Penser la migration

DOI : 10.35562/canalpsy.1918

p. 17-24

Plan

Texte

Aujourd’hui, comme à d’autres périodes de l’histoire, des femmes et des hommes, jeunes et moins jeunes, de conditions sociales différentes, vont chercher ailleurs ce qu’ils ne trouvent pas là où ils sont nés. Pour de multiples raisons, ils se déplacent, refusent le sort qui leur est réservé, ou cherchent de meilleures conditions de vie. Les violences politiques, économiques, sociales, familiales ou encore culturelles au lieu de l’origine, poussent sur les routes de l’exil, des personnes alors nommées réfugiés, migrants, clandestins, ou encore expatriés, en fonction de la catégorie juridique dans laquelle les états d’accueil ou de transit les classent.

Ils tentent ainsi de résoudre toutes sortes de problèmes associés aux raisons du départ, et se heurtent aux multiples obstacles que connaissent celles et ceux qui, un jour, se décident à quitter les lieux qui les ont vus naître.

La théorie de la migration tente d’expliquer les raisons pour lesquelles le migrant et sa famille s’engagent consciemment ou non, dans un arrangement contractuel mutuellement bénéfique qui exclut une partie (le migrant), et identifie les conditions dans lesquelles le contrat s’applique. Migrer induit un coût monétaire et un coût psychique. L’organisation et les modalités du départ mettent en évidence ces dimensions. Et comme il est fréquent de parler du bénéfice monétaire de la migration il est aussi possible d’évoquer le bénéfice psychique dans ce processus. Ainsi, explorons « ce qui pousse à partir ».

 

 

Creative Commons.

Situation clinique

Je rencontre Félicien dans le cadre de ma recherche doctorale sur les processus psychiques prémigratoires. Il a 45 ans, est originaire du Togo, et vit en Algérie depuis de nombreuses années.

Félicien a pensé la première fois à l’aventure (Bredeloup S., 2008) à la fin de l’université. Il n’avait alors plus de bourse, donc la vie est devenue difficile ; il se pose donc la question de comment s’insérer socialement avec un diplôme en histoire.

Il évoque la figure de l’aventurier comme étant celui qui est le mieux assis socialement à son retour au pays. Il dit aussi que c’est seulement bien plus tard qu’on sait ce qu’ils ont vécu, les difficultés et la misère. Il décrit l’aventurier comme une figure héroïque.

Félicien est le cinquième d’une fratrie de sept enfants. Les cinq premiers enfants ont fait des études. Il dira de son père « qu’il était trop cultivé ». Ce dernier est décédé en 1993, année du bac pour Félicien. Il parle de sa mère en disant que c’est la personne la plus importante sur cette terre, et que depuis l’aventure, il s’est encore plus attaché à elle. Il arrivait qu’elle soit dure avec ses enfants, mais, Félicien complète en parlant d’elle comme d’une visionnaire, ce qui semble venir justifier son autorité.

Il raconte alors une scène : il accompagne sa mère dans les champs. Il a alors environ cinq ans, et il porte un fagot de bois très lourd. Après un moment, il pleure de difficultés, et imagine que sa mère va revenir sur ses pas pour l’aider. Elle ne viendra pas, continuant son chemin sans se préoccuper de la difficulté de Félicien. Pendant ce long moment, il est seul en brousse, il éprouve une immense détresse.

Il s’empresse d’ajouter, comme pour ne pas s’arrêter sur cette expérience, qu’à 11 ans il avait déjà son champ à lui tout seul, « on devait s’assumer ».

La première séparation s’est faite à l’occasion de sa scolarisation.

