La psychiatrie infanto-juvénile aujourd’hui : une crise du sens du soin ?

DOI : 10.35562/canalpsy.3205

p. 27-34

Plan

Texte

Introduction

La représentation d’une psychiatrie (et donc aussi d’une pédopsychiatrie) en crise est largement relayée par les médias ces dernières années (Leboyer, Llorca, 2018)1. Ce n’est certes pas la première crise de son histoire ni probablement la dernière, mais celle-ci s’invite dans le débat public avec une forte acuité du fait, entre autres, de ses résonances multiples avec des enjeux sociétaux présents et à venir comme par exemple la question de la stigmatisation ou celle des risques psychosociaux dans le travail. Des causes, de nature organisationnelle, ont été avancées, notamment dans un récent rapport d’information déposé à l’Assemblée nationale2. Dans ce rapport, ces causes se résument en 3 points :

  • Insuffisance de l’ambulatoire et des structures d’amont et d’aval par rapport à la demande de soins, ce qui concentre la pression que subit toute la filière sur l’hôpital psychiatrique.
  • Saturation et isolement de l’hôpital psychiatrique, manque de coordination des acteurs et « secteur » devenant multitâches sans les moyens appropriés.
  • « Structuration territoriale inadaptée aux besoins du patient3 » et différences locales entrainant de fortes inégalités dans les prises en charges.

Mais il s’agit, ici, d’une vision macroscopique, relative à l’organisation générale de la psychiatrie française et qui pointe précisément sa désorganisation ou son inorganisation.

En lien avec cette vision macroscopique, il peut être utile d’analyser la crise à un autre niveau, à partir des constats de terrain, sur le plan tant factuel que subjectif, à partir du quotidien des institutions et des effets de ce quotidien sur la subjectivité des personnes (usagers ou professionnels) et réciproquement. Il s’en dégagerait, du reste, des paramètres transversaux à l’ensemble de la psychiatrie et d’autres probablement plus spécifiques à la psychiatrie infanto-juvénile, même si, sous certains de ces aspects, comparés à la psychiatrie adulte, les effets ressentis de cette crise ont été plus tardifs en pédopsychiatrie. La perspective d’une appréhension in situ de la crise permet d’en préciser la nature profonde. Or il semble que celle-ci se présente en définitive comme une crise du sens du soin psychique s’exprimant en particulier à travers une souffrance des professionnels en grand désarroi dans leur engagement auprès des usagers de la psychiatrie infanto-juvénile.

C’est à partir de deux « observatoires » que j’illustrerai cette proposition : Le recul de presque 30 années de pratique de psychologue clinicien en pédopsychiatrie et l’expérience d’Analyse des Pratiques Professionnelles (APP) dans diverses institutions psychiatriques (CMP, CATTP, Hôpitaux de jours).

Après avoir tenté brièvement de circonscrire ce que l’on peut appeler le « sens du soin », j’essaierai de montrer combien la psychiatrie infanto-juvénile est aux prises, aujourd’hui, avec de nouvelles donnes qui bouleversent non seulement les représentations de la tâche primaire des institutions psychiatriques mais également tendent à empêcher toute pensée, et donc tout discours collectif et coordonné sur le soin psychique de même que sur la direction de ses évolutions évidemment inévitables. Enfin il s’agira de souligner l’importance du soutien à l’interdisciplinarité et l’intérêt de penser la transdisciplinarité dans une perspective de retrouvailles avec le sens du soin psychique et la confiance renouvelée dans la relation soignante.

Crise de sens et sens du soin

Parler de « crise de sens » nécessite quelques précisions. D’un point de vue psychologique, cela se réfère à l’idée d’un « besoin de sens » propre à l’être humain en lien avec la nécessité d’appropriation subjective de son expérience de vie, autrement dit faire sien ce qu’il vit et se sentir sujet de son existence. Ceci a également une dimension sociologique : « Une société qui fonctionne correctement favorise la capacité de l’homme à trouver du sens à sa vie, une société en dysfonctionnement ne le fait pas » (Svendsen, 2003, p. 43)4.

