« Libérer la syntaxe russe » : la question de la ponctuation chez A. Solženicyn

DOI : 10.35562/elad-silda.699

Résumés

L’objectif de сet article consiste en l’étude des cas particuliers de la ponctuation non normative dans l’œuvre d’A. Solženicyn. Cette problématique est abordée en deux parties. Premièrement, il s’agit de l’analyse des « règles », qui constituent plutôt de légers décalages de ces dernières, proposées par l’écrivain lui-même dans son essai Quelques réflexions sur la grammaire. En deuxième lieu, il est question des cas de la ponctuation, notamment ceux du tiret, qui ne figurent pas dans l’essai de l’écrivain, mais qui représentent une certaine déviation par rapport à la norme, et qui, par leur fréquence, forment un style auctorial particulier. Les exemples analysés montrent que l’emploi des signes de ponctuation, et plus précisément du tiret, résulte d’une stratégie narrative de l’écrivain. Les signes de ponctuation peuvent accomplir plusieurs fonctions dans les textes de l’auteur en tant que procédés stylistiques.

Целью данной статьи является изучение отдельных случаев авторской пунктуации в творчестве А. Солженицына. Этот вопрос рассматривается c точки зрения двух аспектов. В первую очередь в работе анализируются «правила» пунктуации, предложенные писателем в статье Некоторые грамматические соображения, и которые не всегда соответствуют литературной норме. Во-вторых, в статье исследуются случаи пунктуации, в частности тире, не упоминающиеся в статье писателя, но которые используются автором в его произведениях и представляют собой некоторое отклонение от нормы, и частотностью употребления создают особый авторский стиль. Проанализированные примеры показывают, что использование знаков препинания, и, точнее, тире, является результатом нарративной стратегии писателя. Знаки препинания могут выполнять многочисленные функции в авторском тексте в качестве стилистических приемов.

The objective of this article is to present an exploration of particular cases of the non-normative punctuation in Solženicyn’s literary work. We will consider this question in two parts. First, we will analyze the “rules” of punctuation, proposed by the writer in his essay Some reflexions about the grammar, and which constitute some deviations from the literary norm. Then, we will discuss the cases of punctuation, and especially dashes as they are not mentioned in the writer’s essay, but represent some kind of deviation compared to the norm and, by their frequency, form a specific authorial style. The examples show that the usage of punctuation marks, more specifically of dashes, comes from a narrative strategy. Punctuation marks can fulfil multiple functions in the author’s text as stylistic processes.

Index

Mots-clés

ponctuation, Solženicyn, tiret, style d’auteur

Keywords

punctuation, Solženicyn, dash, author’s style

Ключевые слова

пунктуация, Солженицын, тире, авторский стиль

Plan

Texte

Introduction

Il n’est pas étonnant que la question de la norme et de sa transgression surgisse au niveau de la syntaxe des écrivains et des poètes dans leurs créations littéraires. Il serait alors tout à fait logique qu’il en soit de même pour la ponctuation, qui, d’après Les règles de l’orthographe et de la ponctuation russes [2013 : 174], sert « à séparer les parties du texte écrit [et contribue ainsi à l’organisation syntaxique – V.Z] afin de faciliter sa compréhension ». Pour confirmer l’idée de l’importance de la ponctuation dans l’écriture littéraire, référons-nous à une enquête faite par Nina Catach et Annette Lorenceau [1980 : 88-97] auprès des écrivains contemporains à ce sujet. Il ressort alors d’une des réponses, reçue de la part de Pierre Moustiers, que « la compréhension d’un texte est inséparable de sa ponctuation qui est, en même temps, la respiration de l’écriture ». Il semble, au premier abord, que nous retrouvons dans cette citation une parfaite harmonie de trois fonctions de la ponctuation actuelle : grammaticale (ou syntaxique), sémantique et intonative. Néanmoins, la suite nous présente une condamnation ferme du dernier de ces principes : « Une respiration anarchique aboutit à l’asphyxie. Se référer à l’oral est une tentation infantile ». Cette opinion, ne serait-elle pas encore plus surprenante si on l’insérait dans le contexte historique où, initialement, la ponctuation a été inventée justement en tant que marqueur de reprise de souffle dans la lecture à haute voix ?1 Alors, bien qu’aujourd’hui pour le choix de la ponctuation en langue russe, la fonction grammaticale occupe une place dominante, souvent associée à la valeur sémantique, l’intonation reste inséparable de ces deux principes, même si parfois elle est mise à l’écart par rapport à eux [Valgina 2004]. La question devient encore plus intéressante quand un écrivain, étudiant de près l’évolution de la ponctuation, décide de prendre le relais des linguistes et d’entreprendre sa propre « réforme » de celle-ci. Tel est le cas d’Aleksandr Solženicyn.