« Quand j’ai eu 5 ans, j’ai dû me séparer de ma mère. L’école était éloignée, j’étais donc hébergé chez un tuteur à proximité de l’école. Je me sentais étranger dans cette famille. À 10 ans je rentre chez ma mère. Puis je repars pour aller au lycée. »

Félicien dit avoir vu ses parents lutter (violences conjugales) et précise que c’est normal. Il dit de sa mère qu’elle a un regard naïf. Il raconte alors que sa mère sortait parfois en pleine nuit dans la forêt équatoriale pour emmener son frère malade et accomplir des rituels. Il ne sait pas de quoi était atteint son frère, mais sous-entend une forme de malédiction.

Dans sa famille, tout le monde est resté au pays, dans un rayon de 150 km. Félicien dit « ma différence m’a fait être seul ». Il précise qu’il n’est pas un solitaire, il est sociable. Il milite pour la paix et me précise qu’il est né dans une chefferie, que son petit frère est le chef du village.

« En me créant, Dieu savait que je ferai l’aventure et que je saurai être utile à son peuple. Avant, je visais le repos et une femme blanche, maintenant moins. Si on ne peut rien faire pour aider, si on reste, ça s’aggrave. Ça étouffe l’amour ».

Commentaires

Je n’ai rencontré Félicien qu’une seule fois et j’ai initialement hésité à garder ce matériel. Malgré tout, il me semble qu’il vient grandement rappeler les histoires des autres migrants rencontrés lors de ce travail (Bruyère B., 2014). Dans cette unique rencontre, ce qu’il amène de façon synthétique vient résonner avec ces narrations ; cette résonance consiste essentiellement en une scène de détresse infantile. L’enfant est exposé à un risque mortel. S’ensuit un sentiment d’être étranger à son environnement. S’exprime également le défaut d’accordage entre parents et enfant qui, dans le discours, apparaît comme de l’admiration et du mépris. Un moment de vie fait rupture.

Enfin, ses derniers propos disent un lien d’emprise culpabilisant auquel on ne peut survivre que dans la distance. Là encore, comme pour d’autres, la distance amène une forme de repos. La position narcissique à l’âge adulte témoigne de la fragilité de sa construction, signe de la défaillance des étayages.

Dans l’histoire de Félicien, nous pouvons noter que la scène du fagot de bois trop lourd et son départ dans un village lointain pour l’école se situe dans une temporalité proche. Ces scènes sont associées en formant une sorte de combinaison clé qui signe pour Félicien le risque qu’il encoure par le défaut d’accordage et d’étayage, et l’étayage possible ailleurs autrement.

Hypothèse

À partir de cette situation clinique, je formulerai l’hypothèse suivante : La migration témoignerait d’une défaillance dans l’élaboration de la violence fondamentale au sein du groupe d’origine. Migrer serait une mise en acte du fantasme d’auto-engendrement, consécutif à l’échec des processus de différenciation. Ainsi l’émergence du sujet ne serait possible que par l’expulsion/auto-exclusion de ce dernier.

De la violence à la symbolisation

Mes associations et recherches m’ont amenée à penser que dans toutes formes de parcours migratoire, quelque chose persécute au lieu de l’origine et pousse à partir. Que la violence soit d’origine politico-sociale, ou psychique, cela prend la forme d’une instance surmoïque tyrannique, meurtrière, peut-être même d’une imago archaïque, toute puissante. Dépendance mortifère – meurtrière, impossible à dénouer autrement que dans la rupture, avec l’illusion d’un accès à une différenciation suffisante qui mettrait un terme à la répétition.

Je note cette récurrence autour du défaut d’accordage entre la mère et l’enfant, manifestation d’une violence non métaphorisée. L’enfant est mis en situation de danger, exposé. Les fantasmes de meurtre circulent et, même, soutiennent la relation.

Une détresse traumatique chez l’enfant pourrait être, ainsi, à l’origine de l’expérience migratoire. Et ce sentiment de « détresse » serait, en miroir avec la détresse originaire, la réaction principale face à l’expérience traumatique de la migration, signe de la défaillance de la capacité de contenance du sujet.

