Benoit Vidal, L’effet schizomètre. Quand l’art brut dégivre la psychopathologie

p. 45-47

Référence(s) :

Benoit Vidal, L’effet schizomètre. Quand l’art brut dégivre la psychopathologie, docu-photo, Paris, Éditions Epel, 123 p., 22 euros

Texte

L’effet schizomètre est un drôle d’ouvrage, d’une part sur la forme, d’autre part sur le fond, qui nous parle profondément de la création, de la folie, et de la psychiatrie. Drôle d’ouvrage, d’autant plus que la question de la forme et du fond n’en font qu’une pour B. Vidal comme pour Marco Decorpeliada à partir de l’œuvre duquel a été construit L’effet schizomètre.

Trois entrées nous permettrons d’aborder cet ouvrage : l’auteur de celui-ci, le sujet de celui-ci, à entendre comme l’on veut, enfin le discours non sur la folie mais sur la psychiatrie, dans une dimension poético-polémique ainsi que l’indique le sous-titre.

L’ouvrage et son auteur, B. Vidal : celui-ci est un auteur original qui trouve dans une forme contemporaine du roman-photo, en y intégrant d’autres types d’images, un mode d’expression auquel il donne une grande richesse et une réelle complexité. Son premier ouvrage du genre, Pauline à Paris (Éd. FLBLB), ouvrait sur la question de l’histoire, la petite et la grande, sur celle de la mémoire et du vieillissement, des souvenirs et de la reconstruction de ceux-ci. Avec L’effet schizomètre, nous changeons de territoire. Ce nouvel opus est né de la rencontre, toute militante et créative à la fois, avec l’œuvre de M. Decorpeliada. À partir de cette rencontre, B. Vidal en a provoqué d’autres, qui organisent son ouvrage en chapitre : une psychanalyste amie de la sœur de M. Decorpeliada, des psychanalystes, un historien oulipien, un chimiste, un comptable, un collectionneur, qui est aussi en quelque sorte l’inventeur de M. Decorpeliada comme artiste, A. de Galbert, qui créa la Maison rouge, haut lieu d’exposition de l’art brut contemporain, un historien de l’art (brut en particulier). On pourrait ajouter pour faire bonne mesure un raton laveur, mais nous verrons que cette énumération apparemment incongrue a en fait toute sa cohérence.

Si la parole est donnée à beaucoup, elle ne l’est pas à M. Decorpeliada, mort au moment du projet, mais si présent à travers son œuvre qui le parle, plutôt qu’elle ne parle pour lui.

M. Decorpeliada est un inventeur, il se trouve qu’il a été exposé à la Maison rouge, un peu après sa mort. Lorsqu’il a été sollicité pour cette exposition, il a été profondément perturbé d’être considéré comme un artiste car telle n’était pas fondamentalement sa démarche. Il est un chercheur de solution que l’on peut aborder, comme B. Vidal, sous l’angle de la création ou de la folie, à supposer qu’ici l’opposition ait quelque pertinence, comparée à la folie classificatoire des DSM.

M. Decorpeliada fut hospitalisé en psychiatrie, de nombreux codes du DSM lui furent attribués, qui devinrent l’élément fondamental de sa démarche. En effet, peu après sa sortie de l’hôpital psychiatrique, et alors qu’il souffrait, entre autres, d’une grande difficulté à sortir de chez lui, il se rendit compte que les codes du DSM étaient les mêmes que ceux du catalogue Picard surgelé. Dès lors, il construisit des tableaux de correspondance, par exemple 60.0 : personnalité paranoïaque – pommes rissolées XL. À partir de cette découverte, il l’approfondit, puis fut rejoint par d’autres chercheurs.

 

 

Il l’approfondit d’abord en installant les correspondances de codes sur des mètres qui furent exposés ; puis sur les portes de réfrigérateurs et de congélateurs (toujours Picard : on pourrait se questionner sur cette origine géographique pour un homme au nom italien) dans un tableau à double entrée dès lors qu’il se rend compte qu’il y a des codes Picard qui n’ont pas d’équivalents dans le DSM, ce qui le conduit à penser qu’on les a cachés : mais pourquoi ? Puis il étend sa démarche à la classification des livres de la BNF, au livre des 1 001 films qu’il faut avoir vu avant de mourir…

Un comptable est interpellé par le fait que M. Decorpeliada ne croise pas le DSM avec le plan comptable, aussi entame-t-il lui-même la démarche, trouvant les mêmes vides que l’auteur princeps, ce qui le conduit sur des pistes passionnantes : ainsi dans le plan comptable un numéro manque, où l’on passe de 63.1 à 63.3 : or, dans le DSM, le 63.2 correspond à la kleptomanie. La question est posée : à qui profite le crime ?

Un chimiste fait de même, qui qualifie M. Decorpeliada de Mendeleïev de la psychiatrie. En effet, l’un comme l’autre ne visent pas une totalité close mais inventent un système ouvert, incomplet mais complétable… Avis aux amateurs !

Certains voient dans la démarche systématique de M. Decorpeliada une forme de folie, raisonneuse et classificatrice, d’autres une œuvre d’art, en particulier par son inscription sur les mètres ou les portes froides, d’autres encore y voient et y puisent une critique de la folie DSM qui conduit à faire entrer, dans sa dernière mouture à la folie tout aussi classificatoire et, pour tout dire, stigmatisante, plus de 50 % de l’humanité (qui pourrait ainsi bénéficier des bienfaits de la pharmacopée, pour le plus grand bien financier de l’industrie chimico-pharmaceutique). En ce sens, l’invention systématique de M. Decorpeliada est tout autant poétique que politique. Poétique par le sens aigu, et chiffré (codé) des rapprochements. Poétique par la dénonciation, par l’absurde, des classifications psychiatriques du DSM.

Bref, comme le dirait U. Eco, une œuvre ouverte, une œuvre où l’on s’engouffre avec surprise, où l’on chemine avec jubilation, entre sérieux avéré et humour totalement décalé, une œuvre que l’on a envie de partager. Laissons-nous entrainer par B. Vidal et quelques autres dans des croisements hautement féconds.

 

 

Illustrations

 
 

Citer cet article

Référence papier

Jean-Marc Talpin, « Benoit Vidal, L’effet schizomètre. Quand l’art brut dégivre la psychopathologie », Canal Psy, 126 | 2020, 45-47.

Référence électronique

Jean-Marc Talpin, « Benoit Vidal, L’effet schizomètre. Quand l’art brut dégivre la psychopathologie », Canal Psy [En ligne], 126 | 2020, mis en ligne le 01 septembre 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3212

Auteur

Jean-Marc Talpin

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