(Psychiatrie des) Interstices

DOI : 10.35562/canalpsy.3207

p. 35-41

Plan

Texte

1993… 1998, Soldat du futur

1993. Munich, stade olympique. Mercredi 26 mai au soir. Pourtant serré de très près par Frank Rijkaard, Basile Boli le puissant défenseur marseillais, sur un corner tiré par Abedi Pelé à la 44e minute, surprend le néerlandais par sa détente et son timing parfait, et bat le gardien rossoneri par une tête décroisée dont lui seul avait le secret. Il était 20h58… Le score en restera là. L’Olympique de Marseille entrait dans la légende et devenait champion d’Europe des clubs champions – exploit qu’aucun club français n’a réédité jusque-là, au grand dam des Qataris – devant un Jean-Pierre Papin désabusé qui avait quitté la canebière un an auparavant pour rejoindre le Milan AC. « Jipipi », triste finaliste ce soir-là. L’OM était sur le toit de l’Europe… Cette même année, au 1er de l’an, le traité de Maastricht entrait en vigueur tout comme le grand marché unique européen. Le libéralisme s’installait un peu plus encore dans nos vies. Comme le signe tangible et irréfutable que les démocraties libérales avaient triomphé des autres idéologies politiques avec la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide. Francis Fukuyama l’avait annoncé : La Fin de l’Histoire (1992), même si elle n’était en fait qu’un signe de plus du « paradoxe de l’illusion de la fin des illusions » (Kaës, 2012, p. 80).

1993, encore. Novembre. L’hiver est là, bien là, en ce mardi 22 novembre. Le froid est saisissant. L’atmosphère glaçante. Alors que les rues de la capitale s’emplissent d’une brume givrante, c’est pour la première fois qu’on a vu débarquer en elles ce soir-là toute une cohorte d’urgentistes dudit « social » … Dans ce tournant des années 90, « l’urgence sociale » a été en France décrétée. Xavier Emmanuelli venait de créer le Samu social de Paris. Des équipes maraudaient, allaient à la rencontre de ces hôtes de la rue. Les plus en détresse. Les plus abandonnés d’entre eux. Corps sans domicile, abîmés, apathiques, soudés parfois à même l’asphalte… Les marges sont toujours peuplées d’objets étranges et inquiétants pour le socius (là, rien de bien nouveau sous le soleil). Mais en cette fin de siècle, ces marges sont à ce point gorgées qu’elles s’en rendent visibles ostensiblement, et hostilement. Il est dès lors impossible d’échapper à ce qu’elles sont annonciatrices : l’Horreur SDF, cette masse informe et négative, et son corolaire, compagne de misère, ladite Grande Exclusion. Depuis cette date, inaugurale, comme une ritournelle infernale, en « Novembre… Les SDF, clochards et sans-abri, comme les huîtres, sont de saison » (Declerck, 2005, p. 11). Dorénavant – terrible constat –, l’exil, l’errance, le nomadisme, viennent rencontrer les formes extrêmes de l’exclusion et de la marginalisation, et ceux qui y sont exposés connaissent de véritables risques mortels et de très graves régressions psychiques : crise, rupture sans dépassement. Dislocation des liens, détresse, solitude, précarité, dit René Kaës (2012, p. 217) pour qualifier les souffrances de nos temps.

Dans une étude faite à partir des dépêches AFP datant de 2002, Julien Damon – expert ès Question SDF – rapporte qu’au cours de cette année 1993 le terme « SDF » va connaître une extraordinaire inflation. Le sigle aux trois lettres, qui n’apparaissait jusqu’alors que de manière très anecdotique dans la presse, va cette année-là supplanter toutes les autres appellations : « vagabond », « clochard », « sans-abri », « sans-logis », etc. Tous seront phagocytés, pour être de nos jours indétrônables1. 1993 est l’année du sacre de « SDF ». De ce signifiant-là. Signifiant-roi. Signifiant-balise. Emblème pour sûr. Attracteur, révélateur, condensateur et peut-être même conteneur d’une certaine forme de négativité sociale qui se présente aussi (étrangement) familière qu’hostile. C’est l’invention d’un individu négatif, non pas inédit, mais revisité dans sa redoutable actualité chassant tous les anachronismes : plus de « vagabond » ; plus « mendiant » ; plus de « clochard ». C’est par un véritable phénomène de précipitation (au sens chimique du terme), précipitation imaginaire, que « SDF » va prendre le pouvoir. À l’occasion de l’un de ces moments où, comme le dirait Saül Karsz, « l’idéologie et l’inconscient font nœud2 ». Parce qu’en 1993, la France entrait en récession économique, brièvement mais violemment. Parce que le seuil traumatique des trois millions de chômeurs était atteint. Que les journaux de rue type Macadam, Gavroche, L’Itinérant, Belvédère, La Rue, Faim de siècle… pullulèrent. Qu’en 1993 sortait aussi le très troublant Sans domicile fixe d’Hubert Prolongeau : un reportage au cœur d’un no man’s land, une immersion de quatre mois, là où les vies se perdent jusqu’à se négativer. Une traversée de l’enclave cloacale dont le grand reporter dit qu’on n’en réchappe jamais indemne. À bon entendeur, salut !