De la relation parent-enfant qu’ils évoquent les uns et les autres, à l’image de Félicien, découle l’idée selon laquelle le parent est négligent, maltraitant. Le rapport à cette forme de violence se traduit chez chacun par une ambiguïté entre se coller et rester dans l’indifférenciation ambiante, ou être rejeté, exclu du groupe premier.

La première rencontre avec le groupe est, pour chaque sujet, le moment de la naissance, le premier exil, et celui de son arrivée dans un groupe déjà là. Les dynamiques internes de ce groupe soutiendront la formation de l’appareil psychique, par le jeu des investissements, identifications.

Chaque nouveau-né vient simultanément au monde de la vie psychique, à celui de la société et à celui de la succession des générations. Il vient au monde dans un groupe, il est appelé à en devenir sujet, porteur d’une mission qui comporte plusieurs obligations. La principale est de contribuer à la continuité du groupe et des générations successives, selon le mode qui lui est assigné, aux termes d’un contrat relevant de l’économie narcissique. Le contrat définit le statut psychique du nouveau-né, comme celui d’un sujet du groupe. Félicien identifie très tôt que sa place dans ce groupe premier ne tient qu’à lui. Qu’il ne peut être partie de ce groupe qu’en étant éloigné du groupe. Quand ce n’est pas lui qui est éloigné, c’est le groupe qui s’éloigne (la mère emmenant le frère).

En migrant, Félicien semble rompre le contrat d’assurance de la continuité, du moins en partie. Il tente de s’en sortir par cette pensée que rester tuerait l’amour. Partir est donc la condition du maintien du lien, mais il lui en coûte une différence qui entretient son sentiment d’être étranger.

Si ce sont, habituellement, les organisateurs groupaux qui contribuent à la différenciation il est alors à questionner la forme du groupe premier pour Félicien et la fonction qu’il peut avoir en son sein, par cette présence dedans-dehors.

R. Kaës (1993) propose une explication : il évoque en particulier le traumatisme psychique induit par la mise en groupe. En effet, la situation de groupe place chaque sujet devant une pluralité d’objets inconnus, non identifiés ; la crise naît de la « rencontre violente » entre un excès d’objets étrangers et le Moi.

Si l’enfant fait violence aux parents de par son existence même (le couple devient groupe), par sa présence et par ses exigences de survie ; sa dépendance, sa présence obligent à l’actualisation des processus de différenciation. L’enfant est l’intrus qui menace l’équilibre, parfois précaire, du couple, du groupe qui l’accueille.

La relation intrafamiliale, emprunte de mécanismes de survie, ne permet pas le jeu nécessaire à une issue élaborée de la violence fondamentale. L’exclusion signe le meurtre : des parents pour l’enfant, de l’enfant pour les parents.

Pour Félicien, cela pourrait être cette première exclusion de la maison pour rejoindre l’école.

Ainsi en est-il dans le mythe œdipien, qui commence par le sacrifice de l’enfant, auquel Œdipe survit, et qui l’amène, dans le temps, sur les routes, à une forme de retour vers une origine aliénante. L’exil apparaît dans le mythe œdipien comme réponse à la violence fondamentale.

Ce qui ressemble, pour Félicien, à un mouvement d’auto-exclusion, fait suite à la répétition d’expériences de rejet, et de violences.

La migration signe l’impossibilité d’une issue autre que par la mise en acte de l’exclusion, et parfois du meurtre au moins dans sa dimension fantasmatique. Face à cet impossible à conflictualiser, à symboliser, l’évitement, la mise à distance devient une défense nécessaire.

Dans ce type de dynamiques familiales, nous assistons à une tentative d’unification et de réduction des conflits par clivage et projection du mauvais objet. Les mécanismes d’emprise ont pour fonction de maintenir, dans l’indifférenciation, l’unité du groupe. Félicien, ne peut alors se garantir d’une place dans le groupe qu’en incarnant la part projetée, clivée.

Cette position se manifeste entre autres dans ce que nous pourrions identifier comme une forme de contre-investissement : la mission divine qui incombe à Félicien, renforcée dans la séparation, lui permet de figurer l’attachement au groupe premier.

