Accueillir l’attaque violente ?

DOI : 10.35562/canalpsy.208

p. 8-11

Texte

J’ai pu observer régulièrement lors des entretiens d’admission que les jeunes accueillis abordent la rencontre sur un mode défensif et font la démonstration de la manière dont ils organisent « leur résistance ». Ils arrivent verrouillés, enfermés dans un personnage, un discours qui, tout en ayant comme but de nous tenir à bonne distance, nous explique assez bien comment, au fil des années, ils ont appris à résister face à leur souffrance interne, mais aussi face à l’extérieur hostile. Cet extérieur est une menace permanente, il vient percuter, solliciter ces zones internes fragiles qu’ils pressentent sans pour autant pouvoir les nommer. Cette menace est aléatoire, imprévisible le plus souvent, mais elle s’organise en particulier en présence d’un thérapeute. Ils peuvent alors la nommer comme une intention de notre part de leur nuire, d’être dans leur tête, de leur faire péter les plombs.

J’écoute attentivement ce qu’ils disent d’eux, les situations intenables, la manière dont il faut les prendre, ce qu’il faut éviter, la manière dont ils réagissent face à l’agression. Ils me livrent là, une sorte de mode d’emploi : « voilà comment vous devez vous y prendre pour que cela se passe bien avec moi » c’est simple. Ces explications sont particulièrement intéressantes lorsqu’elles s’appliquent à leur scolarité, leur capacité d’apprendre et de penser. Il suffit « de proposer des exercices qu’il comprend », « de le mettre seul à une table et de rester à côté de lui », « de le laisser sortir de la classe quand il est énervé », « de ne pas être trop exigeant », « de ne pas le regarder de travers », « il suffit qu’il soit tout seul, qu’il n’y ait aucun bruit, qu’on ne lui adresse pas la parole. ». Si bien sûr nous faisons cela, il pourra apprendre, il pourra être tranquille. Accepter ce mode d’emploi, l’entendre comme un désir de pouvoir être en lien avec les autres permet de créer un espace de rencontre possible, de partager l’illusion d’un espace hors menace. Je leur demande ensuite qu’est-ce qui marche avec eux quand ils ne vont pas bien, ils peuvent dire alors comment nous devons réagir avec une certaine perspicacité parfois. Pour exemple : A. me dit que lorsqu’il fait une crise, il faut le plaquer au sol à plat ventre et lui retourner les bras dans le dos, au bout d’un moment il dira qu’il est calmé, mais il ne faudra pas le croire et encore attendre jusqu’à ce qu’il se détende complètement (nous voyons combien ces jeunes dont le passé institutionnel est très lourd abordent la question de leur propre violence avec une extériorité symptomatique).

Notre premier travail en équipe sera d’entendre « ces préconisations », de les mettre en œuvre « dans la mesure du possible ». Pourquoi ? Parce qu’il s’agit de préserver cette solution possible, de garder entre lui et nous cette illusion que si nous faisons cela tout ira bien. C’est ainsi qu’à la première crise de A. nous appliquons la méthode qu’il a proposée tout en lui disant que nous trouvons cela violent. Cela va marcher une première fois, mais nous verrons très vite que les crises de A. dépassent largement ce qu’il en dit et qu’il faudra plusieurs adultes pour le maintenir au sol, seule solution pour contenir sa violence contre les autres. Ces moments de contention sont accompagnés de paroles dès que le jeune est immobilisé, pour essayer d’ouvrir une discussion sur ce qui est en train de se passer, pour l’aider à « revenir » doucement.

Cet échec de leurs « préconisations », nous ne le pointons jamais, parce que cela pourrait être vécu comme un piège, une manière de les mettre au pied du mur. Nous savons bien, avec l’expérience que ces « préconisations » sont inopérantes. Elles ne sont pas une solution, elles sont une résistance organisée, un écran de fumée, une illusion signifiante, car elles nous disent comment le sujet « pense » sa résistance, comment il essaye de se protéger de lui-même et des autres, de ce qu’il ne contrôle pas en lui et dans sa relation aux autres. Prenons ce discours comme un obstacle intelligent, arrêtons-nous devant et réfléchissons avec lui.

Revenons à notre entretien d’admission. Une fois que ces informations sont transmises et entendues avec sérieux et sans commentaires, l’illusion partagée d’un espace potentiel hors menace est posée entre lui et moi, une fois que nous l’acceptons comme tel, il devient alors possible de parler de ce qui ne va pas.