Mais alors :

« Comment est-on passé du “Grand Enfermement”, celui où, un matin à Paris on enferme pêle-mêle les fous, les misérables et les oisifs, en des mêmes lieux, comme le rappelle Michel Foucault ; à la “Grande Exclusion”, qui étymologiquement signifie qu’on les “enferme dehors” ? Comment est-on passé de la séquestration de toutes ces “puissances déraisonnables”, de ces existences traquées, contenues dans une étroite clôture, à ces existences délaissées sur le bord de la route, dont certaines viennent encore faire parler d’elles, pour qu’un sens leur soit restitué, quand la majorité est livrée au silence d’une démesure qui n’espère plus briser d’improbables chaînes ? » (Jover, 2018, p. 92-93.)

À défaut de pouvoir dire comment, il est peut-être possible de dire quand ; et 1993 se présente comme l’année où tout est venu concorder, du moins en France. L’année où est venu se nouer solidement tout un réseau de significations et qui allait promouvoir la Grande Exclusion comme le nouveau grand récit – comme l’est aussi la crise environnementale avec qui elle entretient plus d’une accointance dans nos sociétés qui sont devenues celles du déchet de masse. C’est un récit d’absence de récit. Une illusion négative et une idéologie avec son anti-idole radicale ledit « SDF », objet de toutes les répulsions. La Grande Exclusion est ce que nous voyons dans les rues de nos mégalopoles, une consistance incarnée par celles et ceux que parfois nous appelons trop hâtivement « SDF » ; elle est ce dont les colloques et revues traitent avec l’épaisseur d’une représentation ciselée par les théoriciens des sciences humaines et sociales (qu’elle suppose) mais toujours mise à l’épreuve du hiatus qu’impose le réel des pratiques de terrain. Elle est encore « cette gorgone » dans les sempiternels discours politiciens promise à l’éradication. Leur slogan : « zéro SDF » (Damon, 2017) ! Mais cette idéologie négative témoigne avant tout de l’installation dans nos vies de l’ultralibéralisme, de cette violence-là : une entrée létale dans le capital et l’économie de marché, où nous sommes advenus au statut d’objet matériel parmi tous les autres artéfacts de production humaine3… voués à l’obsolescence, programmée et accélérée…

1998. Au soir de ce 12 juillet 1998, l’équipe de France de football dominait sans équivoque le Brésil en finale de la coupe du monde : « 1 et 2 et 3-0 ! ». Didier Deschamps, déjà (encore) lui, capitaine, comme il l’avait été avec Marseille cinq ans auparavant, soulève triomphalement la coupe tant convoitée. Les rues de la capitale comme en province se sont envahies d’une ivresse tricolore et bariolée. Pas meilleur euphorisant que la victoire. Jamais, depuis la Libération, on avait connu telle liesse. Le Stade de France était son temple. La voix de Gloria Gaynor pour chanter son hymne. Ce dimanche soir là, le centre du monde était à la Plaine Saint-Denis… On avait bien oublié que quelques années auparavant, en 1995 précisément, il y avait eu une polémique. Parfaitement bien orchestrée par les médias, comme à leur habitude, elle concernait le choix du nom de ce nouveau grand stade que la France avait attendu depuis si longtemps… Effectivement, personne ne s’était aperçu, en tout cas aucun membre du jury réuni par le ministre des Sports de l’époque, que le très politiquement correct « Stade de France » avait eu pour sigle : SDF. Malaise… Malaise autour de cette propriété de l’État français qui en fait aussi une exception à l’échelle européenne. Mais peut-être que cela n’avait pas échappé à Allain Leprest qui chantait en 1998 : « J’aim’rais qu’çà cesse – esse – esse, De s’dégrader – der – der, Sans un bénef – ef – ef, S.D.F ». Ah, l’inconscient et ses farces !