Selon Solženicyn [1997 : 524-539], l’organisation défectueuse du système de la langue russe provoque la mauvaise compréhension de certains mots et complique la lecture rapide. L’écrivain fait allusion avant tout à la réforme de l’orthographe de 1918 (il cite, par exemple, la suppression de la lettre « ѣ » et ses conséquences), mais aussi à la réforme de l’orthographe et de la ponctuation datée de 1956 ainsi qu’au projet de réforme en 1964. Ayant des motivations non seulement linguistiques et littéraires, mais également politiques, Solženicyn expose ses raisons et met en place quelques « règles » qui doivent aider la langue russe à recouvrer sa « russité », nivelée, d’après lui, par le nouveau pouvoir. Dans son deuxième essai théorique sur la langue, Quelques réflexions sur la grammaire [1977-1982], Solženicyn structure mieux ses idées sur une éventuelle réforme linguistique, dont plusieurs règles de ponctuation décrites cas par cas.

Dans cet article nous proposons d’étudier la question de la ponctuation de Solženicyn en deux temps. Premièrement, nous analyserons brièvement les « règles », ou plutôt de légers décalages de ces dernières, proposées par l’écrivain dans son essai. Notre attention sera principalement portée sur des exemples auxquels Solženicyn ajoute des explications supplémentaires. Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons aux cas de ponctuation qui ne figurent pas dans l’essai mentionné précédemment, mais qui représentent une certaine déviation par rapport à la norme, et qui, par leur fréquence, forment un style auctorial particulier. Cela nous permettra de voir si c’est toujours la prépondérance de l’intonation qui guide l’écrivain dans ses choix.

1. « Règles » de ponctuation entreprises par l’écrivain

1.1. Sources d’inspiration

Dans son essai, Solženicyn déplore une grande quantité de virgules imposée par les normes de la grammaire russe. L’écrivain est persuadé que, dans la syntaxe, le rôle principal appartient à l’intonation. Ainsi il essaie de rapprocher la langue écrite de l’oral. Selon Solženicyn [1997 : 535], les virgules doivent servir à mettre en relief le rythme et l’intonation de la phrase :

Запятые должны служить интонациям и ритму (индивидуальным интонациям фраз и персонажей), помогать их выявлять — а не быть мёртво-привязанными для всех интонаций и всех ритмов. Для синтаксиса интонация должна быть ведущей. Я считаю нужным следить, чтоб не происходило такого резкого отрыва письменной речи от гибкой устной.

Les virgules doivent servir les intonations et le rythme (les intonations individuelles des énoncés et des personnages), elles doivent aider à les mettre en évidence et non pas être un lien sans vie pour toutes les intonations et tous les rythmes. Dans la syntaxe c’est l’intonation qui doit guider. Je crois qu’il faut veiller à ce qu’un décalage brusque ne se produise pas entre l’écrit et la souplesse de la langue orale.2

Cet attachement à la vivacité de l’oral tire, sans doute, son inspiration des idées de A. M. Peškovskij et de son successeur L. V. Šcerba. Chez Peškovskij [1959 : 30] nous retrouvons la même idée sur les rapports entre l’écrit et l’oral :

Воссоединение письменной верхушки языкового древа с его живыми устными корнями всегда животворит, а отсечение всегда мертвит.

La réunification entre la cime écrite de l’arbre de la langue et ses racines orales est toujours vivifiante, la coupure entre les deux est toujours mortifère.

Peškovskij [1959 : 19] oppose au principe grammatical (syntaxique) la prédominance du rythme et de l’intonation pour le choix de la ponctuation : « […] знаки препинания отражают, в огромном большинстве случаев, не грамматическое, а декламационно-психологическое расчленение речи. » / « […] les signes de ponctuation ne reflètent pas, dans l’énorme majorité des cas, la structuration grammaticale des mots, mais la structuration psychologico-déclamative ». Dans ses propos, le signe du point final de l’énoncé n’est pas dépendant du principe grammatical, autrement dit syntaxique d’après Peškovskij, mais il est régi par l’aspect prosodique, derrière lequel se trouve l’intention du locuteur (« Сейчас на Московской купил для вас цветных карандашей. И вот этот ножичек... » A. Чехов / « Maintenant sur Moskovskaja j’ai acheté pour vous des crayons en couleur. Et ce petit couteau-là… », A. Čexov)3. Ainsi, selon Peškovskij [1959 : 20], le rythme et l’intonation jouent le rôle du seul connecteur objectif possible entre l’intention de celui qui écrit et la compréhension du lecteur. Contrairement à tous les signes de ponctuation, seule la virgule est reconnue comme appartenant au plan aussi bien phonétique que grammatical. Peškovskij remarque que, dans certains cas, l’emploi des virgules « muettes », c’est-à-dire, qui n’ont pas leur distinction pausale à l’oral, mais sont introduites par les règles syntaxiques, aurait pu être facultatif.

