Comprendre et assister la conduite automobile : une approche centrée sur l’humain

DOI : 10.35562/canalpsy.1952

p. 7-10

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Introduction

Le vocable « sciences cognitives » désigne une discipline récente qui regroupe plusieurs disciplines scientifiques partageant un objet d’étude commun : la cognition. L’ergonomie cognitive trouve naturellement sa place parmi les différentes disciplines constituantes de la nébuleuse des sciences cognitives. L’ergonomie cognitive est la branche de l’ergonomie qui s’intéresse à la compréhension et à l’amélioration des relations cognitives entretenues entre un individu et son environnement au sens large, c’est-à-dire les différentes situations auxquels il est confronté.

Lors de la conception d’une recherche dite d’ergonomie cognitive, l’ergonome cogniticien cherche à répondre à un double objectif. D’une part, il cherche des réponses concrètes, applicables à un problème sociétal d’actualité avec l’idée d’y apporter une solution. D’autre part, il cherche à mieux comprendre l’individu confronté au problème en question afin de produire des connaissances sur notre fonctionnement cognitif.

Une erreur classiquement commise, y compris par certains chercheurs en sciences cognitives, est de considérer l’ergonomie cognitive comme une discipline « appliquée » par opposition, par exemple, à la psychologie cognitive qui pourrait être qualifiée de discipline « fondamentale ». Selon cette conception l’ergonomie cognitive se cantonnerait à appliquer les connaissances produites par d’autres disciplines. Cette erreur résulte à la fois de la méconnaissance du double objectif de l’ergonomie cognitive précédemment décrit et de la considération faussée des enjeux théoriques et pratiques comme étant indépendants. La réalisation d’une étude ayant une visée pratique directe n’exclut en rien un questionnement théorique plus large ayant une valeur fondamentale. Les connaissances générées par l’étude en question dépassant son cadre strict. À l’inverse il serait déraisonnable de générer des connaissances fondamentales sur notre fonctionnement cognitif en imaginant qu’elles ne pourraient jamais être utilisées d’un point de vue pratique. Un challenge important et délicat pour le chercheur en ergonomie cognitive consiste justement à concilier les enjeux théoriques et pratiques pour une question donnée.

De tout temps, les grandes découvertes se sont faites en analysant des problèmes sociétaux d’actualité. Après tout Galileo Gaililei n’a-t-il pas décrit la chute des corps pour la première fois en cherchant à comprendre la trajectoire des boulets de canon afin d’en améliorer la portée en période de guerre ? À notre sens, les recherches en sciences cognitives ne souffrent pas et ne souffriront jamais d’une trop grande ouverture aux problèmes sociétaux. C’est au contraire une grande richesse de situations complexes et variées qui s’offrent à l’expertise des chercheurs. En revanche l’inverse est à craindre. La quête illusoire d’une recherche purement fondamentale, parfois prônée par certains chercheurs et qui viserait à comprendre le fonctionnement cognitif des individus indépendamment de leur contexte naturel, est finalement une forme de fondamentalisme scientifique. Chercher à étudier des problèmes décontextualisés n’est à notre sens qu’une vue d’esprit n’apportant qu’un confort au chercheur, en lui permettant de tester ses théories dans des situations artificielles qui ont été créées à cet effet.

C’est dans ce contexte dynamique mêlant théorie et pratique que se situent nos recherches mettant en jeux des individus au volant d’un véhicule automobile. La situation de conduite automobile est donc à la fois un terrain d’expérimentation pour l’ergonomie cognitive et une situation de la vie de tous les jours nécessitant des optimisations d’un point de vue sécuritaire, de confort et de performance.