Hasard des agendas aussi, quinze jours à peine après le sacre mondial de la bande à Zizou, la loi Aubry d’orientation relative à la lutte contre les exclusions était définitivement adoptée le 29 juillet : 159 articles pour tenter de déjouer la complexité d’un procès de masse. 159 articles pour lutter contre cette pandémie qui affecte la société française profondément. 159 articles pour prendre la mesure de cette société de la précarité et de la vulnérabilité sociale qu’elle génère. Un certain nombre de ces articles seront consacrés aux questions sanitaires. Parmi ceux-là, l’article 76. Des permanences d’accès aux soins de santé voient le jour au sein des établissements de santé. Véritable porte d’entrée pour accéder aux soins de droit commun et ce, gratuitement, pour ouvrir ou réouvrir des droits comme la CMU ou à l’époque le RMI, pour tenter de sortir de l’invisibilité sociale telle qu’en parle le philosophe Guillaume Le Blanc (2009). C’est que l’hôpital est pétri de normes, des normes sociales qui encadrent comme dans toute institution notre recherche de la « vie bonne » pour le dire avec Paul Ricœur (1990, p. 102), mais qui l’expose aussi en temps de crise aux risques de dérives proprement normopathiques. Si l’hôpital se doit d’être hospitalier – aphorisme que Jean Oury (1977) n’aura eu de cesse de nous rabâcher non sans raison –, force est de constater qu’en cette fin de siècle, son hospitalité connaît déjà une crise et que dire encore de l’hospitalité psychiatrique… Les choses ne feront malheureusement qu’empirer. « L’ouverture de l’hôpital à la cité » devient l’objectif prioritaire des actions politiques du gouvernement en place.

C’est à partir de l’article 76 que commencent alors à se développer au niveau national les premiers dispositifs pilotes d’unités mobiles hospitalières, et en particulier de secteurs psychiatriques. La mission de ces derniers consistera d’abord dans l’articulation et la possibilité d’un dialogue entre l’hôpital et la cité, dans de la création de zones de transition, de passerelles, de ponts, à la place des fractures et des murs. Comme s’il y avait urgence à créer ou restaurer même à réinjecter de la transitionnalité au cœur de l’espace schizoïde de notre société. C’est sur cette ligne de démarcation, séparant l’hôpital en mal d’hospitalité et la cité, à l’interface de la psychiatrie et du « social », qu’on a vu arriver les tout premiers infirmiers et psychologues des interstices, y faisant – non sans prendre des risques – les funambules et acrobates. Revisiter l’analyse transitionnelle, pour reprendre une formule d’Annie Élisabeth Aubert (2007), est devenu leur méthode. La construction de dispositifs est leur dispositif : des co-constructions à deux ou à plus-de-deux ; la création de dispositifs inter- et trans-institutionnels en initiatives collectives et citoyennes ; l’organisation et l’animation de réseaux comme des rhizomes4 aux propriétés protectrices et vicariantes, des gérances prothétiques (Kaës, 1979, p. 78)… En somme, créer de la « matière articulatoire » : ces formations intermédiaires indispensables au vivant.

Pour une extension de la notion d’analyse transitionnelle et quelques-uns de ses principes en milieu de « grande précarité »

La rue… « La rue » a été en sciences humaines et sociales un champ pour la recherche : pour les géographes, historiens, anthropologues et ethnologues, sociologues ou psychosociologues. C’est qu’elle est toute à la fois géographique, historique, anthropologique, sociologique, etc. Et depuis la fin des années 80, et plus encore avec le tournant des années 90, « la rue » est devenue aussi le lieu d’un type d’intervention spécifique pour la prévention spécialisée : le « travail de rue ». Un travail spécifique avec sa matière première spécifique appelant un appareillage lui aussi tout à fait spécifique. Ce « travail de rue » s’est aujourd’hui très largement répandu en s’étendant bien au-delà des limites de la seule prévention spécialisée. Jeunes défavorisés de quartiers populaires toujours, femmes ou hommes en situation de prostitution et usagers de drogues désormais, jusqu’à auxdits « SDF » aujourd’hui. Champ de la pratique sociale, elle est devenue champ des pratiques cliniques : médicale, infirmière, psychologique, avec comme instigateurs en France des personnalités comme Patrick Henry et Xavier Emmanuelli. Et puis, dès lors que la démarche clinique est venue se conjuguer aux sciences humaines et sociales, elle est devenue à son tour un terrain de recherche clinique pour psychologues et sociologues. Il n’y a qu’à voir toutes ces passionnantes thèses et recherches en psychologie la concernant et que l’on trouve au CRPPC : de Valérie Colin (2002) et Colette Pitici (2006) à Franck Mathieu (2011) en passant par Grégory Charreton (2001) ou encore Adrien Pichon (2012).