1.2. La mise en place des « règles » par l’écrivain

Dans l’essai de Solženicyn la question de la ponctuation est aussi traitée essentiellement à travers le rapport concernant les virgules. La solution proposée par Solženicyn consiste à « libérer » la phrase, « libérer » sa syntaxe, surchargée de virgules afin de faciliter la lecture et d’en accélérer le rythme. Dans son essai théorique, Solženicyn expose son choix pour la virgule qui, cependant, coïncide, de temps à autre, parfaitement avec les règles de la ponctuation. Pour chaque tournure, l’écrivain choisit les cas qui lui semblent justes, indépendamment du fait qu’ils soient établis ou pas par la règle. Ses propositions concernent les tournures comparatives avec la conjonction kak (comme), surtout quand la comparaison est courte :

всеобщей амнистии боялись они как моровой язвы

A. Solženicyn [1997 : 536] explique :

Eсли поставить запятую — будет ударение на «боялись», потом пауза и сравнение произносится новым духом; без запятой — сплошное прочтение и ударение на «моровой язве».

Si l’on met une virgule, l’accent sera sur le verbe « bojalis’ », ensuite il y aura une pause et l’on prononce la comparaison avec un nouveau souffle ; sans virgule, on lit tout d’une haleine et l’accent est sur « morovoj jazvе ».

Cependant, dans certains contextes de ses œuvres, nous retrouvons le renforcement de la pause :

Домик ― как игрушка, разве это сельская изба?
Сердечная болезнь ― как сиденье в камере смертников.

Ici l’emploi du tiret ne respecte pas les normes de la ponctuation actuelle, contrairement à celui qui est proposé par l’écrivain. Aucun signe de ponctuation n’est nécessaire quand la tournure comparative représente un prédicat. Dans ces deux cas, le tiret ajoute un accent logique4 sur ce dernier.

Ensuite nous lisons chez Solženicyn que l’allègement des virgules devant les conjonctions de subordination introduisant des complétives telles que čto et kak et, même devant et après les gérondifs, contribue à la volubilité intonative :

и покуривая смотрел, прищурившись
(возможен симметричный вариант:
и, покуривая, смотрел прищурившись);

Cet exemple proposé par l’écrivain dans deux variantes ne fait que confirmer, presqu’à la lettre, la règle établie en 1956 dans les Règles de l’orthographe et de la ponctuation russes [1957 : 90], où le gérondif contigu au prédicat s’approchant sémantiquement d’un adverbe n’est pas séparé par des virgules :

До двух часов занятия должны были идти не прерываясь. (Л. Толстой)

La position de Solženicyn est alors contradictoire, car la variation de la place des virgules est régie avant tout par le contenu sémantique que l’auteur veut apporter à son texte. Cela dépend sur quel élément l’écrivain fait un accent logique : dans le premier cas – sur la façon de regarder, dans le second – sur l’action de fumer qui accompagne le regard.

Dans le sillage de L. V. Šcerba qui développe les idées de Peškovskij, Solženicyn attire l’attention sur les adverbes ou « mots d’introduction » ― vvodnye slova, comme « vo-pervyx », « vo-vtoryx », « naprimer », « konečno ». Bien que la virgule soit ici obligatoire, L. Šcerba [1935 : 366-370] ne trouve pas de justifications sémantique ou intonative à ce phénomène. Solženicyn, à son tour, propose de ne pas encadrer ces adverbes de virgules, au moins d’un côté :

да может быть я давно-давно об этом думаю (интонация слитно-настоятельная).

Dans ce cas, l’écrivain souligne les caractéristiques assez individuelles de la phrase : l’intonation contractée et insistante.

Pourtant, Solženicyn ne préconise pas seulement la suppression des virgules ; l’intonation peut également les imposer là où les règles de ponctuation ne les prévoient pas. Par exemple, devant la conjonction i qui précède le dernier vocable d’une énumération.

на увечье, на смерть, и без надежды на возврат

Ainsi, les virgules ralentissent le lecteur et contribuent à l’accentuation intonative. L’intonation devient une marque qui garantit des relations plus étroites entre l’écrit et l’oral. Pourtant, déjà Šcerba évoque l’idée de la dépendance du principe intonatif du sens et de la structure de la phrase. Il est difficile d’admettre que l’intonation puisse être la principale fonction pour la ponctuation car celle-ci « sert avant tout à faire saisir toutes les nuances de la pensée d’un auteur et éviter ainsi de fâcheuses équivoques », comme l’indique le nouveau Code typographique5. Sur ce point-là, nous adapterons des théories proposées par le contemporain de Solženicyn, A. B. Šapiro [1955], et la spécialiste de ponctuation de nos jours, N. S. Valgina [2004]. Les deux se rejoignent sur une symbiose équilibrée de toutes les trois fonctions de la ponctuation : grammaticale, sémantique et intonative. C’est pour cela que certains propos de Solženicyn nous paraissent contradictoires (par exemple, le cas des gérondifs), car ils mettent en avant l’assurance d’une meilleure compréhension des nuances sémantiques. Nous aurons alors la tendance d’affirmer que, malgré tout, « ses règles » reflètent parfois le rôle subalterne de l’intonation au profit du sens.