La différenciation se questionne par défaut. La violence, le meurtre même, indiquent une modalité de séparation/exclusion qui semble inhérente aux processus migratoires. La migration, comme tentative de résolution des conflits inter- et transsubjectifs, signe une fragilité des instances psychiques. N’oublions pas, et notre clinique en témoigne souvent, que l’isolement volontaire, l’éloignement d’autrui constitue la mesure de protection la plus immédiate contre la souffrance née des contacts humains, même les plus archaïques.

La migration signe alors une tentative d’élaboration par la mise en acte des processus de différenciation.

Dynamiques pulsionnelles et migrations

Les expériences de contenance sont faites sur le registre d’un enfermement dont on doit s’échapper pour ne pas mourir, mues par une forme de pulsion que l’on peut qualifier d’épistémophilique, qui alimente à son tour le fantasme d’auto-engendrement.

D’abord par le rejet agi par le groupe, la pulsion meurtrière prend la forme introjectée chez le sujet migrant, d’une pulsion de vie.

La part soutenant la libido serait le moteur de la pulsion épistémophilique. Quitter le groupe, ou en être exclu, commence, prend forme dans la réalité de Félicien, par le départ pour l’école, puis pour l’université, ensuite la quête d’un repos auprès d’une femme blanche…

Chercher à savoir, à connaître, à comprendre, ainsi s’exprime le retournement de la pulsion de meurtre.

Seulement, cette même part, par cette pulsion épistémophilique, engendre de l’insatisfaction, de la négativité. Peut-on tout comprendre et tout savoir ? Sans issue réelle, et prise dans un mouvement illusion/désillusion circulaire, la violence de l’origine pourrait ainsi être contenue, en circuit fermé, et contiendrait la destructivité portée par le sujet.

Répéter l’intrusion en restant, ou tenter d’en sortir et être l’intrus ailleurs ? Telle pourrait être la question de Félicien, à laquelle il tente de répondre en partant.

Partir, sortir, s’accompagne dans le discours de l’idée d’une curiosité de l’autre. Le départ marquerait une quête de supports identificatoires différents. Rencontrer l’étranger, et partager avec lui cette position pour tenter de l’élaborer au sein d’autres groupes.

« L’ailleurs m’attire car, vierge de mon histoire… ; il est pour moi gage de liberté, d’autodétermination… Partir, c’est avoir tous les courages pour aller accoucher de soi-même, naître de soi étant la plus légitime des naissances. » (Diome F., 2003)

Ainsi, l’hypothèse de la quête de connaissance comme moteur au départ amènerait à interroger la pulsion épistémophilique comme moteur inconscient aux mouvements migratoires des individus.

Topos, topique

Je fais ici l’hypothèse que la mise en acte de la migration géographique souligne une carence des processus de symbolisation, selon plusieurs axes de lectures.

L’autonomie motrice (le déplacement, le parcours migratoire) construit la ligne de démarcation entre ce qui est à soi, en soi et ce qui est à l’autre, hors de soi, entre ce que le sujet peut garder et ce qu’il peut lâcher, pas seulement l’objet anal mais aussi les pensées, les sentiments, les plaisirs libidinaux. La distance géographique peut entretenir l’illusion de la séparation, mais parfois, la signifie et la rend symbolisable.

C’est un déplacement, un dépassement des frontières du Moi.

Ainsi, le déplacement, et peut-être même la projection « hors de soi » de ce que l’appareil psychique ne peut intégrer, ne suffit pas. Un enfant confronté à une souffrance extrême est « hors de lui », et être « hors de soi » ne signifie pas un « non-être », mais un « ne pas être là ».

La mise en acte du déplacement hors de l’univers familial a une double fonction.

