Les neurosciences au service de l’étude du travail

DOI : 10.35562/canalpsy.2002

p. 15-17

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Comment améliorer les capacités de concentration des salariés ? Quels sont les moyens d’augmenter la créativité et l’innovation en entreprise ? Peut-on facilement repérer les collaborateurs qui ont des aptitudes naturelles de manager ? Les entrepreneurs ont-ils un cerveau différent ? Toutes ces questions, et bien d’autres encore, intéressent au plus haut point les chefs d’entreprise aujourd’hui. Seulement, auparavant, seules les sciences économiques et les grandes théories du management étaient majoritairement utilisées pour répondre aux problématiques des entreprises, notamment en management et en entrepreneuriat. Heureusement, depuis quelques décennies, un changement est en marche dans le monde de la recherche socio-économique en entreprise, qui tend à intégrer de plus en plus les neurosciences et les sciences cognitives comme approche à part entière.

Sciences cognitives, nouvelles technologies et travail

Lorsque sont évoquées les sciences cognitives, il est en fait question de la réunion de plusieurs disciplines autour d’un objet d’étude commun : la cognition. Sont en effet concernées par cet objet, les neurosciences, la psychologie cognitive, les sciences informatiques comme l’Intelligence Artificielle et bien d’autres. Toutes ces approches sont complètement différentes mais, une fois combinées, se révèlent d’une efficacité redoutable et se prêtent particulièrement bien à des sujets « appliqués » (qu’on oppose parfois aux sujets dits « fondamentaux »). De plus, des avancées appliquées majeures ont pu émerger en intégrant les nouvelles technologies à notre disposition, aussi bien en termes d’ergonomie cognitive, d’innovation et de créativité. Les possibilités d’innovation sont immenses lorsqu’on observe les récentes avancées : Cloud, Big data, Réalité Virtuelle/Augmentée, Intelligence Artificielle, Êtres Humains Augmentés…

En 2014, le gouvernement français a pris le train en marche et a lancé le plan « École numérique », qui permet au plus grand nombre d’élèves d’école primaire d’avoir accès à des tablettes et des logiciels d’apprentissage de la lecture basés sur les modèles théoriques de psycholinguistique. En effet, certains travaux en cours à l’université de Lyon (au laboratoire d’Étude des Mécanismes Cognitif, EMC) montrent qu’une telle approche, combinant éducation, psycholinguistique et ergonomie, améliore les performances en lecture chez les enfants présentant des difficultés d’apprentissage. Les nouvelles technologies et les sciences cognitives peuvent donc être un complément intéressant au système d’apprentissage traditionnel.

De manière comparable, au sein des entreprises, les nouvelles technologies bousculent les anciennes façons de travailler et questionnent notre rapport au travail. À titre d’exemple, Bruno Mettling, DRH adjoint d’Orange, vient de remettre un rapport sur « la transformation numérique et vie au travail » au ministre du Travail. Il y détaille la façon dont le numérique a profondément bouleversé les différents domaines du travail : outils, métiers et compétences, organisation et management. Il y aborde aussi la question complexe du droit à la déconnexion du travail, alors même que nos outils nous poussent à la surconsommation et à une certaine porosité entre vie professionnelle et vie personnelle : « Avec l’accès à l’information partout, tout le temps, pour tous, il existe un risque de surcharge cognitive et émotionnelle ». Il détaille également la manière dont les évolutions ont permis l’émergence du télétravail, encadré légalement depuis seulement 2006 en France. Ainsi, les entreprises qui adhèrent à cet élan des technologies et de l’apport des sciences cognitives ont trois avantages majeurs : (i) elles prennent une foulée d’avance par rapport aux autres, (ii) pourront mieux se démarquer dans un marché concurrentiel féroce et (iii) résisteront mieux aux aléas du marché. Tous les sujets de recherche et de développement sont imaginables : comment potentialiser l’innovation et maximiser la sérendipité (c’est-à-dire, la génération d’idées nouvelles par la rencontre hasardeuse, comme par exemple avoir une discussion par hasard à la machine à café avec un collègue d’un autre département et avoir l’idée ensemble d’un nouveau produit à lancer sur le marché) ? existe-t-il des propriétés innées chez les bons managers ou bien tout est-il appris ? peut-on détecter les leaders de demain grâce à leurs hormones ? comment l’environnement de travail peut-il appuyer la créativité ? Afin de répondre aux problématiques actuelles des entreprises, trois vastes terrains d’études sont à enrichir rapidement : la question de la concentration au travail, le management et entrepreneuriat, ainsi que la coopération au travail.