Pourquoi rehausser à ce point le rôle de l’intonation ? Pourquoi concevoir ce programme prescrivant « d’écrire comme on parle », ou peu s’en faut ? Sans doute s’agit-il d’une tentative de préserver la culture russe à travers la langue, pour empêcher la stagnation de celle-ci, de la protéger contre les normes sclérosantes ; l’oralité devait protéger le russe contre la syntaxe rigoureuse des éditoriaux de la Pravda ou d’autres textes réglementaires6.

Comme nous avons pu le constater, « ses règles » concernent principalement l’emploi des virgules, qui est le signe probablement le moins souple de la ponctuation russe. Mais quelle est la situation dans sa prose quant à de tels signes, qui permettent un peu plus de flottements d’utilisation comme, par exemple, le deux-points, le tiret, ou les parenthèses ?

2. Flottement de la norme

Nous avons comparé deux périodes de la carrière littéraire de Solženicyn : les années 1960, les récits dans lesquels l’écrivain, pour la première fois, met en place ses principes et les récits des années 1990, l’aboutissement de son œuvre. Le récit a été choisi pour l’homogénéité de genre étudié et sa diversité thématique. Les résultats se sont avérés assez intéressants.

Pratiquement, le redoublement d’emploi du tiret, compte tenu de la quantité moindre de vocables, indique un vrai intérêt de l’écrivain envers ce signe-là. Nous proposons alors de nous arrêter principalement sur le tiret dans le cadre de cet article.

Bien évidemment, nous ne pouvons pas analyser la ponctuation, et surtout non normative, en dehors du contexte général de chaque œuvre. Ainsi, chaque signe est un résultat délibéré de la stratégie narrative de l’écrivain. Il peut imposer un certain rythme, apporter des nuances sémantiques, indiquer une gradation de différentes formes de discours. N. Valgina [2004 : 236-237] remarque qu’un intérêt particulier envers le tiret non normatif peut être expliqué par la polyvalence de ce signe. Il est capable de matérialiser graphiquement toutes les intentions narratives de l’auteur. Or, d’après la linguiste, cette multifonctionnalité du tiret mène parfois à une imprécision des sens concrets. Mais, en même temps, c’est justement cette qualité qui permet aux différents auteurs de l’utiliser à leur guise. Le tiret peut marquer :

2.1. Le silence

En faisant revenir le tiret dans la langue russe, ce n’est pas pour rien que Barsov, l’appelle « silence » (molčanka)7. Pour lui : « le silence interrompt le discours commencé, soit définitivement, soit pour un bref instant, pour exprimer une passion violente, ou encore pour préparer le lecteur à quelque mot ou action extraordinaire, ou inattendu, dans la suite »8.

Parmi les emplois non normatifs des tirets chez Solženicyn nous pouvons trouver des tirets après les conjonctions, les adverbes, les particules au début de la phrase où la pause est difficile ou impossible. Le tiret devient alors porteur d’une émotion ou d’une réflexion, cachées derrière le silence. Pour confirmer l’importance de ce type de tiret référons-nous aux manuscrits de l’écrivain, publiés dans un recueil réalisé suite à l’exposition organisée à l’occasion du 95e anniversaire de la naissance de A. Solženicyn9.

À titre d’exemple prenons une illustration du manuscrit qui représente un extrait du récit Na krajax, après être corrigé par l’écrivain lui-même. Cette partie du récit décrit le processus de l’écriture des mémoires du maréchal Žukov. Le texte abonde en tirets. Nous pouvons supposer que leur rôle ici consiste à souligner les moments de pause entre les réflexions et la remémoration du personnage.

L’écrivain remplace exprès les phrases écrites initialement par des tirets : un tel tableau prosodique produit un effet de longue pause à l’origine d’un souvenir ou d’une hésitation mais qui supposent une progression logique. Nous pouvons suggérer que cette fonction du tiret chez Solženicyn a son origine dans la définition du tiret de Vl. Dal’ [1882 : 406, traduit du russe par J. Breuillard], dont Solženicyn s’est beaucoup inspiré : « […] trait (–) indiquant que l’écrivain s’est comme arrêté pour réfléchir, ou demande que le lecteur devine, complète ce qui est omis ».

Prenons maintenant un autre fragment du récit Na krajax et essayons de comprendre ce phénomène du point de vue linguistique.