Ce processus du passage à l’acte revêt le sens d’un franchissement, d’une transgression, d’une effraction. Il est, à mon sens, répétition, dans cette mise aux frontières de la déliaison. Point de rupture, le passage à l’acte signe un défaut de symbolisation, un moment de bascule pour le sujet où collusionnent l’événement, le temps et le travail psychique. Il fait la jonction entre l’actualité de l’événement et le traumatisme (les traces de souvenirs déniés, clivés).

La réalisation de l’acte de migrer aurait une fonction d’évitement d’un effondrement psychique. Il relève de la pulsion d’emprise, dans la mesure où il s’agit de détruire, par la distance et le fantasme d’auto-engendrement, ce qu’on ne peut pas réaliser, parce que ça n’a pas pu être introjecté sous forme de représentation dans la psyché.

L’abri, le refuge, le lieu de l’asile font alors fonction d’enveloppe, d’espace d’expériences d’un holding différent.

« Il est peut-être intéressant de penser le problème de l’exil, du nomadisme, de l’errance et du déplacement comme le symptôme d’une dislocation du contrat narcissique. Dislocation est alors à entendre comme cette perte d’un lieu psychique associé à un lieu où mettre ce que nous trouvons. » (Kaës R., 1993)

La question est précisément de trouver ces lieux et de les créer, pour que se renouent, de façon structurante, les termes du contrat narcissique. Trouver-créer ces lieux est d’autant plus difficile que le monde moderne détruit de diverses manières les espaces de proximité et d’intimité.

Un traumatisme a eu lieu et n’a pas de lieu. Une brèche, une cassure qui a déjà eu lieu dans le passé mais « sans trouver son lieu psychique », n’est déposée nulle part et la lacune est plus réelle que les mots, les souvenirs et les fantasmes qui tentent de les recouvrir. Le déplacement, la déportation (Altounian J., 2005) dans la langue de l’autre peut introduire une nuance suffisante, pour que nous passions d’une répétition de l’identique à une répétition du même, et, par là même, cheminions vers une possible élaboration.

L’exil s’accompagne d’un vécu d’être assigné à une position d’objet étrange pour l’autre. Le déplacement réel, géographique, est venu remplacer le travail de déplacement psychique.

À l’origine

La première migration remonterait à Adam et Ève. Poussés par la curiosité, ils ont pénétré dans la zone défendue du paradis où se trouvait l’arbre… « Qui était bon à manger, agréable pour les yeux, et désirable pour accéder à la connaissance »… « Ève mangea de son fruit et en donna à son mari »… « Leurs yeux s’ouvrirent »… « Ils connurent le bien et le mal », ce qui leur valut l’expulsion-exil du paradis.

Ainsi les références religieuses regorgent d’exemples de migration. Le nomadisme d’Abraham répond à l’appel d’un Dieu qui pousse à émigrer à la recherche d’une terre nouvelle qui lui est promise, pour fonder, engendrer, un nouveau peuple. L’exode de Moïse et la liberté retrouvée du peuple juif constituent également un tournant dans l’histoire des civilisations, tout comme celui de Mahomet à Médine marque l’an Un de l’Islam, nommé Hégire (de l’arabe Hjira = exil, rupture, émigration).

Il en est également ainsi dans le mythe de la tour de Babel, l’élan migratoire s’exprime par le désir « d’arriver au ciel » pour parvenir à la connaissance d’un « autre monde » distinct de celui qui est connu.

Les mythologies de par le monde, l’histoire, sont, elles aussi, des ressources de récits d’aventures et d’exils, comme fondateur d’une nouvelle façon d’être au monde : Ulysse, Samba

Comme dans le mythe de l’Éden, le plaisir de s’éloigner des objets originaires pour connaitre et créer, est puni avec l’exigence la plus terrible : le meurtre de la descendance. Ailleurs, la descendance ne peut s’inscrire exactement dans la filiation et la chaine générationnelle. L’exigence d’exogamie véhiculée par la migration produira une génération ailleurs, une descendance à côté ; les liens à l’origine se transforment, voire même se perdent, l’origine est absence.