« Alors, quand on ne fait pas tout ça qu’est-ce qui arrive ? » Là, alors, il se dévoile et « attaque », il décrit ses explosions, les actes graves qu’il a pu poser, ses blessures, il parle de sa souffrance, ses hospitalisations, ses pensées violentes et destructrices, sa relation impossible aux autres. Il m’offre là non pas la preuve de sa toute-puissance, mais l’énumération de ses tentatives d’existence, comme une fuite en avant.

Pourquoi parler d’attaques et non de passage à l’acte ? Pour expliquer ce terme, je prendrai une métaphore guerrière. Il y a, en temps de guerre, une différence entre la résistance et le passage à « l’offensive ». Résister face à une situation inacceptable n’implique pas le recours à des actes émancipateurs. (Nous savons bien que l’ignorance est aussi un mode de résistance !) Résister c’est avant tout protéger la vitalité de son désir. L’offensive devient une nécessité pour certains lorsque la résistance ne suffit plus pour protéger cette vitalité, autrement dit, ce qui vit en nous et qui refuse d’être mis à mal. Les résistants pendant la guerre qui ont mené une lutte active et dangereuse parfois au péril de leur vie ne se présentent pas eux-mêmes comme des héros, ce glissement vers un engagement actif s’est imposé peu à peu à eux. L’acte émancipateur vient comme une solution ultime, mais surtout marque le signe d’un désir d’autre chose, de l’existence d’une pensée sur un ailleurs, la nécessité de redevenir un sujet désirant.

L’attaque, l’offensive sont une brèche que l’on ouvre dans ce que l’on imagine (ou constate) être la source de notre oppression. Cette brèche laisse entrevoir un espace où notre propre désir peut advenir. Cette attaque est bien alors un acte inaugural qui met en perspective un autre acte fondamental, celui d’exister comme être désirant.

Dans notre travail, ces attaques que nous appelons violence, nous pouvons donc les entendre non pas simplement comme une manière de se protéger des menaces interne et externe, mais aussi comme une reprise en mains du sujet désirant, comme une brèche dans un système de défense mortifère. Accueillir la violence comme une offensive salvatrice change notre regard. Bien sûr, cette violence nous devons nous en protéger et nous devons aussi rappeler la loi et sanctionner son utilisation à l’encontre de soi-même ou des autres dans le cadre du fonctionnement de l’institution. C’est d’ailleurs à cette condition que le jeune peut, peu à peu, investir cette existence et sa relation aux autres, à la condition qu’on lui interdise de nous détruire et de détruire le lieu qui l’accueille, sinon où commencer à essayer de vivre ? Il est tout à la fois nécessaire de signifier notre refus d’être l’objet de cette attaque, mais aussi de signifier notre impuissance à empêcher ou éradiquer cette violence.

 

 

Caroline Bartal (caroline-b-island.blogspot.fr)

En faisant cela, nous créons un espace potentiel pour que le sujet puisse mettre « en perspective » cette violence et nommer son désir. Un espace potentiel où se rencontrent des sentiments ambivalents : celui d’avoir assujetti l’autre par sa violence, mais aussi d’avoir besoin de lui pour en sortir. Ce désir-là n’a rien à voir avec les préconisations que le jeune peut nous transmettre lors de notre première rencontre. Il ne nous parle plus de ce qu’il « exige » pour préserver en lui la vitalité de son désir. Il nous parle d’un désir d’existence, exposé aux autres, en paix parmi les autres. Ce désir d’existence, après une période de violence « accompagnée », ils le disent ou nous le donnent à voir, comme D. qui décore les tables du repas après avoir mis tout à l’envers. Il faut alors nous prémunir contre notre ressentiment qui ne manque pas de nous envahir. On soupçonne de la manipulation, on refuse de profiter de cet instant, car la violence subie est dure à supporter. Il faut malgré tout être attentif sur ce qui se donne à voir après, cette valeur ajoutée en quelque sorte. Il faut observer avec attention, ce qu’il va dévoiler de lui de nouveau dans la perspective de pouvoir exister parmi les autres. C’est ainsi que J. va nous faire comprendre qu’il ne trouve l’apaisement qu’en regardant des choses cassées, autrement dit qu’il est contraint de casser pour retrouver cet apaisement. Comprenant cela nous avons pu construire avec lui des rituels (droit de casser des bouts de bois dans l’espace thérapeutique puis nettoyer, visites et photographies de maisons détruites, faire les encombrants, réparer des radios cassées), puis s’est construit lui-même des solutions (regarder la photo de l’alarme sur son portable quand il a besoin de la mettre en route plutôt que le faire, etc.). La violence continue de J. à son arrivée après une hospitalisation de plusieurs années (suite à une Hospitalisation d'Office à 11 ans) a pu céder lorsque nous avons pu nous détacher de l’acte violent pour nous intéresser aux objets cassés.