Считается, что с семидесяти лет вполне уместно и прилично писать мемуары. А вот досталось: начал и на семь лет раньше. […] Но – работища же какая невыволочная! От одного перебора воспоминаний разомлеешь. Какие промахи допустил – бередят сердце и теперь. Но – и чем гордишься. […] Можно такое написать, что и дальше погоришь, потеряешь и последний покой. И эту расчудесную дачу на берегу Москва-реки. Какой тут вид! С высокого берега, и рядом – красавицы сосны, взлётные стволы, есть и лет по двести. Отсюда – спуск, дорожка песчаная, с присыпом игл. И – спокойный изгиб голубоватого течения. Оно – чистое тут, после рублёвского водохранилища, заповедника. И если гребёт лодка – знаешь, что – кто-то из своих, или сосед. [Solženicyn 2006 : 306-307].

On estime qu’à l’âge de soixante-dix ans il est parfaitement loisible et convenable d’écrire ses mémoires. Bon, eh bien, lui, c’est sept années plutôt qu’il avait commencé. […] Mais un boulot à ne pas s’en dépatouiller ! Rien que de passer en revue tous ses souvenirs, il y a de quoi tomber en faiblesse. Des bévues, le cœur en saigne encore. Mais aussi des motifs de fierté. […] On risque d’écrire des choses qui, plus tard, vous feraient capoter, perdre ce qui vous reste de tranquillité. Ainsi cette formidable datcha au bord de la Moskova. Quelle vue ! On est sur la rive élevée, avec pour voisins des pins superbes, certains ont dans les cent ans. On descend par un chemin sablonneux, tapissé d’aiguilles. Et c’est le coude paisible du courant bleuâtre. Pur ici, après le lac-réservoir du Roubliovo, territoire protégé. Et s’il vient à passer une barque, tu sais que c’est quelqu’un du coin ou l’un des tiens. [Solženicyn 2012 : 329. Trad. José Johannet]

Si nous affirmons qu’une telle pause, provoquée par le tiret, se trouve à l’origine d’une réflexion ou d’une remémoration du personnage, il serait alors logique de supposer qu’à ces moments les énoncés ne sont pas construits de manière linéaire. C’est-à-dire qu’ils ne sont pas toujours accentués sur le dernier terme et ne s'enchaînent pas les uns aux autres, reproduisant « fidèlement la succession des étapes d'un raisonnement logique », d’après l’expression de Ch. Bonnot & I. Fougeron [1983 : 625].

En effet, analysant l’exemple donné, il convient de remarquer que l’accent, dans la partie introduite après le tiret, n’est pas toujours sur le terme final. Sans entrer dans le détail de la question prosodique, nous appellerons ce phénomène « l’accent logique », au sens dans lequel nous l’avions évoqué au début de l’article. Observons maintenant son apparition dans notre exemple. Au lieu de construire une phrase plus « classique », où le dernier terme accentué aurait été tečenija :

Отсюда – спуск, дорожка песчаная, с присыпом игл, и спокойный изгиб голубоватого течения.

Solženicyn la coupe et introduit encore un tiret après « и » :

Отсюда – спуск, дорожка песчаная, с присыпом игл. И – спокойный изгиб голубоватого течения.

Cette solution, choisie par l’écrivain, fait de nouveau porter l’accent supplémentaire sur la deuxième séquence du second énoncé (notamment sur spokojnij izgib). Nous remarquerons le même moyen de procéder avec le pronom ono et čistoe où l’adjectif prédicatif est accentué (Оно – чистое тут) et n’est pas dans la position neutre avec l’accent sur le terme final dans laquelle il aurait pu être : Оно тут чистое. Très prudemment, nous pouvons faire l’hypothèse que c’est cette succession des énoncés à l’accent logique introduit par le tiret qui interrompt la narration linéaire, et nous indique le passage d’un registre à l’autre dans les séquences après le tiret. Le narrateur ne décrit pas la situation qui se passe sous ses yeux, il a régulièrement recours à la reconstruction, et effectue les retours en arrière dans ses pensées / souvenirs. Sur ce point-là nous reprenons une supposition de R. Roudet [2017 : 313] faite au sujet de l’emploi des tirets chez Trifonov : « la rupture intonative marquée par le tiret correspond à un changement de registre, au passage d’un narrateur pris dans le flux temporel du récit à un narrateur en position décrochée ». Voici un exemple de rupture chez Trifonov, cité dans l’article de R. Roudet [2017 : 312] :

И тогда, в феврале – почему-то запомнилось до последнего слова, – началось с невиннейшего, с подводных толчков. А запомнилось потому, что – последний раз Лена в гостях у матери. С тех пор никогда. Уже лет пять ни разу. (Обмен)

Néanmoins, cette explication ne peut pas être entièrement appliquée à l’exemple tiré de chez Solženicyn. Si nous prêtons à présent attention à la possibilité de l’alternance des formes temporelles, comme c’est le cas chez Trifonov, nous verrons que ce procédé n’est pas courant chez Solženicyn et, dans l’exemple donné, ne représente pas la déviation de la norme (dans la juxtaposée le tiret sépare les propositions indiquant cause / conséquence) :

Какие промахи допустил – бередят сердце и теперь.