Sciences cognitives et concentration au travail

Actuellement, les entreprises font face à un bouleversement dans l’organisation du travail et des prérequis. Le travail ne consiste plus depuis longtemps à utiliser ses muscles, et progressivement tout ce qui peut être automatisé, d’abord au niveau physique, puis au niveau du traitement de l’information, est relégué à des machines nous dépassant de par leurs puissances de calcul. De nos jours, ce qui est attendu d’un salarié humain correspond à ses avantages par rapport à la machine : la créativité, l’innovation, la réaction face aux urgences ou bien encore la capacité à résoudre des problèmes complexes. Nous sommes devenus des ouvriers de la connaissance.

Ces changements présentent de nouveaux défis à la fois organisationnels et managériaux, car ces nouvelles fonctions sont extrêmement coûteuses en ressources attentionnelles. Ainsi, la concentration est mise à rude contribution alors même que nous vivons une époque de généralisation des open-space en entreprise ainsi qu’une intense digitalisation de nos outils. En France, l’organisation en open-space s’est généralisée depuis la fin des années 1970 pour des raisons budgétaires, même si l’impact de ces environnements sur nos capacités de concentration sont connus (nos ressources attentionnelles sont extrêmement limitées [Wickens C. D., 2008] et elles sont très facilement dérobées). Pourtant, les farouches défenseurs de l’open-space opposent que si les Français s’en plaignent, c’est avant tout parce qu’ils sont incapables de tout changement et qu’ils acceptent mal la perte de petits privilèges comme le fait d’avoir un bureau isolé. Seulement, des données issues de recherche outre-Atlantique (Smith-Jackson T.-L., Klein K.W., 2009) ainsi que d’autres récemment obtenues au laboratoire EMC (Couffe C., 2014) montrent clairement l’impact négatif de tels environnements sur la concentration et le bien-être. De plus, ce phénomène touche aussi bien les anciens que les plus jeunes salariés, pourtant réputés plus flexibles avec l’organisation du travail…

Quelles pratiques mettre en place pour préserver la concentration ? La solution la plus radicale consiste à proposer aux salariés de pouvoir télétravailler. En effet, le fait de s’extraire de l’open-space est souvent bénéfique sur la qualité de concentration le jour du télétravail ainsi que les autres jours de présence. Les facteurs sont multiples : réduction des transports, baisse du stress, diminution des sollicitations/interruptions. Cela ne résout malheureusement pas le problème une fois le salarié revenu sur son lieu de travail. Pour cela, les observatoires de la qualité de vie au travail mettent en avant des recommandations timides : mettre en place des règles de « bien vivre ensemble » pour limiter les interruptions, prendre en compte les retours utilisateurs afin d’améliorer les outils informatiques et enfin améliorer le confort général de l’espace de travail en repensant les matériaux utilisés pour le son. Une étude menée en 2015 au laboratoire EMC a permis de montrer que la présence du manager dans l’open-space était également un facteur important de distraction, ainsi que leur rôle central dans la question cruciale de la concentration des collaborateurs au travail (voir Encadré).