Le besoin de sens peut s’entendre comme un besoin de vectorisation consciente de la tâche à laquelle on est assigné. Où va-t-on, quel but poursuivons-nous à travers nos pratiques professionnelles, quelle maîtrise et quelle liberté avons-nous d’infléchir ces pratiques en conformité avec nos valeurs ? Mais la psychanalyse nous permet de mettre en évidence l’existence de paramètres plus inconscients. Le sens c’est aussi ce qui relie notre existence et notre volonté d’agir à notre désir de soigner, lui-même en partie déterminé par des motivations profondes et intimes qui échappent à une reconnaissance directement appréhendable par la conscience.

Dans une perspective managériale, le sens de la tâche, dans le travail, obéit à trois principes fondamentaux (Vassal, 2006) :

Pouvoir se référer à un projet, un projet de service par exemple, ou plus exactement un projet de pôle selon l’organisation hospitalière actuelle (« nouvelle gouvernance »). Cela signifie se référer à une totalité reconnue et acceptée selon donc un « principe d’identité » (ibid.).

Il est nécessaire que ce projet soit intelligible, explicable et constitué d’éléments reliés entre eux selon notamment un « principe de causalité » (ibid.).

Enfin il faut le ressenti d’une cohérence du cap qui est promu et donc un « principe de non-contradiction » (ibid.).

Ces principes sont liés à un rationnel institutionnel auquel le professionnel adhère, tout en composant plus ou moins avec, dans la mesure où ce rationnel est susceptible de satisfaire suffisamment son désir de soigner, de lui reconnaître une place en vertu de ses compétences spécifiques et donc, dans le même temps, de prendre en charge une part de ses besoins narcissiques et objectaux.

Par ailleurs, la notion de « soin psychique », plus encore que dans le soin somatique, comporte deux dimensions, le cure et le care, indissociables parce qu’interdépendantes.

En outre, dire qu’il existe une crise de sens suppose que le soin psychique, préalablement à la crise, était considéré comme ayant fait d’avantage sens où comme ayant eu un sens particulier, même s’il a pu subir diverses évolutions, en comparaison de ce qui se joue dans l’actuel. Ce sens serait désormais soit bouleversé soit absent, c’est-à-dire non ou insuffisamment soutenu par un discours, une pensée collective sur l’esprit ou la « philosophie » dans laquelle nous prodiguons du soin psychique.

Ainsi le sens du soin procède de l’adéquation suffisante entre une visée partagée, concrétisée dans des projets, et une représentation personnelle et intime de ce que l’on appelle le soin psychique ou tout du moins une représentation de ce que par quoi le soin psychique advient supposément.

Si nous postulons, à partir des observations de terrain, l’existence d’une crise du sens du soin psychique, il nous faut préalablement repérer quels pourraient en être les facteurs les plus influents au sein des nouvelles donnes qui s’imposent à la pédopsychiatrie, en particulier ces 20 dernières années.

Les nouvelles donnes

Constatons, d’ores et déjà, le caractère hétérogène de ces nouvelles donnes. Elles sont d’ordre socio-politique, managérial, économique, scientifique, épistémologique, démographique, etc.

Le bilan concernant l’organisation actuelle de la santé mentale en France mise en évidence par de récents rapports ministériels et auditions parlementaires, est alarmant. En ce qui concerne la psychiatrie infanto-juvénile, Marie-Rose Moro, auditionnée au Sénat, décrit la situation suivante5 :

  • Impossibilité de l’offre de soins pédopsychiatrique de répondre à la demande. Insuffisance des structures d’hospitalisation d’urgence, délais d’attente des CMP de plus en plus longs, inégalité des secteurs dans l’offre de soin qui peut varier de 1 à 15…
  • Pénurie de médecins spécialisés en pédopsychiatrie (diminution de 49 % entre 2007 et 2016). Dans le service où j’ai fait une grande partie de ma carrière, la moitié des postes sont pourvus actuellement et une unité d’hospitalisation complète a dû fermer faute de médecin.
  • Proportion extrêmement faible de pédopsychiatres universitaires (0,7 % des professeurs de médecine) ce qui a des conséquences graves à court et moyen terme tant sur qualité de la formation que sur l’attractivité de la spécialité.

Les conséquences sur le terrain sont bien souvent, au sein des équipes, le sentiment qu’il n’y a plus de pilote dans l’avion. Les quelques pédopsychiatres restant en poste croulent sous la tâche, finissent souvent par démissionner lorsqu’ils ne sont pas en « burn out ».