Tout recommencer ailleurs, devenir soi loin de l’origine sont autant d’exemples dans les discours des migrants signant ce désir d’auto-engendrement.

Félicien semble avoir renoncé à la possibilité d’une descendance. Il tente inlassablement de se réinventer dans cet entre-deux : son pays d’accueil, entre son origine et une arrivée fantasmée jamais atteinte, semble suspendre les processus de symbolisation induits par sa migration.

Au-delà des frontières

De multiples difficultés rappellent constamment qu’on ne saurait s’affranchir aisément des appartenances culturelles ou des frontières de toutes sortes, et peut-être en écho aux processus de différenciation, condition et préalable à l’émergence d’un « Je ». Car même si on n’est pas satisfait de son sort, on n’éprouve pas pour autant l’envie ou la nécessité de quitter son lieu d’origine, sa famille, son environnement social et culturel.

Dans les représentations actuelles, le migrant détient une identité assignée à la différence. L’expérience migratoire, inscrite dans la durée, n’est pas sur le plan de l’être une démarche anodine ou neutre dont on ressortirait identique ; elle modifie profondément le sentiment identitaire, en d’autres termes « on ne migre pas impunément » (Sayad A., 1999).

Sur le plan identitaire comme dans le domaine de l’affectif, un travail s’opère en profondeur, souvent inconscient. D’abord un travail de perte et de deuil par rapport aux liens sociaux au lieu de l’origine se met en œuvre, puis un travail d’adaptation, même minimum, à l’espace de vie quotidien à l’étranger. Ce travail est aussi un travail d’acquisition de nouveaux repères, voire d’appropriation des normes, des valeurs de la société d’accueil. En bref tout un processus de recomposition est induit par l’extraordinaire mise en mouvement des affects et du travail culturel, réalisée dans et par la migration internationale. Entre l’envie de reconstituer, ici, la vie de là-bas et le sentiment d’être en suspens entre deux mondes, les immigrés gardent des liens à la fois matériels et immatériels avec leur pays d’origine. Ces liens façonnent la nouvelle vie ailleurs.

« L’émigration, pour ne pas être pure absence quant à l’origine, appelle une forme d’ubiquité impossible : continuer à « être présent en dépit de l’absence », à être « présent même absent et même là où on est absent » ; ce qui revient à « n’être que partiellement absent là où on est absent » ; c’est le sort ou le paradoxe de l’émigré – et, corrélativement, à « ne pas être totalement présent là où on est présent, ce qui revient à être absent en dépit de la présence », à être « absent (partiellement) même présent et même là où on est présent »- c’est la condition ou le paradoxe de l’immigré. » (Sayad A., 1999)

Enfin, le désir, le besoin dans la nécessité de mobilité économique et sociale qui se réalise par la mobilité interne, à l’intérieur du cadre étatique est d’une ampleur sans commune mesure avec celle des migrations internationales. L’espace a donc investi le monde de nos représentations, depuis « l’espace d’intimité » jusqu’à celui de la mondialisation. Il est devenu l’une des catégories efficaces pour penser « l’être au monde », décalant et subvertissant au passage la référence fondamentale au temps et à la durée qui avait constitué l’un des fils d’acier des cultures précédentes.

La migration change de visage en fonction des nouveaux modèles économiques, mais aussi par l’avènement des moyens de déplacement et d’information. Les trajets s’allongent dans l’espace et dans la durée, se diversifient.

C’est une partie de soi-même que l’on perd ou risque de perdre dans le deuil lié à la migration. On est en danger d’être à son tour entraîné dans la mort par cette partie de soi-même intimement liée à l’objet. Dans le deuil, on doit se décider soit à mourir avec l’objet, soit à survivre en se séparant de lui.