 

 

La conduite automobile

Bien que pratiquée quotidiennement par beaucoup d’entre nous, la conduite est une activité perceptivo-motrice complexe mettant en jeux de nombreux sens et processus cognitifs. Ainsi plus de 45 tâches différentes sont associées à l’activité d’un conducteur, qui doit interagir à la fois avec son véhicule et l’environnement dans lequel il évolue (Mcknight A.J., Adams B.B., 1970). Il est d’usage de regrouper l’ensemble des tâches de conduite en trois grandes classes de tâches : (1) le guidage du véhicule c’est-à-dire le contrôle longitudinal (vitesse) et latéral (positionnement sur la chaussée) du véhicule (2) la navigation routière qui consiste à déterminer le chemin pour se rendre à un point donné et (3) l’identification de risques (dynamiques : autres usagers ; statiques : liés à l’infrastructure routière ; sociétaux : signalisation routière).

Pour mener à bien ces différentes tâches, les conducteurs font usage de plusieurs de leurs sens et de leurs fonctions cognitives. Concernant les sens, la vision est particulièrement sollicitée notamment pour les tâches de guidage et d’identification de risques. Le rappel en mémoire, les représentations mentales, l’anticipation, la prise de décision, l’orientation de l’attention, les ressources attentionnelles et leur gestion sont parmi les activités cognitives les plus courantes lors de la conduite.

Dans le double objectif théorique et pratique d’une étude d’ergonomie cognitive, un juste équilibre est à trouver entre contrôle expérimental d’une part et réalisme de la situation étudiée d’autre part. Un contrôle expérimental fort offre des garanties quant à l’exactitude des résultats et à leur reproductibilité dans le même contexte (validité interne). Un bon réalisme de la situation offre la garantie que les résultats obtenus sont transférables à la vie de tous les jours (validité écologique). Le contrôle expérimental impose un réductionnisme et une décomposition de l’activité qui font prendre le risque au chercheur que les résultats qu’il obtient soient limités à ladite situation expérimentale. D’un autre côté, conserver le réalisme de la situation invite à mener des études en conditions naturelles ce qui rend très difficile un bon contrôle expérimental. Contrôle expérimental et réalisme de la situation sont deux objectifs opposés à concilier lors de la conception d’une étude. Un équilibre permettant à la fois un bon niveau de contrôle expérimental et un bon niveau de réalisme est à trouver systématiquement. Cet équilibre dépend des objectifs du chercheur et de la situation considérée. La simulation de la conduite automobile offre souvent un bon compromis, car de nombreuses caractéristiques de la situation de conduite peuvent être contrôlées (ex. trafic, présence et comportement d’autres véhicules, signalisation, tracé routier…) et le réalisme offert est assez grand (ex. passage des vitesses, retours d’efforts au volant, comportement du véhicule…). C’est pourquoi recours à la simulation de la conduite automobile est souvent fait par les ergonomes cogniticiens.

Illustrations au travers deux questions en lien à la conduite automobile

Les deux exemples d’études sont présentés selon la même logique. Nous décrirons la question principale ayant conduit à l’étude, la méthode utilisée pour tester la question principale, les grands résultats et leur interprétation d’un point de vue théorique et pratique.

La conduite sous influence : quels effets de la musique sur la conduite ?

La musique accompagne une grande partie de nos déplacements automobiles. La question de son influence sur nos performances de conduite se pose donc naturellement. En fonction du contexte, la musique peut être envisagée comme bénéfique (en nous stimulant quand nécessaire, comme pendant un long trajet sur autoroute par exemple) ou au contraire pénalisante (en nous gênant lors d’une manœuvre de stationnement difficile ou lorsque le trafic routier est dense et que l’on cherche son chemin). Compte tenu de la richesse et de la complexité du stimulus musical en lui-même (ex. rythme, tonalité, genre, voix…) et de ses multiples effets sur nos comportements, une compréhension globale des effets de la musique sur les comportements de conduite ne peut s’offrir à nous qu’après avoir considéré les différentes dimensions de la musique une à une sur les différentes tâches de conduite. Dans le cadre de cette étude, il a été choisi de se focaliser sur les effets du tempo seul lors d’une tâche de suivi d’un véhicule. Vingt-quatre conducteurs se sont portés volontaire pour prendre part à une expérience sur simulateur de conduite. Il leur a été demandé d’indiquer leur musique préférée du moment. Le morceau musical désigné par chaque participant a ensuite été manipulé par les expérimentateurs. Les participants à l’étude devaient réaliser une même tâche de suivi d’un véhicule dans quatre conditions différentes : (1) sans musique, (2) avec la musique de leur choix, (3) avec la musique de leur choix légèrement accélérée et (4) avec la musique de leur choix légèrement décélérée. Les accélérations et décélérations du tempo de la musique ne modifiaient pas les autres composantes de la musique. Le tempo musical a ainsi été modifié dans l’hypothèse qu’une accélération de tempo serait accompagnée d’une augmentation d’activation et inversement pour une décélération de tempo. Le niveau d’activation étant lié aux performances, selon la loi dite en « U inversé » de Yerkes et Dodson (1908), les performances de conduite s’en trouveraient donc affectées.