Dans ce même registre organisationnel, deux décisions politiques ont également impacté l’ensemble des services hospitaliers et donc aussi la pédopsychiatrie : en 2000, la réforme des 35 heures qui, dans le service public ne s’est quasi pas accompagné de création de postes et la mise en place de la nouvelle gouvernance des hôpitaux, dans le cadre du plan hôpital 2007, consistant en un regroupement des services en pôles d’activités. Si cette réorganisation présente probablement certains avantages, elle a néanmoins éloigné, de manière significative, les centres décisionnaires du terrain des pratiques. C’est du moins ce qui est majoritairement ressenti au sein des équipes de soin. Les soignants, les psychologues comme les médecins ont le sentiment que leur activité est moins connue et reconnue, surtout sur le plan qualitatif, au profit de toujours plus de la quantification, d’ailleurs très chronophage, de leur tâche.

Plus globalement de nombreux auteurs ont mis en évidence l’incompatibilité des logiques gestionnaires d’évaluation quantitative et de contrôle avec les logiques du soin psychique en soulignant leurs effets désubjectivants et donc violents sur les patients comme sur les équipes soignantes (Abelhauser, Gori, Sauret et al., 2011 ; Ciccone et al., 2014…). Les professionnels s’en trouvent non pas interdits mais empêchés de penser (Dejours, 2001) et donc menacés de perdre le sens de leur engagement soignant.

L’évolution actuelle, à tendance scientiste, de l’approche de la souffrance psychique a, bien entendu, un impact de plus en plus marqué en pédopsychiatrie, pourtant jusque-là relativement épargnée, du moins en France. La suprématie galopante de l’Evidence Base Medecine6, alors même qu’elle est de plus en plus critiquée aux États-Unis, c’est-à-dire à l’endroit même où elle est née, jette le trouble dans les fondements de l’observation clinique telle qu’elle est pratiquée classiquement, c’est-à-dire dans une observation impliquée du clinicien qui appréhende la subjectivité du patient en tenant compte de la situation globale d’intersubjectivité dans laquelle l’observation se situe. L’EBM, appliquée de manière idéologique, tend à sortir d’un cadre purement diagnostique et prescriptif et à contaminer les autres secteurs du soin. La subjectivité, en particulier celle du soignant, est disqualifiée, et, au lieu d’être un outil de travail, elle tend à être l’ennemie à exclure.

Il en va de même du référentiel nosographique qui tend à se généraliser autour du DSM5 (pourtant lui aussi fortement critiqué par ceux-là même qui avaient promu les versions antérieures7) et qui, entre autres, s’en tient à une catégorisation symptomatique exponentielle mais n’est utile en rien à la compréhension du processus psychopathologique lui-même. Or peut-on se passer de penser ce processus pour penser le soin ?

Enfin la pédopsychiatrie subit actuellement une forte pression tant du côté des recommandations de la Haute Autorité de Santé (HAS) que du côté législatif avec notamment la mise en place des Plateformes d’Orientation et de Coordination (POC)8 consistant à isoler une catégorie de troubles du développement qualifiés de « Troubles du Neuro-Développement » (TNB). Cette terminologie comporte pourtant de grandes ambiguïtés tant épistémologiques que scientifiques (du reste, sa délimitation soulève aussi des questions éthiques). En privilégiant une conception exclusivement neuro-déficitaire de certains troubles spécifiques (Déficience intellectuelle, autisme, « dys », TDAH…) cette catégorisation tend curieusement à écarter, de manière abusive, les paramètres épi-génétiques, et plus particulièrement l’épigénèse interactionnelle, comme cofacteur du Neuro-Développement. Ce n’est certes pas la catégorisation en elle-même, quoique discutable (elles le sont presque toutes), qui pose le plus de problèmes, mais le fait qu’elle s’accompagne d’une contrainte, du côté des pratiques, à privilégier des soins d’ordre rééducatifs, éducatifs et médicamenteux s’opposant (lorsqu’ils sont prescrits comme exclusifs) à une approche psychologique holistique de l’enfant dans son environnement.

Cette redéfinition nosographique est articulée aux nouvelles définitions de la notion de handicap introduites par la loi de février 20059. Les conséquences en sont un élargissement de cette notion (notamment la prise en compte des TNB comme faisant partie des handicaps) et l’apparition d’une terminologie nouvelle dont celle de « handicap psychique ». Cet élargissement conduit parfois à considérer que ces enfants ont moins besoin de soins psychiatriques que d’aménagements spécifiques afin de faciliter leur inclusion notamment scolaire.