Cependant, il nous paraît intéressant de noter que c’est surtout l’emploi du tiret après les conjonctions de coordination telles que no, a, i, se trouvant en position initiale, c’est-à-dire au tout début de l’énoncé, qui marque le style particulier de Solženicyn. Ceci est confirmé dans l’exemple cité ainsi que dans la majorité de ses œuvres.

Но – работища же какая невыволочная! От одного перебора воспоминаний разомлеешь. Какие промахи допустил – бередят сердце и теперь. Но – и чем гордишься.

Voici encore un exemple de ce type :

Раны ― они постепенно затянутся. Время, время. Жизнь – как-то и наладится, совсем по-новому?
А – изныли мы все, изныли.
Доехали.
[Solženicyn 2006 : 293]
  Les blessures se cicatriseront peu à peu : le temps, le temps. Et la vie finira par se rétablir, une vie toute nouvelle ?
Car tous sont à bout, à bout de malheur.
Ils arrivèrent.
[Solženicyn 2012 : 65. Trad. Geneviève et José Johannet]

Dans la position initiale, ces coordonnants accomplissent ici une fonction de connecteurs textuels. Dans le livre Semantika konnektorov : kontrastivnoe issledovanie, Anna Zaliznjak & Irina Mikaèljan [2018 : 44] expliquent que, par exemple, le connecteur a, dans la position initiale, peut jouer ce rôle, quand la narration représente une imitation du langage parlé. Placée en tête de phrase, la conjonction no, ayant une valeur adversative, est caractéristique, d’après E. Uryson [2006 : 23], du dialogue, où elle marque le début d’une réplique. Cela correspond aux exemples cités de Solženicyn où la narration correspond aux critères du monologue intérieur, qui prévoit justement la présence d’un interlocuteur, et dans lequel, selon O. Artyushkina [2010 : 104], « il y a un « je » et « un autre je », à qui s’adresse le discours ». Le tiret mis après les connecteurs renforce la rupture intonative et perturbe ainsi la narration linéaire en permettant de signaler le passage d’une idée à une autre (adverse dans les cas cités) dans la réflexion de narrateur, où il semble prendre la position un peu détachée de la première partie. Du point de vue narratif, nous pouvons supposer que le tiret contribue à la reconstruction des bribes de ses pensées en respectant les mécanismes du processus mental.

Nous pouvons alors ajouter que le rôle de l’accent qui s’introduit après le tiret n’est pas anodin car cette mise en relief accentuelle peut être marqueur de l’alternance de différentes formes du discours narratif. Ainsi, nous retrouvons l’importance de l’intonation, dont il est question dans l’essai théorique de Solženicyn, étudié au début de l’article, et notamment son intérêt du point de vue de la transmission des nuances discursives. Nous rejoignons à ce propos l’avis de Jean Breuillard [1992 : 514-515] qui remarque que :

[Le tiret] ne relève pas de l'ordre respiratoire imposé par la physiologie ou de la syntaxe imposée par la logique. Il n'est pas une catégorie de la langue, mais ressortit au discours. […] le tiret manifeste dans tous les cas une relance de la parole, il affirme la logique du discours contre la logique de la syntaxe. […] le tiret n'a pas pour fonction de « signaler » un développement illogique de la pensée (interprétation par la « surprise » causée à un archilecteur idéal), mais au contraire de poser un lien logique : il affirme une cohérence. Il est la trace d'une prise en compte des opérations mentales ou affectives du lecteur, dont il contredit, ou redresse, les conclusions.

Un autre type de silence peut apparaître dans le contexte carcéral. Le non-dit, la parole retenue ou volontairement cachée se reflètent graphiquement dans le texte.

Отсюда – никто не выходит оправданный.
[…]Воздвиженский стиснул голову:
– Но этого – я не могу!!
Коноплёв качал головой. Да просто – не верил:
– Значит – в лагеря? […] И может быть – конфискация имущества, квартиры.
[Solženicyn 2006 : 343]
  « Personne ne peut être simplement remis en liberté. »
[…] Vozdvijenski se prit la tête à deux mains :
« Mais j e n e p e u x p a s f a i r e ç a !! »
Konopliov branlait du chef. Ce refus, il n’y croyait pas, tout simplement.
« Ce sera donc le camp ? […] Peut-être y aura-t-il également confiscation de vos biens, de votre appartement. »
[Solženicyn 2012 : 86-88 . trad. Geneviève et José Johannet]

Les mots (adverbe, pronom, mot d’introduction) mis en valeur par l’intonation, par l’accent logique, ne sont pas déchiffrés dans le texte, mais sous-entendent néanmoins leur compréhension parfaite par tous les personnages. Il est interdit de formuler le sens caché, ou même inutile. Pour produire un tel effet, Solženicyn recourt parfois à un autre procédé graphique – l’italique :