Au-delà de sa violence, c’est bien lui que l’on retrouve, non pas dans le bras qui casse, celui-là ne lui appartient pas justement (même si nous devons tenir la place du réel et sanctionner ses actes parce que l’on doit le faire lorsque l’on vit en société pouvoir répondre de ses actes), mais dans l’objet cassé, dans la contemplation de l’objet cassé. L’acte violent pour J., devient une porte d’entrée vers ce qui fonde son existence douloureuse. Cet acte violent sur lequel on s’arrête trop (et qui nous empêche de penser), cet acte est un passage vers un autre acte agi par l’autre dans lequel s’origine sa souffrance.

Lorsqu’avec J. nous décrivons cette porte ou cette fenêtre cassée, lorsque nous suivons du doigt les brisures, les fissures dans le verre ou le bois, lorsque nous constatons avec effroi l’éparpillement des morceaux aux quatre coins de la pièce, lorsque nous les ramassons et les rassemblons dans la pelle, c’est bien d’un autre acte dont nous parlons, acte qui a eu lieu, qu’il est impossible d’évoquer, un acte sans paroles, réel ou imaginaire, violence physique ou éclatement psychique peu importe. Nous tentons de partager le même effroi face aux dégâts, nous sommes attristés ensemble face à ce désastre.

L’attaque violente particulièrement massive et continue chez J., ouvre une brèche dans ses défenses psychotiques, elle capte notre attention pour orienter notre regard ailleurs. L’attaque est aveu de fragilité, quelque chose lâche, la forteresse entrouvre le pont-levis et envoie une armée tonitruante dans un assaut désespéré. Sans doute que la pratique du judo très présente dans l’institution nous aide à entendre cette fragilité de l’attaque. Celui qui attaque s’expose se déstabilise, l’autre en face, au lieu de résister, accueille cette force, l’accompagne et s’en sert dans le combat. Accueillons ce premier assaut, protégeons-nous face à cette violence et sa force désespérée, puis attendons, posons-nous et parlons. Proposons nos ressentis, nos interrogations, décrivons, comparons les crises, cherchons du sens, proposons une issue concrète, fruit de notre rêverie : « lorsque tu sens que tu vas exploser, tu peux monter à l’espace thérapeutique casser des planches qui seront prévues à cet effet et tu pourras donner des coups de bélier (qu’il a fabriqué) dans le coffre-fort qui t’intrigue tant (coffre-fort de cette grande maison bourgeoise et qui se trouvait dans le grenier… devenu espace thérapeutique) ».

Cet espace que nous ouvrons par cette lecture paradoxale de leur violence, rend possible un travail de pensée jusque-là sidérée. Il permet de réactiver chez nous, cette fonction de rêverie maternelle qui leur a tant fait défaut. Entendre autrement la violence, c’est aussi s’autoriser nous-mêmes à créer du sens, un autre sens. Reconnaître chez l’autre par le truchement de notre imaginaire, quelque chose qu’il pourra ensuite tenter de reprendre à son compte c’est lui permettre de transformer l’attaque en une rencontre avec l’autre.