Pourtant, les entreprises pourraient aller beaucoup plus loin grâce aux sciences cognitives, en exploitant par exemple les avancées en matière de gestion intelligente de l’acoustique : des études récentes (Chevret P., 2016) ont en effet montré que produire un son diffus pendant toute la journée peut permettre de baisser la distraction sonore en « noyant » les conversations des autres. Pourquoi ne pas associer à ce son un tempo stimulant ou relaxant en fonction du moment de la journée ? D’autres études en laboratoire (Jahncke H., Hygge S., Halin N., Green A.M., Dimberg K., 2011) se penchent sur différentes conditions sonores durant les pauses. Selon ces chercheurs, la qualité sonore et la durée de la coupure influencent la récupération de la concentration. Il reste cependant à exporter les résultats de ces études in vivo pour tester l’efficacité de ces mesures. Enfin, de récentes recherches en neurosciences ont montré les bienfaits de la méditation laïque (méditer en dehors de toute croyance religieuse) sur les facultés de concentration. Les perspectives sont nombreuses, comme par exemple la création d’un programme d’entrainement à destination des salariés souffrant de dispersion au travail afin de muscler leurs facultés de concentration.

Une dernière idée encore non exploitée est apportée par la psychologie cognitive : dans le domaine des styles attentionnels (Whitney D.L., 1986), il existe quatre styles de base qui varient selon deux dimensions : (i) nous sommes soit dirigés vers les stimuli Externes ou Internes (ii) soit de façon Focalisé ou Distribué. Chaque individu a son style attentionnel « de base », mais reste capable de changer de style en fonction de la situation. Par exemple, une tâche de réflexion de fond va privilégier un style Interne Focalisé, tandis qu’une réunion va plutôt nécessiter un style Externe Distribué. Or, il est connu que le stress et les interruptions incessantes empêchent de passer facilement d’un style à l’autre et nous enferment dans notre style « de base ». Ainsi, des programmes de réduction du stress ainsi que de familiarisation avec son propre style attentionnel permettraient aux salariés de reprendre le contrôle de leurs stratégies de concentration. De futures recherches sur les liens entre le style attentionnel, le fonctionnement cérébral et les conditions de travail permettraient de faire émerger de nouvelles recommandations d’avantages ciblées et précises.

Neurosciences, management et entreprenariat

Pour le moment, peu de chercheurs en sciences cognitives s’attaquent frontalement à étudier les figures du leader et du manager. Pourtant, de nombreuses questions existent : le style de management est-il inné ? Quelles techniques sont pertinentes pour accroître l’esprit d’équipe ? Quels liens existent entre la qualité des « feedbacks » (ou retour) du manager et le bien-être et la performance ? Qu’est-ce qui fait un bon leader ? Comment travaille-t-on le leadership et l’entreprenariat ? Nous pouvons tout de même rapporter le résultat de recherches menées par des laboratoires lyonnais. L’équipe de recherche en neurosciences en question a notamment pu montrer des différences d’activation cérébrale lorsqu’on est en présence d’une personne identifiée comme plus haut placée, tel qu’un manager. L’hypothèse est celle d’une plus grande consommation des ressources métaboliques comme pour se préparer à l’action et favoriser sa survie (Breton A., Jerbi K., Henaff M-A., Cheylus A., Baudouin J-Y., Schmitz C., Krolak-Salmon P., Van der Henst J-B., 2014). D’autres études sont néanmoins à entreprendre dans ce domaine. De grandes avancées attendent encore, notamment dans l’étude de l’entreprenariat. En effet, de récentes données montrent que le cerveau des entrepreneurs est différent des non-entrepreneurs lorsqu’il s’agit de prendre des décisions rapides qui impliquent la détection d’opportunités (Martin De Holan P., 2014). Ces résultats promettent l’émergence d’un tout nouveau champ d’études : le neuroentrepreneuriat. Les différentes techniques issues des neurosciences, comme l’Imagerie Par Résonnance Magnétique ou l’ElectroEcenphalographie, ont déjà été utilisées dans d’autres domaines connexes avec succès (marketing, ergonomie, interaction homme-machine) et permettent souvent l’émergence de nouvelles connaissances et modèles influents. Une brèche s’est ouverte, mais pour le moment peu de chercheurs se sont aventurés sur cette voie.