Notons, d’un point de vue plus général, que toutes ces tendances actuelles donnent (avec d’autres indices notamment universitaires) le sentiment d’un forçage au glissement progressif de l’appartenance de la psychologie aux sciences humaines vers une appartenance exclusive aux sciences de la nature, alors qu’elle gagnerait à être envisagée, et heuristiquement conflictualisée, dans cette double approche complémentaire. Les tentatives de « mise au rencart » des approches psychodynamiques, telles que la psychanalyse, témoignent de ce glissement et ce malgré des publications notamment dans la prestigieuse revue JAMA de méta analyses montrant l’efficacité de ces pratiques (Leichsenring et Rabung, 2008), publications volontairement ou non ignorées de ses détracteurs mais curieusement aussi des psychanalystes eux-mêmes (Falissard, 2019). La grande diversité des dispositifs thérapeutiques appuyés sur le référentiel psychanalytique gagne pourtant à se soumettre à l’évaluation notamment à partir de critères spécifiques à l’approche clinique des processus psychiques pour peu que l’on en précise le champ épistémologique et méthodologique (Brun, Roussillon, Attigui et al., 2016).

Une autre donnée, souvent minimisée concerne l’évolution de la formation des infirmiers qui travaillent en psychiatrie d’une part et de celle des psychiatres et pédopsychiatre d’autre part. En ce qui concerne les infirmiers(es), ceux et celles qui avaient bénéficié d’une formation spécifique d’Infirmier Spécialisés en Psychiatrie, diplôme supprimé en 1992, ont aujourd’hui, majoritairement terminé leur carrière et sont remplacés par des collègues IDE n’ayant, par définition, aucune formation spécifique. De plus la transmission de ces compétences et savoir-faire spécifiques entre ISP et IDE ne s’est pas toujours organisée de façon fluide de sorte que l’on peut constater, dans les services, la disparition progressive d’une certaine « culture soignante » fondée essentiellement sur une grande confiance dans l’idée que la relation, potentiellement, soigne.

En ce qui concerne les jeunes psychiatres, j’ai, en 20 ans, pu mesurer la détérioration progressive de leur formation essentiellement sur les aspects de leur relation avec les patients. La formation en psychiatrie semble moins (voire plus du tout) intégrer un travail autoréflexif sur le positionnement clinique de sorte que, tout comme les IDE, beaucoup se sentent, au début de leur carrière, très démunis au contact direct des processus morbides, ce qui peut favoriser, parfois, certaines formes d’acting au détriment du patient. Heureusement bon nombre d’entre eux trouvent des appuis à l’extérieur (supervisions, analyse des pratiques) ou parfois même auprès des psychologues au sein même de leur propre service.

Après cet état des lieux non exhaustif des nouvelles donnes de la pédopsychiatrie, tentons d’en mesurer les effets sur le vécu des équipes et sur leur rapport à la tâche primaire.

Bouleversements des assises de la pratique et des représentations de la fonction soignante