Mais on a peut-être aussi trop oublié combien il fallut, pour toute une génération de travailleurs sociaux des extrêmes – les tout premiers « éduc de rue » –, développer un véritable génie de l’interstice. Combien il fallut se faire l’expert autodidacte d’une « science de l’intérité », de l’entre. Un savoir-faire artisanal, transmis au cœur de relations d’apprentissage, avec ce qu’il est convenu d’appeler maintenant « bricolage », mais à qui aussi il manquait sa « théorisation » pour qu’elle fût « science ». La notion d’analyse transitionnelle introduite par René Kaës puis reprise par Didier Anzieu en 1979 pourrait permettre de jeter les bases, à la fois théorique mais aussi pratique, d’une très féconde heuristique sur la « posture interstitielle » : posture appartenant au registre même de l’analyse transitionnelle au sens élargi de son terme. Voilà une hypothèse à défendre.

C’est dès 1976 que l’expression « d’analyse transitionnelle » apparaît. À cette époque aurait circulé pour la première fois au CEFFRAP5, créé par Didier Anzieu en 1962, un document la mentionnant et posant les premiers jalons d’une psychanalyse qui se voudrait transitionnelle. C’est par le jeu constant entre sa riche expérience sur les groupes et sa conceptualisation de plus en plus fine et complexe de l’appareil psychique groupal, que René Kaës va proposer d’élargir la découverte winnicottienne (celle d’objets, phénomènes et aires transitionnels en particulier chez l’enfant) aux adultes, aux groupes, aux institutions en termes de transitionnalité et d’instiguer, par-là, l’exercice d’une pratique psychanalytique fondé sur son principe, l’analyse transitionnelle. En 1979 – et oui 40 ans déjà – sortait le fruit de cette longue perlaboration et qui constituera le chapitre d’introduction de Crise, rupture et dépassement. Il définira l’analyse transitionnelle comme étant :

« 1) une méthode générale d’investigation des effets des expériences de rupture dans l’espace interne et, corrélativement, dans l’espace intersubjectif ;
2) une méthode de traitement (ou de dépassement) des crises intrapsychiques et intersubjectives consécutives à ces ruptures par le rétablissement des continuités psychiques, le travail de symbolisation et de la création de nouveaux processus de croissance » (2004, p. 26).

Elle est encore – dans ses travaux les plus récents – ce qui porte sur les processus et les formations intermédiaires, ceux-là mêmes qui ont été ébranlés par la crise des fondements intersubjectifs de la vie psychique et par les fractures culturelles et sociales qui en forment son arrière-plan silencieux (2012, p. 163). L’analyse transitionnelle est ce défi face au malêtre hypercontemporain.

Pour René Kaës, « L’analyse transitionnelle [est encore ce qui] vise à restaurer cette plage qu’évoque Winnicott en citant Rabintranath Tagore, entre le solide et le liquide, entre le maternel et le paternel, entre la pulsion et la pensée, entre soi et la culture, les autres et le monde » (2004, p. 26, souligné par moi). « Cette plage définit des bords, des limites, un lieu de repos, un espace de création, mais aussi une zone d’incertitude » (2012, p. 163). L’analyse transitionnelle se fonde sur une posture dite interstitielle. « Se tenir entre » : tel est étymologiquement le sens caché du mot « interstice ». Mais il pourrait bien être aussi : « tenir l’entre ». Car pour qu’un passage puisse avoir lieu, il faut qu’il y ait de l’entre qui se tienne. Toujours au milieu, entre les choses, la posture interstitielle est intermezzo, intermède. Et ce n’est pas tant sa « place » – au sens de sa localisation ou de son lieu – qui est importante que le mouvement (d’ouverture) qu’elle impulse et la direction (« en allant vers ») que cette posture indique qui sont essentiels.