Les résultats obtenus indiquent que la musique jouée en situation de conduite simulée et son tempo sont en mesure de modifier le niveau d’activation des conducteurs. La modulation du niveau d’activation a été observée via un questionnaire complété par les conducteurs et via la fréquence cardiaque des conducteurs mesurée grâce à un cardiofréquencemètre. Toutefois, les performances de conduite et particulièrement la marge de sécurité laissée par les conducteurs avec le véhicule qui les précède ne se trouvent pas affectées par les modifications d’activation générées par la musique. D’un point de vue théorique, cette étude a permis d’observer le lien existant entre le tempo musical et le niveau d’activation des individus. D’un point de vue pratique, les modulations du niveau d’activation générées n’ont pas eu de répercussions sur les performances de conduite indiquant que les effets du tempo musical sont probablement spécifiques à certaines tâches de conduite (par exemple : se garer en marche arrière) ou encore à rechercher en combinaison avec d’autres caractéristiques de la musique (par exemple : volume sonore, rythme…).

 

 

Véhicules hautement automatisés : quelle place pour les conducteurs ?

L’objectif principal de cette étude est d’identifier un éventuel effet de contentement lors de l’automatisation d’une partie de l’activité de conduite. Dans le cas présent c’est la gestion de la position dans la voie qui a été automatisée. Dans la pratique, le volant du véhicule tourne seul en suivant les courbures de la route modélisées en temps réel via un système de caméras situées à l’extérieur du véhicule. Attention : l’assistance ne prend toutefois pas en charge les évitements d’obstacles qui restent à la charge des conducteurs. Le conducteur reste maître de son véhicule et peut reprendre la main sur l’automate à tout moment en actionnant normalement le volant. Le phénomène de contentement, bien documenté dans le domaine de l’aéronautique, est une forme d’adaptation comportementale parfois observée lors de l’introduction d’une assistance. Le conducteur tend à se reposer sur l’assistance et à se satisfaire de sa performance même lorsque celle-ci n’est pas adaptée. Dans le cadre de la conduite automobile automatisée, le contentement pourrait se manifester sous la forme de difficultés de reprise en main du véhicule lorsque l’assistance se trouve confrontée à une situation qu’elle n’est pas programmée pour gérer. Dans cette étude, nous faisions l’hypothèse que les comportements de conduite et les stratégies d’exploration visuelle des conducteurs seraient affectés par la conduite d’un véhicule fortement automatisé comparativement à un véhicule sans automatisation.