Хоть отец и был начальник цеха, но не брал ничего никогда сверх, и никого к тому не допускал. [Solženicyn 2006 : 405]
  Le père avait beau être chef d’atelier, il ne prenait jamais rien en plus de son dû et n’autorisait personne à le faire. [Solženicyn 2012 : 257. Trad. Lucile Nivat]

Graphiquement marqué, le vocable peut être compris en deux sens : « voler » ou dans le sens figuré, actualisé par l’italique, au sens de l’expression employée ici sous forme tronquée avec le verbe « brat’ », « brat’ vzjatku » (toucher un pot-de-vin).

2.2. La rupture

Le tiret peut également réaliser une fonction disjonctive, même à travers l’effet visuel, ou une introduction d’une information inattendue :

А Дмитрию Аниcимовичу стало ясно как при температуре Абсолютного Ноля, минус 273: Электроника наша – кончилась. […] Наша высокая военная техника начнёт рушиться, рушиться – а потом никто её не восстановит и за десятки лет. А ведь реформа Гайдара – Ельцина – Чубайса – гениально верна! Без горбачёвской половинчатости: надо разрушить всё – и всё – и всё – до конца! И только когда-нибудь потом, уже не нами, Карфаген будет восстановлен, и уже совсем не по нашему ладу. [Solženicyn 2006 : 419]

Pour Dmitri Anissimovitch, il était cependant évident, aussi évident que la température du Zéro absolu est de – 273°C, que notre électronique est finie. […] Notre haute technologie de guerre allait s’effondrer sans retour – et personne ensuite ne pourrait la remettre sur pied, y compris même en plusieurs décennies. Au demeurant, la réforme Gaïdar-Eltsine-Tchoubaïs, elle, était géniale ! Sans ce côté « demi-mesure » de Gorbatchev : tout devait être détruit, tout de fond en comble ! Et, plus tard, dans un avenir indéterminé, Carthage serait reconstruite, mais pas par nous, et pas du tout à notre façon. [Solženicyn 2012 : 278. Trad. Lucile Nivat]

Nous reviendrons sur l’analyse de la première partie de cet extrait un peu plus loin, concentrons-nous sur la seconde. Dans les deux premières phrases, le tiret aide visuellement à construire deux chaînes parallèles, où la deuxième est la concrétisation de la première. La première phrase ne transgresse pas la règle dans l’emploi des noms propres : la réforme de Gajdar-El’cin-Čubajs. En revanche, la séparation par un tiret entre le sujet (reforma) et le prédicat avec l’attribut adjectival (verna) accompagné d’adverbe peut éventuellement faire porter un accent sur l’adverbe émotionnellement coloré qui précède le prédicat. Sur le plan prosodique, le point d’exclamation signale un affect d’agrément de la part de l’énonciateur, qui est dans ce cas le personnage et pas le narrateur. La particule ved’ sert également d’indice que l’énoncé appartient au héros. La seconde phrase donne l’image d’une totalité absolue en faisant lien entre la répétition du complément d’objet direct vsё (qui sémantiquement indique déjà l’ensemble) et le complément circonstanciel de manière do konca, qui forment ainsi un bloc (tout – jusqu’au bout). Les vocables monosyllabiques vsё séparés par des tirets donnent l’impression de coupures rythmiques en mettant en valeur le sens de destruction du verbe perfectif razrušit’. Ainsi, nous pouvons observer que le tiret peut renforcer l’idée de l’écrivain à travers des effets rythmique et visuel mais aussi l’organisation intonative signale la présence d’une voix autre que celle du narrateur dans le texte.