Après une période de résistance épistémologique et d’hésitation conceptuelle, Didier Anzieu adopte l’expression pour des « raisons complémentaires et différentes » (1979, p. 185) de celles de René Kaës. C’est ce que rappelle Catherine Chabert dans son livre consacré à Didier Anzieu en 1996 (p. 52). Le concept d’analyse transitionnelle se présente chez lui, et de manière préférentielle – et c’est là que constitue sa différence –, comme l’application extrême de la psychanalyse des limites ; une psychanalyse peut-être même au-delà de ses propres limites. Psychanalyse est étendue et n’en sait rien (Julliand, 2006)… Partant de la cure type, de la psychanalyse dite « classique », l’analyse transitionnelle correspond à l’ensemble6 des modifications techniques qu’imposent pour lui les cures de patients à pathologie caractérielle ou narcissique. Le bien-fondé, de ces modifications avait déjà été établi par Balint, Winnicott, Bion et Kohut. Pour cela, il énonce un certain nombre de règles et de principes (treize en tout), des aménagements requis pour jalonner les étapes préalables à un contrat analytique classique, ou bien au cours d’une cure et de manière transitoire, face à la reviviscence chez le patient d’une rupture psychique le menaçant de l’imminence d’un effondrement. Ces modifications de cadre doivent être trouvées-crées, ce cadre nouveau co-construit, en définissant une disposition intermédiaire entre le cadre psychanalytique classique et le « cadre-prothèse » qui vient s’ajuster, « répondre », accueillir les besoins du Moi du patient restés « en souffrance » pour le dire avec Winnicott, « part bébé du soi » encore autrement avec Albert Ciccone (2012). Le psychanalyste transitionnel se fait à cet endroit l’auxiliaire de ces besoins en carence.

À aucun moment, Anzieu ne transige sur un point, fondamental, aussi bien pour ce qui concerne l’analyse classique que transitionnelle : celui des « invariants psychanalytiques ». Neutralité bienveillante (qui n’exclut en rien l’engagement clinique qu’elle requiert), abstinence (qui convoque surtout l’idée de survivance), recours quasi exclusif à la parole (parfois accompagnée de gestes de nature symbolique) et, bien évidemment, la prise en compte du transfert et l’analyse du contre-transfert. Là où – à côté de sa dimension d’implication, en allant dans le pli –, la posture interstitielle est une posture authentiquement clinique, c’est qu’elle travaille avec le transfert, avec les phénomènes transférentiels, quand de son côté la psychanalyse travaille sur le transfert : cette « ultra-clinique » pour Daniel Lagache (1949). Travailler sur le transfert, c’est travailler sur des représentations psychiques, des fantasmes de désirs inconscients, des objets qui ont un statut psychique non ambigu. Et c’est en partie la fonction du cadre, parce qu’il neutralise l’ambiguïté, que de tendre à rendre intelligible le matériel tel qu’il se donne à l’écoute analysante. Le passage de l’ambiguë au non ambiguë – le passage du travail avec le transfert au travail sur le transfert – constitue l’un des autres enjeux de la posture interstitielle. Et ce passage n’est à vrai dire possible que par la construction d’un cadre « sur-mesure », qui encadre l’écoute, la création d’un « non-processus » pour parler comme José Bleger (1966, p. 255).