Depuis le « traitement moral » de Pinel, fondé sur la reconnaissance de la faculté d’entendement et d’affection du malade psychiatrique, conforté par le mouvement de la psychothérapie institutionnelle au sortir de la guerre, les pratiques soignantes en milieu psychiatrique reposent, jusqu’à ce jour pour l’essentiel, sur la conviction profonde qu’une grande part du soin auprès des malades psychiatriques procède des qualités particulières de la relation et de la communication. Quel que soit le degré de technicité des dispositifs de soin ou du soin lui-même, il se fonde d’abord sur une alliance dite « alliance thérapeutique ». La question de comment le soin fait sens pour le sujet, celle de la qualité relationnelle nécessaire au tissage de cette alliance, est au centre des préoccupations du soignant. Il peut faire confiance dans sa capacité d’observation des signes de la souffrance, sa capacité à sentir les niveaux et la nature des angoisses. Il s’interroge sur la meilleure manière de réagir à un comportement en fonction de ses propres éprouvés du moment, de manière à mieux appréhender ses contre-attitudes réelles ou potentielles. Il n’est pas dans la simple observation froide des faits cliniques mais aussi dans l’écoute de ce qui est en négatif du fait clinique, ce qui est latent. Cette écoute ne repose certes pas sur rien, mais sur un faisceau d’indices, notamment contextuels et périphériques, permettant d’interpréter raisonnablement dans un sens particulier. La possibilité de projections du soignant, loin d’être déniée, est justement prise en compte grâce au positionnement réflexif d’insight du soignant lui-même. Il peut compter, pour l’y aider, sur des espaces d’échanges entre professionnels où la parole sur les positions subjectives est précisément sollicitée. Dans ces espaces, la parole a un statut protégé, autorisant ainsi une liberté dans le partage des observations et des ressentis et initiant un travail permanent, individuel et collectif, sur le positionnement clinique et l’élaboration du cadre interne. Cette recherche constante de recul sur ses propres positions subjectives au contact de la maladie mentale me semble avoir, jusque-là, toujours plus ou moins fait partie de ce que nous pouvons appeler la culture soignante. On a le sentiment de faire son travail de soignant lorsqu’on interroge, y compris au sein du groupe institutionnel, et donc sous le contrôle bienveillant des collègues, ce que l’on nomme génériquement en psychanalyse la dynamique transféro-contre-transférentielle de laquelle, par définition le soignant est partie prenante. Notons au passage combien ce travail sur le positionnement clinique procède d’une démarche d’auto et d’hétéro-évaluation en continu.

Or toutes les nouvelles donnes, décrites plus haut, sont de nature à jeter le trouble, dans l’esprit des professionnels impliqués dans les tâches de soins, se manifestant par une perte de la confiance dans les vertus soignantes de l’écoute, de l’accueil de la contenance des éprouvés, de l’échoïsation des mouvements affectifs et des angoisses du sujet souffrant, bref tout ce qui contribue, à ce qu’il se sente sinon totalement compris, au moins senti, entendu, vu. Tout se passe, aujourd’hui, comme s’il n’était plus tout à fait évident qu’il n’y a pas de soin sans relation engagée et incarnée c’est-à-dire avec toute l’épaisseur de ce qu’une relation implique : des phénomènes d’attachement ou de rejet, de l’échange et du partage d’affects et de représentations dans la relation intersubjective…

Les professionnels perdent confiance dans leurs propres observations, dans leur ressenti global de la situation. Ils sont priés de laisser leurs intuitions au vestiaire et de ne communiquer (par exemple via le système dit de « transmission ciblée »10) que des faits les plus objectifs possibles. Surtout il est proscrit de se raconter une histoire sur le patient. La narrativité, pourtant si essentielle à l’appropriation subjective de l’expérience (Ricœur, 1983 ; Hochmann, 2011) est suspecte. On y voit s’exprimer le leurre absolu d’une observation objectivante tout à fait neutre, exempte de biais et ne produisant rien sur l’observé pourtant lui-même observateur de la situation d’observation. Tout ceci se traduit par un phénomène croissant perceptible de l’extérieur lorsque l’on anime, des dispositifs d’analyse de la pratique depuis de nombreuses années : globalement une tolérance amoindrie des soignants face au chaos, à l’informe produit par la pathologie et face aux processus de destructivité de l’enfant. Le respect du rythme propre de l’enfant semble également mis à mal par des attentes de conformité à des modèles de conduites d’emblée socialisées. L’adoption d’attitudes plus éducatives que thérapeutiques, la conception de dispositifs destinés à protéger surtout l’institution des parts malades, ou simplement archaïques et infantiles du sujet, tendent à proliférer de façon à ce que celles-ci aient le moins possible l’occasion de s’exprimer. Tout se passe comme si la défaillance des métacadres rendait vulnérable leur cadre interne, leur capacité de contenance et de transformation des processus pathologiques. En découle une grande souffrance des soignants et un sentiment, le plus souvent infondé, que les enfants sont de plus en plus malades et les moyens humains et matériels de plus en plus faibles.

La rationalisation de l’organisation du travail en pédopsychiatrie comme ailleurs, lorsqu’elle est poussée à l’extrême et s’impose de façon trop dogmatique, produit au sein des équipes une mise en échec de ce que Freud appelle le travail de culture (kulturarbeit). Georges Gaillard décline cette notion dans les groupes institués :

« En institution, ce Kulturarbeit passe par le développement de la capacité du groupe des professionnels à tolérer d’être malmenés (« dans leurs liens aux usagers »), à tolérer des mouvements cycliques de bascule dans des vécus chaotiques, soutenus en cela par la perspective de leur transformation. » (Gaillard, 2008.)

