin de s’inventer un nouveau destin et se refaire un nom.

En guise de conclusion…

Les entretiens avec Alia, mais également avec les autres descendants rencontrés, laissent apparaitre que ce désir de coupure avec une filiation, une condition sociale, un destin mais aussi avec une place sous-tend le plus souvent le désir d’exil. Les pans de l’histoire de l’exil familial oubliés, romancés ou travestis, concernent la genèse de l’exil : le temps du projet. Non symbolisée, sa préhistoire est placée hors du travail de pensée et de la chaîne temporelle. L’arrivée en France est assimilée à une « naissance » comme si cet évènement marquait une auto-fondation pour le sujet exilé. Cette panne du travail d’auto-historisation crée un empêchement du sujet à « s’orienter »2 mais également à s’inscrire dans une chaîne généalogique. Cet effacement ne renvoie pas à une « mémoire empêchée » (Ricœur, 2003), liée à une opération de refoulement, mais à un déni de la préhistoire de l’exil, une mémoire interdite à rapprocher de la notion de « secret obligé » développée par P. Aulagnier et N. Zaltzman, entendu comme un interdit à dire, des pensées à ne pas penser.

La genèse de l’exil et l’histoire familiale avant cet évènement sont alors l’objet d’un pacte dénégatif scellé entre les exilés et leurs descendants se situant à plusieurs niveaux. Les alliances conclues s’inscrivent tout d’abord dans l’imaginaire social de la société d’accueil, fonctionnant comme des interdits à dire, des pensées à ne pas penser (Zaltzman, 2009). Évalué en termes quantitatifs en fonction d’une norme idéalisée du progrès et considéré comme en déficit par rapport à celle-ci, l’exilé doit se présenter tel un homme sans passé, sans détermination et se délier des liens de filiation et d’affiliation antérieurs afin de devenir identique. Le récit des descendants révèle l’intériorisation de ce que nous nommons un imaginaire de l’invisibilité empêchée alors que leurs ascendants ont été confrontés à un imaginaire de l’invisibilité obligée. Réduits à leur essence de travailleur dont la présence en France était associée au besoin de main-d’œuvre et non à leur désir de devenir Français, les exilés vivaient alors dans la promesse d’être regardés comme un semblable, les conduisant à effacer toute trace de leur histoire et à imposer à leurs descendants de ne pas se faire remarquer. Ces derniers s’inscrivent alors dans un désir d’invisibilité mais sont pris dans des univers de significations imaginaires antinomiques alors que deux types d’alliance inconsciente entrent en contradiction. La première adossée à l’Universalisme des Lumières repose sur une conception de l’individu sans statut préétabli affranchi de toute dette à l’égard d’une filiation (Enriquez, 2011). La seconde, résurgence de l’époque prémoderne, renvoie les descendants à une appartenance imaginaire immuable à une communauté homogène, les condamnant à une hérédité à être immigré3 et leur refusant une identification mutuelle de semblable. Ce regard porté par la société contemporaine se présente alors comme « un regard d’emprise » (Denis, 2004) dont le but n’est pas la réciprocité de la relation avec autrui mais son asservissement.

L’alliance conclue entre les exilés et leurs descendants s’inscrit ensuite à un niveau psychique interindividuel. Le pacte dénégatif a alors pour fonction de dénier les désirs des ascendants exilés dans l’exil et de présenter sa genèse sous une vision écran acceptable. L’alliance vient alors masquer la double transgression de l’exil. La première recouvre le fait d’avoir abandonné les matrices (Balmary, 2013) et désiré sortir de la confusion avec les semblables. La seconde serait liée au désir de défilialisation et de déprise d’une place dans la chaîne des générations, de se désassujettir de ses appartenances à un ensemble (Legendre, 2004).

Les descendants d’exilés seraient alors héritiers de la double trahison de leurs ascendants. La première serait engendrée par cette double transgression de l’exil à l’origine du sentiment de culpabilité. La seconde serait liée à l’échec dans l’atteinte de l’Idéal dont l’exilé est porteur dans l’exil, engendrant le surgissement de la honte. La honte surgit pour le père d’Alia lorsqu’il découvre « qu’il n’est que ce qu’il est » (Green, 1983, p. 204), soit « un non-même que les Français ». Ce « jugement d’existence », prononcé par cet autre externe investi, à l’égard de son être même, et non sur ses actes, vient nier les représentations qu’il a de lui-même et le prive ainsi de son Idéal du Moi (Merot, 2003). La non légitimation de son Idéal par ces doubles spéculaires investis que représentent les Français le plonge alors dans la passivation engendrant son rejet (Guillaumin, 1973). Il a alors le sentiment d’avoir trahi cet Idéal qui l’a porté dans l’exil. La honte serait donc liée à l’échec d’être regardé comme un semblable.

Par ailleurs, si pour les exilés, confrontés à un imaginaire de l’invisibilité obligée, soit à une absence de regard, la source de la honte renvoie à la défaillance de la fonction miroir de la société/du semblable (Ciccone, 2015), pour les descendants, rencontrant l’imaginaire de l’invisibilité empêchée, la fonction miroir échoue car le sujet est enfermé dans une hyper-visibilité le plongeant dans la passivation.

 

 

Creative Commons.

1 Le lieu peut renvoyer au foyer procurant sécurité ou être vécu comme un enfermement, au groupe familial ou social inscrivant le sujet dans des

2 Entendu comme capacité du sujet à relier ce qu’il est à ce qu’il a été afin de continuer à se projeter vers un devenir (Aulagnier, 1999).

3 Soit selon l’oxymore être « Franco-Maghrébin » comme le souligne J. Derrida dans son essai Le Monolinguisme de l’autre, en opposition aux « 

Notes

1 Le lieu peut renvoyer au foyer procurant sécurité ou être vécu comme un enfermement, au groupe familial ou social inscrivant le sujet dans des repères identificatoires mais pouvant aussi le fixer de façon figée à une place. Le lieu peut-être aussi celui de la nation, de la patrie. Il peut enfin renvoyer à l’espace psychique du sujet.

2 Entendu comme capacité du sujet à relier ce qu’il est à ce qu’il a été afin de continuer à se projeter vers un devenir (Aulagnier, 1999).

3 Soit selon l’oxymore être « Franco-Maghrébin » comme le souligne J. Derrida dans son essai Le Monolinguisme de l’autre, en opposition aux « Français de souche ».

Illustrations

 

 

Creative Commons.

Citer cet article

Référence papier

Marina Aznar Berko, « Repenser l’héritage de l’exil », Canal Psy, 123 | 2018, 11-16.

Référence électronique

Marina Aznar Berko, « Repenser l’héritage de l’exil », Canal Psy [En ligne], 123 | 2018, mis en ligne le 07 avril 2021, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1916

Auteur

Marina Aznar Berko

Psychosociologue clinicienne, docteur en sociologie et anthropologie Université Paris 7, Laboratoire du Changement Social et Politique

Autres ressources du même auteur