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Dossier : Chantiers de l'histoire du droit colonial

Introduction

Florence Renucci

Texte intégral

  • 1 Nous ne citons ici que ceux pour qui l’histoire du droit colonial était un axe de recherches à par (...)
  • 2 B. Durand, Histoire comparative des institutions : Afrique, monde arabe, Europe, Dakar, Nouvelles (...)
  • 3 Se référer notamment à : C. Bontems, « Une technique jurisprudentielle de pénétration du droit mat (...)
  • 4 L.-A. Barrière, Le statut personnel des musulmans d’Algérie de 1834 à 1962, Dijon, Éditions Univer (...)
  • 5 Cf., par exemple, A. Chatriot et D. Gosewinkel, « Les traces du colonialisme. L’historiographie en (...)

1Même si la colonisation est un sujet controversé, à la mode et qui fait l’objet de nombreuses études, des pans entiers de son histoire demeurent mal connus. C’est notamment le cas de ses aspects juridiques. En effet, le droit colonial, c’est-à-dire les normes produites ou transformées par l’occupant qui s’appliquent dans les colonies lato sensu, n’a fait l’objet que d’un intérêt très limité alors qu’il constitue le socle de la présence européenne et le principal moyen de son développement. Comment l’expliquer ? Les historiens du droit travaillant sur ce sujet ont longtemps été des exceptions en raison de la défiance de cette discipline à l’égard des périodes contemporaines. Certains de ces précurseurs1 ont étudié le droit public et la justice (Bernard Durand2) ainsi que le droit privé en Algérie (Claude Bontems3 et Louis-Augustin Barrière4). Malgré leur travail fructueux, le champ d’investigation de la recherche a donc été peu labouré en matière coloniale. Il reste à exploiter des thèmes dits « techniques » comme le droit du travail ou le droit commercial ; des thèmes qui méritent d’être réenvisagés à la lumière d’autres méthodes, comme la citoyenneté et le droit pénal ; des thèmes, enfin, qui ont encore suscité peu d’intérêt, tel que l’étude des professions juridiques. Cette remarque ne concerne pas uniquement les chercheurs français : elle s’applique également aux autres nations colonisatrices européennes, en particulier l’Allemagne, l’Italie et la Belgique5.

  • 6 C.-R. Ageron avait en effet fait exception à cette démarche en intégrant dans son analyse des aspe (...)

2On comprend avec ce très bref survol historiographique le choix du terme « chantiers » pour ce numéro 4 de la revue Clio@Thémis. Cette terre scientifique laissée partiellement en jachère commence à être davantage cultivée par les historiens, les sociologues, les politistes et les anthropologues6. N’est-ce pas aussi le moment pour les historiens du droit de s’y investir plus massivement ? Le dessein n’est évidemment pas pour eux de devenir ce qu’ils ne sont pas en utilisant les méthodes d’autres disciplines sans discernement, sans esprit critique ou sans adaptation : car que feraient alors ces chercheurs sinon un travail scientifique inférieur à celui des historiens, des anthropologues, des sociologues ou des politistes ?

3Dans ce contexte, quelle direction prendre ? En matière coloniale, les historiens du droit pourraient appréhender leur terrain d’études de manière plus globale et dialoguer davantage avec les autres disciplines.

4Il s’agirait, sans exclusive, de s’intéresser à la fois au fond de la règle et à celui ou ceux qui en sont à l’origine, en tant qu’institution et en tant que personnes. Ramener l’humain au cœur de la pure pratique juridique que manient extrêmement bien les historiens du droit puisqu’ils sont habitués à percevoir les enjeux juridiques et politiques derrière la technicité et le contenu de la règle. Ne pas se contenter uniquement du contenu, mais ne pas mener, pour autant, qu’un travail prosopographique.

5Cette démarche doit s’accompagner d’un dialogue plus important avec les autres disciplines – effort que certains historiens font aujourd’hui à l’égard des historiens du droit – car nos recherches sont souvent complémentaires et pourraient évidemment s’enrichir mutuellement. De même, la connaissance de certains instruments de travail d’autres disciplines élargirait nos capacités d’analyse. On peut citer les techniques d’entretiens encore peu développées en histoire du droit. La mémoire orale constitue pourtant une source essentielle pour les chercheurs qui étudient les aspects les plus contemporains de notre discipline.