Le soin se technicise et s’organise de plus en plus autour de protocoles rendus quantitativement évaluables. Tout ce qui n’est pas maîtrisé par le protocole ne fait donc plus partie du soin. Un curieux raisonnement tendrait à s’imposer alors autour de l’équation suivante : seul un dispositif protocolisé est évaluable, tout ce qui échappe au protocole n’existe pas, c’est donc le protocole qui soigne. L’institution est menacée de l’extérieur du côté d’une standardisation des prises en charges (à coups de recommandations de bonnes pratiques par exemple et du fait des logiques gestionnaires) qui vient appauvrir la singularité de la rencontre clinique et la créativité de ces dispositifs visant à médiatiser la relation soignante afin précisément de la rendre possible et transformatrice. Mais la menace peut aussi être interne, du côté d’une hiérarchisation du soin et/ou d’une appropriation exclusive par certaines catégories professionnelles. Il y aurait du soin noble et du moins noble (idée qui en réalité a toujours circulé en psychiatrie) et désormais du soin recommandé et du soin non recommandé11… Ce n’est pas la standardisation en soi qui est fondamentalement délétère, mais lorsqu’elle génère trop l’illusion de la maîtrise, lorsqu’elle fait perdre de vue la totalité du sujet, elle conduit à le patho-identifier en le définissant par la somme de ses déficits. Ceci aboutit bien souvent au saucissonnage du soin, dans l’exercice d’une pluridisciplinarité juxtaposée et opératoire puisque s’affranchissant du sens global de la prise en charge. En outre, cette pluridisciplinarité juxtaposée fait perdre le sens du soin comme objet de culture commune à la fois suffisamment unificatrice et suffisamment conflictualisée pour rester vivante et éviter la sclérose des pratiques.

Soutenir l’interdisciplinarité, penser la transdisciplinarité

La fonction soignante ne se laisse pas aisément localiser à tel ou tel dispositif institutionnel, encore moins à telle ou telle personne ou fonction dans l’institution. Bien souvent, même, elle s’exerce à partir d’une articulation vertueuse entre plusieurs pratiques et plusieurs institutions.

Nul n’est décemment en mesure de dire dans quelle proportion on doit l’évolution positive de tel enfant souffrant de psychopathologie, à sa prise en charge rééducative, éducative, ses séances d’art thérapie ou à sa psychothérapie individuelle… ? On peut se dire que c’est l’ensemble et on a probablement raison, mais on ne sait pas, le plus souvent, dire pourquoi et comment c’est l’ensemble. Comment cela se complète-t-il ? Se passe-t-il quelque chose qui transcende les pratiques elles-mêmes, en tant que pratiques et avec leurs caractéristiques, qui résiderait dans l’organisation d’une attention particulière, dans l’accueil du projeté ou du déplacé de la topique interne de l’enfant ou de ses modalités identificatoires, dans le mode de présence, dans la façon d’interagir… ? Il s’agit bien là de toute la dimension transdisciplinaire du soin pédopsychiatrique, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas directement inféodé à une technicité spécifique et au référentiel théorique qui lui est attenant.

Un des enjeux de la pluri-professionnalité est d’ailleurs aussi la mise en évidence de « l’invisible du soin ». Les professionnels de l’institution mettent en œuvre et soutiennent la relation soignante à partir de « petits riens », dans la banalité et la quotidienneté de la rencontre. Ces « petits riens du soin » sont bien souvent invisibles au regard évaluateur extérieur et parfois même au regard des professionnels eux-mêmes. C’est l’intérêt des travaux de Jean-Paul Lanquetin (Lanquetin, 2015), par exemple, sur l’informel du soin psychiatrique (recherche infirmière).