Neurosciences et coopération au travail

Depuis une décennie, de nouveaux modes d’aménagements des espaces de travail font leur apparition, poussés en partie par le besoin de concilier concentration et collaboration. Le « Flex Office » est l’une des dernières avancées : l’espace de travail est entièrement flexible, le salarié n’a plus de bureau attribué mais un ordinateur portable. En arrivant au travail, celui-ci se place sur l’un des bureaux disponibles et peut l’utiliser à son gré durant le temps qu’il veut. Il ne s’agit plus de rester toute la journée sur le même bureau, mais plutôt d’adapter l’environnement au monde du travail de 2016 : des moments de concentration qui alternent avec des moments de collaboration, des réunions, conférences téléphoniques et autres points impromptus. De nombreuses salles de réunion sont à disposition pour organiser les temps collectifs. Ainsi le salarié navigue toute la journée entre différents postes de travail, se promenant toujours avec son ordinateur à la main. C’est donc l’ère du mouvement quotidien et permanent en entreprise. Le salarié est également encouragé à télétravailler afin d’avoir un moment off dans la semaine pour les travaux de fond. Cela correspond au style ultime de fusion entre nomadisme, nouvelles technologies et une nouvelle organisation centrée sur les projets et les objectifs plutôt que le contrôle des tâches par le présentéisme. Seulement, les conséquences à moyen et long terme n’ont pas encore été mesurées sur la concentration et aucune recherche n’a quantifié l’impact réel sur la collaboration au sein d’une équipe et entre équipe. Ce manque d’étude regrettable s’explique par le fait que les entreprises et la recherche scientifique ont des temps différents : l’entreprise doit souvent faire volte-face et réagir rapidement aux changements du marché, tandis que la recherche scientifique, de par ses méthodes systématiques et contrôlées, demande davantage de temps.

En conclusion, de multiples terrains d’études en entreprise ont été ouverts grâce aux neurosciences et sciences cognitives. Malheureusement pour le moment, nous assistons à des tentatives timorées alors même que de nombreux dispositifs et approches sont inventés tous les jours. Les précurseurs feront probablement figure de référence dans les prochaines décennies.

Bibliography

Breton A., Jerbi K., Henaff M-A., Cheylus A., Baudouin J-Y., Schmitz C., Krolak-Salmon P., Van Der Henst J-B. (2014). « Face the hierarchy: ERP and oscillatory brain responses in social rank processing », in PLoS ONE, Public Library of Science, 2014, 9 (3), 91451.

Chevret P. (2016). « Release from masking of speech intelligibility due to fluctuating ambient noise in open-plan offices », in Applied Acoustics, 101, pp. 156-167.

Couffe C. (2015). « Comment aider les salariés travaillant en Open-Space à rester concentrés ? », in Canal Psy, n°111, Université Lumière Lyon2, Lyon, pp. 22-23.

Jahncke H., Hygge S., Halin N., Green A.M., Dimberg K. (2011). « Open-plan office noise: Cognitive performance and restoration », in Journal of Environmental Psychology, 31 (4), pp. 373-382.

Martin DE Holan P. (2014). « It’s all in your head: why we need neuroentrepreneurship », in Journal of Management Inquiry, 23, pp. 98-100.

Smith-Jackson T-L., Klein K.W (2009). « Open-plan offices: Task performance and mental workload », in Journal of Environmental Psychology, 29(2), pp. 279-289.

Whitney D.L. (1986). « Attentional styles and stress factors of hotel sales/marketing managers », in International Journal of Hospitality Management, 5 (4), pp. 197-200.

WickenS C. D. (2008). « Multiple resources and mental workload », in Human Factors, 50(3), pp. 449-455.

References

Bibliographical reference

Cyril Couffe, « Les neurosciences au service de l’étude du travail », Canal Psy, 115 | -1, 15-17.

Electronic reference

Cyril Couffe, « Les neurosciences au service de l’étude du travail », Canal Psy [Online], 115 | 2016, Online since 08 janvier 2021, connection on 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2002

Author

Cyril Couffe

Doctorant CIFRE et consultant scientifique en innovation organisationnelle et managériale, Laboratoire d’Étude des Mécanismes Cognitifs, Université Lyon 2,

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