6Il faut prendre cette démarche au sérieux car elle n’est pas aussi aisée qu’il y paraît : ce qui est évident pour nous, est nouveau pour d’autres disciplines (et inversement), d’où parfois une incompréhension entre chercheurs des différentes sciences sociales. De même, il est nécessaire de commencer toute collaboration par une mise au point sémantique et épistémologique. Les définitions d’un même terme, comme par exemple celui de « souveraineté », sont de fait extrêmement diverses, voire contradictoires d’une discipline à une autre.

7Les articles qui composent ce dossier sont dans la droite ligne de ces nouvelles perspectives de l’histoire du droit. On ne s’étonnera d’ailleurs pas que la revue accueille, dans ce numéro, plusieurs historiens.

8Les premières contributions mettent en évidence l’état de l’historiographie sur des points précis, tel que le « protectorat » (Annie Deperchin et Farid Lekéal). Ces deux auteurs explorent la réflexion encore restreinte sur le sujet et la nécessité d’appréhender le « protectorat » comme une notion juridique mouvante, étroitement adaptable au contexte politique, économique et international. Peut-être plus étonnant encore, la contribution de Jean-François Niort démontre que des sujets que nous croyons presque épuisés, comme l’esclavage, ne le sont pas du point de vue de l’histoire juridique – loin s’en faut. La réflexion de Jean-Pierre Allinne sur l’historiographie des prisons coloniales s’inscrit dans une perspective identique.

9L’ensemble de ces articles nous rappelle qu’il est nécessaire aujourd’hui que les chercheurs s’attèlent à l’élaboration d’un ouvrage de synthèse à la fois sur l’historiographie, la méthodologie et les perspectives de l’histoire du droit colonial afin d’en offrir une première vision d’ensemble et de mieux la faire comprendre.

10Ces recherches historiographiques qui comportent une dimension prospective très enthousiasmante – puisqu’elles proposent de futures pistes de recherches, à l’instar de l’article d’A. Deperchin et F. Lekéal – précèdent des contributions traitant des acteurs du droit. Ce thème est central car outre-mer les acteurs locaux ont un rôle bien plus fondamental qu’en métropole dans la conception et l’application du droit – et par là même une influence sur la société locale et ses pratiques. Le rôle prétorien du magistrat outre-mer est, par exemple, connu.

  • 7 Les hommes politiques et l’administration ont également fait l’objet d’une attention particulière. (...)
  • 8 J.-P. Royer, R. Martinage, P. Lecocq, Juges et notables au xixe siècle, Paris, PUF, 1982, p. 235.

11L’étude des acteurs du droit outre-mer est en effet un terrain qui a commencé à être défriché. Il en est ainsi des magistrats qui ont suscité une attention particulière chez les historiens du droit – et ce jusqu’aux périodes les plus contemporaines7. Bernard Durand a été l’un des pionniers de ces recherches, mais les travaux qu’il a produits ou dirigés (en particulier, avec Martine Fabre, les six tomes du Juge et de l’Outre-Mer) s’intéressent principalement aux normes telles qu’elles sont appliquées par le juge plutôt qu’aux hommes eux-mêmes et à leur relation au droit. De surcroît, les recherches sur les magistrats se sont peu aventurées vers des études de grande ampleur, à l’exception de rares travaux d’avant-garde, mais aux conclusions parfois quelque peu radicales8.

  • 9 Projet financé par le GIP « Mision de Recherches Droit et Justice » sous la responsabilité de F. R (...)
  • 10 Projet sous la responsabilité technique de S. Gérard-Loiseau et I. Thiébau, auquel participent S.  (...)

12Cet éclairage plus spécifique mis sur les acteurs du droit s’inscrit également dans une dynamique actuelle. Jean-Louis Halpérin a en effet initié, avec Frédéric Audren et Catherine Fillon, un projet sur les professeurs des facultés de droit aux xixe et xxe siècles qui doit aboutir à la constitution d’une base de données. La réalisation de cette base est actuellement sous la direction de Catherine Fillon. Parallèlement, plusieurs projets sont menés sur ce thème au Centre d’Histoire Judiciaire de Lille, comme le Dictionnaire des juristes ultramarins (xviie-xxe siècles)9 et la base de données sur les revues coloniales (xixe-xxe siècles)10.