 

 

Caroline Bartal (caroline-b-island.blogspot.fr)

Pour finir un petit bout d’histoire…

« Aujourd’hui rien ne va plus, l’éducatrice qui accueillait J. en cuisine est absente. J. ne supporte pas les changements d’emploi du temps. Il commence à s’agiter et veut partir en “espaces verts” avec un éducateur avec qui il s’entend bien, pour passer la tondeuse. Cette demande est refusée, car d’autres jeunes sont dans cette activité. Je lui propose d’aller se promener ou de continuer son album de photos des maisons. Il refuse. Comment occuper ce temps vide ? J. décide que ce sera un temps libre, c’est-à-dire qu’il va tourner en rond dans la maison sans faire de bêtises durant deux heures. Je lui rappelle qu’il peut monter à l’espace thérapeutique s’il sent qu’il va faire des bêtises (casser). Il est heureux de cette idée de temps libre, c’est un pari pour lui, une sorte de performance qu’il veut réaliser. Nous sommes conscients nous aussi de l’enjeu, car J. sans activité ni surveillance avec un adulte pour lui seul casse ou met en route l’alarme en continu. Je monte dans mon bureau, chacun part dans ses occupations, J. est paisible. Une demi-heure plus tard, il monte me rejoindre dans l’espace thérapeutique. Il fait tous les rituels que nous avions évoqués ensemble, il prend les morceaux de planche, les casse avec énergie tout en restant calme (comme à son habitude quand il casse), puis nous ramassons les morceaux, balai, pelle. Il me fait remarquer qu’il faudra aller chercher d’autres morceaux de bois pour les prochaines fois. Puis il prend le “bélier” et frappe trois fois (le nombre avait été fixé ensemble) dans le coffre-fort. Je suis surprise de le voir appliquer à la lettre ces rituels proposés pour l’aider à supporter l’interdit de détruire qui avait été posé dans la maison. Interdire ne voulait pas dire pour autant que nous n’entendions pas ce besoin de casser, mais cela relevait de sa maladie et pouvait s’entendre dans un lieu thérapeutique. Ailleurs cela risquait de lui attirer de gros ennuis et surtout cela risquait de l’obliger à ne pouvoir vivre qu’à l’hôpital. J. vient ensuite exploser avec le pied les débris d’une imprimante (démontée par une autre jeune) entreposés dans un carton, puis il ramasse les bouts qui ont volé un peu partout. Aucune violence dans ce geste, un besoin compulsif que j’accompagne par la parole. Je lui dis que je ne souhaite plus m’intéresser au fait qu’il casse, mais plutôt aux objets cassés. Je lui propose de photographier le tas de bouts de bois et lui demande s’il aimerait que l’on photographie d’autres choses (que les maisons) à l’extérieur. Il me parle des bunkers près de Marseille. On se dit que cela peut être un projet. Je lui montre le cahier de photos, nous nous remémorons nos expéditions dans ces lieux interdits au public, nos peurs que l’escalier casse, la peur d’aller visiter la cave, les objets hétéroclites rencontrés. Puis, il part, en me disant qu’il s’est bien défoulé et me dit merci. »

Au bout de quelques mois, parce que nous avons pu tenir, dans un espace potentiel créé avec lui, l’interdit de détruire et la reconnaissance de son besoin de détruire, J. a pu mettre en « jeu » cette violence sans danger pour lui et les autres, sans risquer le rejet, il nous a amené à entendre dans cette destruction ce qui parlait de lui et à nous dégager d’une violence que nous ressentions comme adressée à nos personnes. Dans cet espace potentiel, le désir d’existence de J., de vivre parmi les autres a pu se frayer un chemin et s’acter dans le réel doucement, patiemment. Aujourd’hui deux ans après, grâce à un travail de lien entre une famille d’accueil thérapeutique remarquable, la structure d’hébergement, l’hôpital de jour, l’ASE, et l’unité de jour, J. profite mieux de sa vie, en lien avec les autres jeunes et les adultes. Il a bientôt 18 ans. Il est en stage depuis trois mois à temps partiel dans un centre de tri de déchets (lieu symbolique s’il en est un pour J. !) et va être embauché. Il va quitter la structure dans trois mois. Il est envisagé pour lui un appartement thérapeutique voire peut-être un studio, il continue d’être suivi en hôpital de jour. Il ne casse plus.

Illustrations

 
 

Citer cet article

Référence papier

Emmanuelle Plantevin-Yanni, « Accueillir l’attaque violente ? », Canal Psy, 102 | 2012, 8-11.

Référence électronique

Emmanuelle Plantevin-Yanni, « Accueillir l’attaque violente ? », Canal Psy [En ligne], 102 | 2012, mis en ligne le 03 février 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=208

Auteur

Emmanuelle Plantevin-Yanni

Psychologue clinicienne, docteur en Sciences de l’Éducation