La qualité de cette transdisciplinarité dépend de la manière dont l’interdisciplinarité s’exerce. La notion « d’homologie fonctionnelle12 » (Bleger, 1966 ; Pinel, 1996) décrit les effets de la psychopathologie sur l’institution, les soignants qui la composent et sur l’interdisciplinarité. À l’inverse, il y a les effets de l’interdisciplinarité sur la psychopathologie. Le traitement du transfert diffracté sur l’institution ne fonctionne que si les réponses contre-transférentielles sont soumises à l’impératif de reliaison élaborative. Il y a nécessité d’un retour réflexif sur la groupalité d’équipe. Or la dimension contre-transférentielle est multiple dans les institutions : contretransfert institutionnel, contretransferts individuels. Mais il y a aussi ce que j’appellerais un contretransfert « interdisciplinaire », c’est-à-dire ce qui se joue du contretransfert institutionnel et individuel sur la scène de l’interdisciplinarité. Il s’agit de ce qui est renvoyé à l’enfant qui est issu de l’inter-transfert entre les co-soignants.

Sur le plan épistémologique, cette approche transdisciplinaire n’est ni intégrative (tout le monde ferait un peu de tout en important des modèles d’un peu partout, voire fondrait tout dans un seul modèle comme dans le cas de la neuro-psychanalyse) ni simplement complémentariste qui tendrait vers un idéal de complétude et d’exhaustivité. Peut-être faut-il du vide, du lacunaire, du déséquilibre dans le soin… Pour autant l’approche transdisciplinaire tend à préciser et à s’appuyer sur ce qui transcende les modèles et les pratiques et donc s’orienterait vers une théorie générale du soin. Celle-ci doit viser, d’une part, le sujet et la reconnaissance de sa réalité subjective. D’autre part elle ne peut que s’appuyer sur la réalité subjective des soignants. En ce sens elle ne peut être standardisée dans une visée illusoire d’écarter toute dimension intersubjective précisément difficile à contrôler par anticipation et a fortiori impossible à quantifier. Elle doit intégrer que l’efficience du soin psychique découle pour l’essentiel de l’appropriation subjective de l’expérience et pas seulement de la réduction des symptômes. En tant que clinicien, nous savons à quel point c’est dans ce champ paradoxal de la transitionnalité (Winnicott, 1971) que se traite l’essentiel du soin psychique. De plus, le soin auprès des enfants s’exerce dans une forme de parentalité élargie (Ciccone, 2016) où la position clinique « d’illusion anticipatrice » (Diatkine, 1985) est vectrice de croissance psychique…

Cette pensée transdisciplinaire du soin confronte donc à la complexité au sens d’Edgard Morin : « Aucune des cellules d’Antoine ne sait ce qui se passe quand Antoine dit son amour à Cléopâtre » (Morin, 1977).

Dès lors il est nécessaire de repartir d’une pensée collective ravivée autour de projets (projets de service ou de pôle par exemple) pour que le soin retrouve du sens en tenant compte du nouvel environnement de la pédopsychiatrie dans ses aspects socio-politiques, organisationnels, épistémologiques et méthodologiques. Cet espace du projet institutionnel, Fustier (1999) en précise la fonctionnalité :

« […] un travail sur le projet institutionnel doit être considéré comme donnant aux actes professionnels une valeur ajoutée, un surplus de sens, une dimension transcendante. Les pratiques […] sont alors plus que ce qu’elles sont ; en les mettant en perspective, le projet leur donne force et forme. » (p. 183-184.)

Que conclure ?

Je ne puis conclure avoir fait un bilan général de l’état de la pédopsychiatrie. Ma vision est parcellaire, orientée par la singularité de mon expérience professionnelle au sein d’un service donné et dans un hôpital donné avec simplement un recul de presque 30 ans. En écrivant ces lignes, je sens bien qu’il me faut lutter contre les mouvements nostalgiques toujours très illusoires du « c’était mieux avant ». Du reste, cette souffrance des soignants que j’ai identifié comme souffrance du sens, j’ai bien souvent eu à la partager avec mes collègues et mon analyse de la situation n’en est pas exempt. Néanmoins elle reste pour partie, et pour partie seulement, un témoignage distancié du fait du recul universitaire d’une part et du fait surtout qu’il m’est souvent donné de rencontrer, sous des formes tout à fait comparables, cette souffrance dans bien d’autres institutions à l’occasion des groupes d’analyse de la pratique que je mène par ailleurs. J’en tire la conviction qu’à défaut d’une pensée propre aux professionnels du soin psychiatrique sur le sens de leurs pratiques, ce que l’on peut en attendre et, ce faisant, sur ce qu’est la souffrance psychique exprimée à travers la psychopathologie, ce sont des modèles inappropriables par les équipes parce que peu instruits des réalités complexes du terrain et de la proximité avec la maladie mentale qui s’imposeront, enfonçant alors encore plus profondément la pédopsychiatrie dans cette crise du sens.