13Bien que des recherches aient commencé à être entreprises sur l’histoire des acteurs du droit colonial et que ce thème soit actuellement en pleine expansion, ce dossier pallie un grand manque. Tout d’abord, en approfondissant la compréhension de ce qu’est le droit appliqué sur le terrain par les juridictions coloniales. Fara Razafindratsima montre ainsi la difficulté pour le magistrat français de se trouver au croisement de deux logiques juridiques parfois opposées – celles du droit français d’une part, et des coutumes et droits locaux d’autre part. Toujours dans la poursuite de pistes déjà ouvertes, les articles de Martine Fabre, David Gilles et Laurent Manière s’attachent à comprendre, quelles que soient les époques, les différences d’interprétation du droit liées à la nature de l’autorité qui les appliquent et aux enjeux politiques sous-jacents. Ils contribuent à mieux appréhender l’écart qui sépare les visions métropolitaine et ultramarine en matière légale et procédurale, ainsi que les luttes menées par les autorités sur place, en particulier celles opposant l’administration et la justice. Ils posent, dans la continuité de cette dernière remarque, la question des garanties qu’offraient la justice : les juridictions judiciaires respectaient-elles réellement davantage les droits des sujets et des citoyens que l’administration ?

14Ce dossier pallie également un manque en expérimentant une approche plus globale de l’identité et du parcours des magistrats coloniaux. L’article de Jean-Claude Farcy – qui s’appuie sur des données issues de « l’annuaire rétrospectif de la magistrature (xixe-xxe siècles »11 qu’il a réalisé avec Rosine Fry – offre un portrait affiné du magistrat ultramarin et conduit à nuancer, voire à remettre en cause partiellement, l’historiographie existante12.

15Enfin, Silvia Falconieri ouvre plus directement la voie de l’interdisciplinarité en extrayant les juristes coloniaux (et non plus uniquement les magistrats) de leur univers mental traditionnel. Elle met ainsi en évidence les liens qu’ils peuvent avoir avec des spécialistes d’autres disciplines, comme l’anthropologie, et cherche à déterminer l’influence de ces savoirs sur le fond du droit.

16Toutefois, cet enrichissement réel des chantiers de l’histoire du droit colonial ne saurait nous faire oublier tout ce qu’il reste encore à réaliser : les nouvelles générations de chercheurs doivent s’y atteler en tenant compte des impératifs de dialogue avec les autres sciences sociales, d’utilisation de nouvelles sources, mais également d’ouverture vers les périodes les plus contemporaines, vers des chercheurs des pays devenus indépendants et vers un réel comparatisme avec les autres modèles européens, voire mondiaux.

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Notes

1 Nous ne citons ici que ceux pour qui l’histoire du droit colonial était un axe de recherches à part entière. Nous avons préféré mettre de côté les juristes de la période coloniale ou ceux qui se sont davantage intéressés à l’anthropologie juridique ou à la sociologie juridique.

2 B. Durand, Histoire comparative des institutions : Afrique, monde arabe, Europe, Dakar, Nouvelles éditions africaines, 1983. Il faut également citer l’ouvrage collectif sur la justice coloniale : A. Allott, J.-P. Royer, E. Lamy, P. Saracemo, G. Mangin, J. Vanderlinden, K. M’Baye, Magistrats au temps des colonies, Lille, Centre d’histoire judiciaire, 1988.

3 Se référer notamment à : C. Bontems, « Une technique jurisprudentielle de pénétration du droit matrimonial français en Algérie : l’option de législation », Revue Algérienne (RA), no 4, décembre 1978, p. 37 et s. ; « Sexualité islamique et jurisprudence coloniale en Algérie au xixe siècle », dans J. Poumarède et J.-P. Royer (dir.), Droit, histoire et sexualité, Lille, Université Lille II – L’espace juridique, 1987, p. 389 et s. et « Les tentatives de codification du droit musulman dans l’Algérie coloniale », dans L’enseignement du droit musulman, Paris, CNRS, 1989, p. 113 et s.