Il y a parmi les règles définies par Didier Anzieu, « la règle de matérialisation de l’aire transitionnelle » (1979, p. 210). Rares sont en effet les cabinets d’analystes qui n’ont pas d’espace intermédiaire entre le cabinet lui-même et le dehors « pur » : couloir, salle d’attente, seuil de la porte, escalier ou ascenseur, jusqu’à la porte d’entrée de l’immeuble. Autant d’espaces d’entre-deux – pré-séanciel ; post-séanciel –, qui forme un véritable nuancier d’interstices où vient se déposer un matériel ambigu, interlude que le psychanalyste transitionnel doit considérer et être à même d’interpréter son contenu si nécessaire. Pour lui, un « travail de type analytique a à se faire là où surgit l’inconscient : debout, assis ou allongé ; individuellement, en groupe ou dans une famille ; pendant la séance, sur le pas de la porte, au pied d’un lit d’hôpital, etc. : partout où un sujet peut laisser parler ses angoisses et ses fantasmes à quelqu’un supposé les entendre et apte à lui rendre compte. L’inconscient ne répond pas nécessairement aux convocations régulières d’heure et de lieu et la durée des cures s’allonge de plus en plus à attendre sa venue » (Anzieu, 1975, p. 136-137). Il en est presque de même dans ce Grand Interstice qu’est « la rue ». Un mouvement transitionnel doit tenter de faire de l’interstice, non plus une remise ou un débarras, mais un passage. Et dire que « le dispositif, c’est la création de dispositifs » marque cet effort constant qui tend à repotentialiser une aire en inventant des « espaces » où la symbolisation et la créativité vont pouvoir se développer, se relancer. En ayant sa « tenue entre », la posture interstitielle servirait d’appui matériel à l’aire transitionnelle. Elle serait une manière d’incarner le processus de médiation et c’est ce qui fait dire à René Roussillon que : « Le premier Médium Malléable, c’est sans doute le clinicien et le dispositif n’est rien sans position clinique » (2012b, p. 127).

Dans ces rencontres, « hors les murs », les enveloppes vacillent et se brouillent. Les frontières entre le proche et le lointain, la distinction entre un dedans et un dehors, le je, le tu, le vous, tout se brouille et on a parfois l’impression « d’hospitaliser » ces patients-là, en errance, à l’intérieur de soi, en leur offrant un « Domicile Fixe “dans l’autre” » pour reprendre la belle expression de Grégory Charreton (2001). Une hospitalité, une parentalité, une « préoccupation soignante primaire » (Ciccone, 2011). De telles situations sollicitent une capacité à tolérer un certain niveau d’ambiguïté, en l’accueillant, nécessaire mais difficile, éprouvante et affectante (infectante). C’est une tolérance à l’ambiguïté qui, par l’expérienciation, permet la formation progressive d’une « enveloppe » pour John S. Kafka (1989, p. 42), une des éminentes figures de Chestnut Lodge au côté d’Harold Searles. Toute « la rue » n’est qu’ambiguïté.

La pratique au cœur des interstices, René Roussillon (1987) en avait déjà révélé bon nombre de subtilités. Il y a de l’entre dans l’institution, à sa marge immédiate aussi. Dans ces espaces informels où viennent se suspendre les postures du côté de la professionnalité. Là où, à ce niveau, quelque chose se relâche. Il y a aussi – dans notre cas : à l’interface – de l’entre entre les institutions. L’interstice comme lieu d’une pratique et d’une pensée clinique spécifique est « délicate » pour lui. Délicate par l’ambiguïté du statut des processus qui s’y déroulent, leur indécidabilité, et le maniement que celle-ci impose. Pour René Roussillon, à l’instar de Didier Anzieu avec sa « règle de l’interprétation en première personne » (1979, p. 211), l’intervention au cœur de l’interstice doit prendre la forme d’une « certaine implication personnelle, elle ne sera “professionnelle”, c’est là son paradoxe, qu’à ne pas se formuler comme telle » (1987, p. 175). C’est un principe d’implication « en première personne », qui ne signifie pas de se dépouiller de toute posture professionnelle, mais qui tente de trouver le moyen de faire exister son implication personnelle au sein d’une pratique professionnelle (Roussillon, 2012a, p. 57). Comme s’il fallait témoigner en fait dans une qualité de présence pleine et authentique, en son nom propre, « en première personne », de son expérience de la condition humaine et de la réalité psychique (Anzieu, 1979, p. 212).