 

 

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1 Le retentissement du livre de Marion Leboyer et Pierre-Michel Llorca (2018) en témoigne.

2 Enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 18 septembre 2019. « Rapport d’information déposé en application de l’article 145 du

3 Ibid.

4 Voir également Loriol M., (2011), Sens et reconnaissance dans le travail, p. 43-67, halshs-00650279.

5 « Situation de la psychiatrie des mineurs en France » (mardi 10 janvier 2017). Audition de Mme Marie-Rose Moro, professeur de psychiatrie de l’

6 Que l’on peut traduire par « Médecine fondée sur des données probantes », c’est-à-dire en appui sur des études cliniques essentiellement

7 Allan Frances, Michael First, Robert Kendell.

8 Instruction interministérielle No DGCS/SD3B/DGOS/ DSS/DIA/2019/179 du 19 juillet 2019 relative à la mise en œuvre des plateformes de coordination

9 Loi no 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.

10 Méthode d’organisation des transmissions écrites, en vigueur dans les services hospitaliers, centrées sur les problèmes de santé du patient de

11 En référence aux recommandations de la Haute Autorité de Santé.

12 Schématiquement, les institutions tendent à fonctionner psychiquement sur le modèle des processus psychiques de leurs usagers.

Notes

1 Le retentissement du livre de Marion Leboyer et Pierre-Michel Llorca (2018) en témoigne.

2 Enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 18 septembre 2019. « Rapport d’information déposé en application de l’article 145 du règlement par la commission des affaires sociales en conclusion des travaux de la mission relative à l’organisation de la santé mentale, et présenté par président M. Brahim Hammouche, rapporteures Mmes Caroline Fiat et Martine Wonner, députés ». http://www.assemblee-nationale.fr/15/rap-info/i2249.asp.

3 Ibid.

4 Voir également Loriol M., (2011), Sens et reconnaissance dans le travail, p. 43-67, halshs-00650279.

5 « Situation de la psychiatrie des mineurs en France » (mardi 10 janvier 2017). Audition de Mme Marie-Rose Moro, professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, chef de service à l’université Paris Descartes, et M. Jean-Louis Brison, inspecteur d’académie-inspecteur pédagogique régional, auteurs du rapport « Plan d’action en faveur du bien-être et de la santé des jeunes » remis au Président de la République en novembre 2016. http://www.senat.fr/rap/r16-494/r16-49423.html.

6 Que l’on peut traduire par « Médecine fondée sur des données probantes », c’est-à-dire en appui sur des études cliniques essentiellement quantitatives, randomisées en double aveugle.

7 Allan Frances, Michael First, Robert Kendell.

8 Instruction interministérielle No DGCS/SD3B/DGOS/ DSS/DIA/2019/179 du 19 juillet 2019 relative à la mise en œuvre des plateformes de coordination et d’orientation dans le cadre des parcours de bilan et intervention précoce des enfants de moins de 7 ans présentant des troubles du neuro-développement.

9 Loi no 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.

10 Méthode d’organisation des transmissions écrites, en vigueur dans les services hospitaliers, centrées sur les problèmes de santé du patient de manière précise, simplifiée et structurée.

11 En référence aux recommandations de la Haute Autorité de Santé.

12 Schématiquement, les institutions tendent à fonctionner psychiquement sur le modèle des processus psychiques de leurs usagers.

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Référence papier

Éric Jacquet, « La psychiatrie infanto-juvénile aujourd’hui : une crise du sens du soin ? », Canal Psy, 126 | 2020, 27-34.

Référence électronique

Éric Jacquet, « La psychiatrie infanto-juvénile aujourd’hui : une crise du sens du soin ? », Canal Psy [En ligne], 126 | 2020, mis en ligne le 01 septembre 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3205

Auteur

Éric Jacquet

Maître de conférences en psychopathologie et psychologie clinique, Centre de Recherche en Psychopathologie et Psychologie Clinique, Institut de Psychologie, Université Lyon 2, responsable Contrat de Formation Personnalisée

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