4 L.-A. Barrière, Le statut personnel des musulmans d’Algérie de 1834 à 1962, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 1993.

5 Cf., par exemple, A. Chatriot et D. Gosewinkel, « Les traces du colonialisme. L’historiographie en France et en Allemagne », disponible en ligne : https://www.steiner-verlag.de/uploads/tx_crondavtitel/.../9783515096706_p.pdf. Pour les travaux en Italie, on s’appuiera sur les publications de N. Labanca, L. Martone et L. Nuzzo. En Belgique, les travaux sur l’histoire du droit colonial ne sont qu’à leurs balbutiements : N. Tousignant et B. Piret notamment mènent actuellement des recherches sur la justice coloniale dans la zone de l’ancien Congo belge.

6 C.-R. Ageron avait en effet fait exception à cette démarche en intégrant dans son analyse des aspects juridiques. Pour les chercheurs contemporains d’autres disciplines s’intéressant à l’approche juridique, on peut citer de manière non exhaustive : R. Bertrand, L. Blévis, R. Branche, K. Hoffman, I. Merle, A. Noureddine, I. Surun, S. Thénault ou E. Saada. Pour un récent point historiographique de ce qui se fait aujourd’hui plus généralement en histoire coloniale, voir E. Sibeud, « Post-Colonial et Colonial Studies : enjeux et débats », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 2004/5, no 51-4bis, p. 87-95 ; P. Singaravelou, « L’enseignement supérieur colonial. Un état des lieux », Histoire de l’Éducation, no 122, avril-juin 2009, p. 71-92 ; H. Blais, C. Fredj et E. Saada, « Introduction. Un long moment colonial : pour une histoire de l’Algérie au xixe siècle », Revue d’histoire du xixe siècle, 2010, no 41, p. 7-24.

7 Les hommes politiques et l’administration ont également fait l’objet d’une attention particulière. V. par exemple, les travaux d’E. De Mari, E. Gojosso et d’A. Laurin. On citera pour les publications récentes : S. El-Mechat (dir.), Les administrations coloniales (xixe-xxe siècles). Esquisse d’une histoire comparée, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009 ; sous sa direction également : Contributions du séminaire sur les administrations coloniales (2009-2010), IHTP, 2011, disponible sur : https://www.ihtp.cnrs.fr/sites/ihtp/IMG/pdf/Contributions_au_prog-_Ad-_col-_2009-2010.pdf

8 J.-P. Royer, R. Martinage, P. Lecocq, Juges et notables au xixe siècle, Paris, PUF, 1982, p. 235.

9 Projet financé par le GIP « Mision de Recherches Droit et Justice » sous la responsabilité de F. Renucci (coordination scientifique), appuyée par S. Gérard-Loiseau (coordination technique).

10 Projet sous la responsabilité technique de S. Gérard-Loiseau et I. Thiébau, auquel participent S. Falconieri et F. Renucci. Pour suivre l’avancée de ces différents projets : https://colonialcorpus.hypotheses.org

11 https://annuaire-magistrature.fr

12 Dans le même sens, nous nous permettons de faire référence à notre article sur Ernest Zeys : « Le meilleur d’entre-nous ? Ernest Zeys ou le parcours d’un juge de paix en Algérie », dans B. Durand et M. Fabre (dir.), tome VI : Justicia illitterata : aequitate uti ? La conquête de la toison, Lille, CHJ éditeur, 2010, p. 67-85. Disponible en ligne sur : https://halshs.archives-ouvertes.fr/file/index/docid/557527/filename/art.Zeys.pdf

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Pour citer cet article

Référence électronique

Florence Renucci, « Introduction »Clio@Themis [En ligne], 4 | 2011, mis en ligne le 17 juin 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/cliothemis/1341 ; DOI : https://doi.org/10.35562/cliothemis.1341

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Auteur

Florence Renucci

Centre d’Histoire Judiciaire (UMR 8025 CNRS–Lille 2)

florence.renucci@univ-lille2.fr

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