Entr’acte : il y a aussi, dans bon nombre de cas, des passages qui nécessitent l’acte. Classiquement, acte et pensée sont souvent opposés. Leur coexistence est elle aussi du registre de l’ambiguë. Mais la symbolisation passe bien souvent par la mise en acte, comme dans le jeu au sens du playing winnicottien. Il faut pouvoir suspendre leur différenciation, opérer une négation douce quant à leur opposition différentielle. Mais il ne s’agit pas non plus de s’engager dans n’importe quel type d’acte. Il est presqu’indispensable quand il s’agit de s’extra-territorialiser en s’aventurant « hors les murs », de travailler en binôme. C’est un confort minimum dans cet océan d’inconforts qui fait le quotidien de ces pratiques. Le « travail en binôme » relève d’un travail de la transdisciplinarité (Ciccone, 2018). Il fait coexister des cadres de pratiques professionnelles relativement hétérogènes : infirmier/psychologue, éducateur spécialisé/psychologue, assistant social/ psychologue, etc., dont le jeu à l’interface créait une enveloppe tierce, un intercadre, qui contient et articule les différences et les complémentarités. Il est alors possible pour effectuer ce passage, de s’appuyer sur le pragmatisme infirmier ou éducatif, sur leurs actes : actes infirmiers et actes éducatifs (Rouzel, 2010). Ce sont des « passages par l’acte » (Mathieu, 1977) et non pas des passages à l’acte court-circuitant le travail de pensée : tel est la responsabilité du psychologue des interstices que de préserver le travail de pensée, dans des formes « d’élaboration à chaud » ou de « supervision clinique en directe ». Ce sont des véritables « actes de passage » (Flournoy, 1985), des actes de symbolisation, des « passages par la scène » (Blanquet, 2017, p. 128), des passages par l’acte qui tente de relancer des processus restés en rade d’eux-mêmes…

Construire un pont au lieu des fractures et des murs. Par-dessus le gouffre, l’abîme. Et rien d’autre. Car il n’y a bien qu’avec la figure du « pont » qu’il est possible de franchir le « nulle part », l’inhabitable non-lieu, et passer « ailleurs » ; un pont ouvert sur un ailleurs éclairant la question humaine. Ainsi l’écrit et le rêve Ghyslain Lévy (2019, p. 189-192) à propos de ce texte de cet autre Kafka – bien plus célèbre celui-là, passeur d’images –, Franz et intitulé « Le pont ».

« J’étais raide et froid, j’étais un pont » (Kafka, 1917, p. 451).

 

 

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1 Seulement deux dépêches en 1992 titraient sur les « SDF » contre 156 l’année suivante.

2 Leitmotiv de son association Réseau Pratiques sociales (www.pratiques-sociales.org).

3 Ce qui n’est ni plus ni moins une façon de paraphraser Christopher Bollas qui parlait déjà en 1987 de ce processus caractérisé par : « the numbing

4 « RHIZOME n.m. (gr. rhyza) : Tige souterraine vivante, souvent horizontale, émettant chaque année des racines et des tiges aériennes ». Voilà ce qu

5 Cercles d’Études Françaises pour la Formation et la Recherche : Approche Psychanalytique du groupe, du psychodrame, de l’institution.

6 Un ensemble à vrai dire relativement indéterminé, ou à déterminations multiples, dans le cas d’une extension de la notion d’analyse transitionnelle

Notes

1 Seulement deux dépêches en 1992 titraient sur les « SDF » contre 156 l’année suivante.

2 Leitmotiv de son association Réseau Pratiques sociales (www.pratiques-sociales.org).

3 Ce qui n’est ni plus ni moins une façon de paraphraser Christopher Bollas qui parlait déjà en 1987 de ce processus caractérisé par : « the numbing and eventual erasure of subjectivity in favour of a self that is conceived as a material object among other man-made products in the object world » (p. 135).

4 « RHIZOME n.m. (gr. rhyza) : Tige souterraine vivante, souvent horizontale, émettant chaque année des racines et des tiges aériennes ». Voilà ce qu’il est possible de lire sur la couverture de chacun des nouveaux numéros du Bulletin National Santé Mentale et Précarité, Rhizome, créé à l’origine par Jean Furtos. Un titre pour une philosophie, deleuzienne assurément (Deleuze et Guattari, 1980).

5 Cercles d’Études Françaises pour la Formation et la Recherche : Approche Psychanalytique du groupe, du psychodrame, de l’institution.

6 Un ensemble à vrai dire relativement indéterminé, ou à déterminations multiples, dans le cas d’une extension de la notion d’analyse transitionnelle. Une « nébuleuse marginale » pour utiliser un terme de Paul Bercherie (1984).

Illustrations

 

 

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Citer cet article

Référence papier

Matthieu Garot, « (Psychiatrie des) Interstices », Canal Psy, 126 | 2020, 35-41.

Référence électronique

Matthieu Garot, « (Psychiatrie des) Interstices », Canal Psy [En ligne], 126 | 2020, mis en ligne le 01 septembre 2021, consulté le 20 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3207

Auteur

Matthieu Garot

Psychologue clinicien et psychanalyste, Institut du Groupe Lyonnais de Psychanalyse, Société Psychanalytique de Paris exerçant à Saint-Étienne

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