Les exilés portent cette absence toujours suspecte dont parle si bien A. Sayad (1999), « cette faute originelle qui est consubstantielle à l’acte d’émigrer ». Acteurs de la rupture avec le groupe d’appartenance, ces individus ont un fantasme d’illégitimité. Ils vivent le déplacement comme une indignité, une malédiction, une chute infinie, sans aboutir nulle part. On parle parfois de la culpabilité du survivant à leur endroit.

« C’est pourquoi la clinique de l’exil apparaît de façon si fondamentale comme une clinique de la filiation et de la transmission transgénérationnelle » (Sayad A., 1999).

Avec la nostalgie, l’exil s’inscrit dans la temporalité. Le temps de l’exil installe l’exilé dans une évolution désormais tout autre, fixe le sujet et l’oblige à redémarrer une nouvelle chronologie constituant le contenant d’une nouvelle mémoire (Nathan T., 1986). Dans ce sens, on peut dire que l’exilé est l’homme contraint à mourir à sa condition primaire pour renaître autre. L’exil est donc le lieu d’une épreuve durant laquelle la réalité interne de l’histoire d’une vie ne peut parler et lire son point d’origine qu’à partir d’un point étranger, qui la brouille et aussi la refonde.

Le travail de liaison et de réappropriation de l’espace peut se lire à travers des symptômes tels que violences individuelles, groupales, nationales, troubles du comportement, instabilité sociale, politique, crise d’identité… L’exilé, ne se reconnaissant pas dans le fonctionnement social que son pays a adopté avec la répression, n’appartenant pas vraiment à un autre, se vit comme « apatride » (a-patris, pater : sans père). Cette apatridie consiste notamment en la perte des codes de lecture à partir desquels la société était décodée, en une désaffiliation.

La situation des exilés dans le nouveau pays est complexe. Ils ne viennent pas « faire quelque chose », mais, amers, pleins de ressentiment, frustrés, ils fuient ou sont « expulsés de quelque chose ».

Ainsi, parfois, au lieu d’être vécu comme un lieu « salvateur », le lieu de l’exil est ressenti comme la cause des maux dont souffre l’exilé, alors qu’on idéalise le pays natal, sans arrêt et avec nostalgie, clivant, par-là, les raisons même de l’exil.

Conclusion

« La migration comme métaphore » (Métraux J.-C., 2011)

J’ai tenté de montrer que l’échec des processus de différenciation au sein d’une forme de groupe premier pouvait être une motivation importante au départ ; la migration agissant le fantasme d’auto-engendrement, et signant par-là les difficultés d’émergence du « Je » dans un groupe fonctionnant sous le primat de l’emprise. La violence des liens et des affects effracte le sujet, qui se doit de réagir pour survivre.

Que la violence qui effracte soit intrafamiliale, ou bien qu’elle ait pris une forme institutionnelle (lors de conflits, ou au sein de régime politique totalitaire : « tous pareils, en dehors de la norme décrétée, point de salut »), par le sentiment d’injustice qu’elle provoque, elle ravive chez le sujet la détresse infantile consécutive à l’éprouvé de rejet, au défaut d’accordage.

La géographie de la migration agit à la manière de la scène du psychodrame. Un scénario se construit, des acteurs prennent des rôles : le chemin, les passeurs, les frontières figurent les étapes et les difficultés de se faire naître ailleurs. Ce déplacement met le sujet aux frontières de la déliaison psychique mortifère, par la répétition du défaut de contenance, du trop-plein de contention ; mais il agit la déliaison nécessaire à la vie même.

 

 

Marc-Antoine Buriez.

Illustrations

 

 

Creative Commons.

 

 

Marc-Antoine Buriez.

Citer cet article

Référence papier

Blandine Bruyère, « Penser la migration », Canal Psy, 123 | 2018, 17-24.

Référence électronique

Blandine Bruyère, « Penser la migration », Canal Psy [En ligne], 123 | 2018, mis en ligne le 07 avril 2021, consulté le 18 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1918

Auteur

Blandine Bruyère

Docteur en psychologie et psychopathologies cliniques Université Lyon 2

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