Pour tester cette hypothèse, dix-huit conducteurs ont participé à une étude réalisée sur simulateur de conduite. Les comportements de conduite au travers des actions des conducteurs sur le volant et les pédales du véhicule, et les mouvements des yeux via un dispositif d’enregistrement de la direction du regard des conducteurs ont été enregistrés. Lorsque les conducteurs étaient confrontés à un véhicule à l’arrêt situé sur la chaussée nécessitant un contournement, il a été trouvé que les manœuvres d’évitement étaient moins bien réalisées en présence de l’assistance qu’en son absence. Avec l’automate d’assistance, les conducteurs réagissent plus tardivement à l’apparition de l’obstacle et font un écart plus important pour l’éviter. Il a également été observé une réorganisation du regard dans la scène visuelle en présence de l’automate, ce qui suggère que les conducteurs passent moins de temps à regarder dans la zone permettant de guider leur véhicule sur la chaussée avec l’automate que sans. D’un point de vue théorique, cette étude a permis de montrer que de réaliser une action manuelle (ici, contrôler la trajectoire de son véhicule) et superviser un automate réalisant cette même action pour nous (ici vérifier que l’automate contrôle bien la trajectoire du véhicule) sont des activités cognitives distinctes. Le passage d’une activité de supervision à une activité de contrôle manuel pose des difficultés relatives à un phénomène dit de contentement. D’un point de vue pratique, les résultats montrent que, si techniquement les voitures autonomes ont beaucoup progressé ces dernières années, la question de la reprise en main par le conducteur pour une situation non gérée par l’automate pose problème. Les recherches futures s’attacheront à trouver des solutions au phénomène de contentement rapporté.

Conclusion

Les méthodes d’études et les connaissances issues du monde des sciences cognitives permettent d’éclairer les questions sans cesse renouvelées qui se posent dans nos sociétés portées par l’innovation technique et technologique. Le lecteur curieux d’en savoir plus pourra se référer aux articles (Navarro J., Reynaud E., 2014 et Navarro J., Lesourd M., Osiurak F. & Reynaud E., à paraître) pour les effets de la musique sur la conduite automobile et à l’ouvrage (Navarro J., 2010) pour de plus amples informations sur l’activité de conduite automobile et les assistances qui lui sont destinées.

Bibliography

Mcknight A.J., Adams B.B. (1970). Driver education task analysis. Vol I: Task descriptions (Report DOT HS 800 367).Washington, DC, Department of Transportation.

Navarro J., Lesourd M., Osiurak F. & Reynaud E. (à paraître). « Nos performances de conduite sont-elles sous l’influence du tempo de la musique que nous écoutons ? Une étude sur simulateur ». Recherche Transport Sécurité.

Navarro J., Reynaud E. (2014). « Impact of music tempo on simulated driving performance. Advances », in Human Aspectsof Transportation 2014 Part II Conference proceedings edited book of AHFE 2014. Edited by N. Stanton, S. Landry, G. Di Bucchianicon and A. Vallicelli.

Navarro, J. (2010). Coopération homme-machine en conduite automobile assistée. Contrôle cognitif et contrôle de la trajectoire, Saarbrücken, Édition universitaires européennes.

Yerkes R.M., Dodson J.D. (1908). « The relation of strength of stimulus to rapidity of habit-formation », in Journal of comparative neurology and psychology, 18, pp. 459-482.

Illustrations

 
 

References

Bibliographical reference

Jordan Navarro, François Osiurak, Mathieu Lesourd and Emanuelle Reynaud, « Comprendre et assister la conduite automobile : une approche centrée sur l’humain », Canal Psy, 115 | -1, 7-10.

Electronic reference

Jordan Navarro, François Osiurak, Mathieu Lesourd and Emanuelle Reynaud, « Comprendre et assister la conduite automobile : une approche centrée sur l’humain », Canal Psy [Online], 115 | 2016, Online since 08 janvier 2021, connection on 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1952

Authors

Jordan Navarro

Université de Lyon, Laboratoire d’étude des mécanismes cognitifs, 5 avenue Pierre Mendès France, 69676 Bron Cedex, France

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François Osiurak

Université de Lyon, Laboratoire d’étude des mécanismes cognitifs, 5 avenue Pierre Mendès France, 69676 Bron Cedex, France/Institut Universitaire de France, 103 Boulevard Saint-Michel, 75005 Paris, France

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Mathieu Lesourd

Université de Lyon, Laboratoire d’étude des mécanismes cognitifs, 5 avenue Pierre Mendès France, 69676 Bron Cedex, France

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Emanuelle Reynaud

Université de Lyon, Laboratoire d’étude des mécanismes cognitifs, 5 avenue Pierre Mendès France, 69676 Bron Cedex, France

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