2.3 Le tiret et la polyphonie chez Solženicyn

Le style de narration chez Solženicyn est assez complexe. Lui-même, dans plusieurs publications et interviews, nomme sa prose polyphonique. Citons à ce propos l’exemple tiré de M. Šneerson [1984 : 192-193] : « Chaque personnage devient protagoniste quand l’action le concerne directement. Dans ce cas, l’auteur peut être responsable même de trente-cinq personnages. Il ne donne de préférence à personne ». Mais la polyphonie de Solženicyn est différente de celle que Baxtin attribue à Dostoevskij. D’après J.-P. Sémon [1987 : 513-514] : « [la polyphonie] ne juxtapose pas des discours mais des flux de conscience glissant sur un écheveau de pensées compact ou dévidé. […] L’auteur se fond dans la psyché de l’un ou de l’autre de ses personnages quand il n’occupe pas la position plus traditionnelle du diseur impassible et omniscient ». Néanmoins, pour J.-P. Sémon [1987 : 518], la position masquée du narrateur ne signifie pas que la parole appartient au personnage car, comme le reprend O. Artyushkina [2010 : 115], « dans le flux de conscience, le flux de pensées est toujours saisi avant que l’expérient ne s’engage dans le discours et ne devienne donc énonciateur effectif ». C’est la présence du point d’exclamation (tantôt unique, tantôt doublé ou même triplé) dans un texte qui n’a pas vocation à faire une transcription directe d’un discours oral, plus précisément dans l’œuvre de Solženicyn, Lenin v Cjurixe, qui lui permet de voir ce signe comme « un procédé littéraire graphique ». J.-P. Sémon [1983 : 510] affirme ainsi qu’il s’agit d’un seul écart, graphiquement introduit, par rapport à la neutralité affective au sein d’une pensée « si bien organisée linéairement, si bien formulée qu'elle peut sans peine ni transformation notable franchir les bornes du silence pour se réaliser sous forme de soliloque ou de monologue adressé à un auditoire ». Donc, le linguiste en conclut que la majorité des énoncés qui décrivent les pensées d’un personnage sont ceux du narrateur (nous pouvons le déduire grâce à l’organisation structurée et son caractère linéaire) mais néanmoins ils sont accompagnés des affects, points d’exclamation, appartenant au personnage10.

L’analyse du rôle des ponts d’exclamation est intéressante, notamment dans le cadre de l’œuvre étudiée par Sémon, Lenin v Cjurixe, où le personnage effectue un voyage intérieur. Le cas du tiret est différent compte tenu de la polyvalence de ce signe. Ainsi, là où il joue le rôle d’affect de personnage, les passages d’un registre à l’autre, des changements de discours sont exprimés de manière plus évidente et souvent affirmés par d’autres marqueurs. Le cas du tiret expressif, analysé précédemment, nous fait pencher à la première lecture en faveur d’un discours indirect libre. L’absence de sujet grammatical ja contribue à cette idée. Mais une fois mis dans le co-texte plus large, les rapports entre le narrateur et le personnage s’éclaircissent : il s’agit alors d’un discours direct libre où les paroles du personnage sont transmises comme au discours direct, mais les frontières entre discours citant et cité sont plus floues. Notamment, nous ne retrouvons qu’une trace typographique : deux-points.

А Дмитрию Аниcимовичу стало ясно как при температуре Абсолютного Ноля, минус 273: Электроника наша – кончилась. […] Наша высокая военная техника начнёт рушиться, рушиться – а потом никто её не восстановит и за десятки лет. А ведь реформа Гайдара – Ельцина – Чубайса – гениально верна! Без горбачёвской половинчатости: надо разрушить всё – и всё – и всё – до конца! [Solženicyn 2006 : 419]

Pour Dmitri Anissimovitch, il était cependant évident, aussi évident que la température du Zéro absolu est de – 273°C, que notre électronique est finie. […] Notre haute technologie de guerre allait s’effondrer sans retour – et personne ensuite ne pourrait la remettre sur pied, y compris même en plusieurs décennies. Au demeurant, la réforme Gaïdar-Eltsine-Tchoubaïs, elle, était géniale ! Sans ce côté « demi-mesure » de Gorbatchev : tout devrait être détruit, tout de fond en comble ! Et, plus tard, dans un avenir indéterminé, Carthage serait reconstruite, mais pas par nous, et pas du tout à notre façon. [Solženicyn 2012 : 278. Trad. Lucile Nivat]

Le deux-points, en tant que marquage typographique, signale de manière flagrante la rupture avec les paroles du narrateur et celles du personnage. Nous observons cela à travers des changements de marqueurs déictiques (Dmitrij Anisimovič – 3e personne / Naša (collectif) – 1re personne), lexicaux (particule ved’) et prosodiques / typographiques (dont justement le tiret et le point d’exclamation) ainsi que l’apparition d’une majuscule après le deux-points. Le décalage énonciatif est aussi observable au niveau de la syntaxe : apparition d’ellipses ou de répétitions.

Ainsi, nous pouvons dire que dans les récits de Solženicyn un tel procédé graphique, comme le tiret, aide non seulement à instaurer un rythme particulier de la narration, mais aussi sert de marqueur important permettant de distinguer différentes formes de discours. Nous rejoignons les remarques faites, à juste titre, par O. Artyushkina [2010 : 393] à ce propos : « le tiret attire l’attention du lecteur sur les particularités de prononciation de l’énonciateur dont les propos sont représentés ou, encore, ils représentent une attitude de l’énonciateur citant les paroles d’autrui ». Il en résulte que « le tiret signale l’intrusion de la voix d’autrui dans le récit ».

2.4 Les cas de deux états opposés

Au passage, relevons dans l’exemple cité ci-dessus un autre emploi intéressant du tiret : entre le sujet et le prédicat verbal. Cet emploi n’est pas prévu non plus par les règles :

Электроника наша – кончилась [Solženicyn 2006 : 419]

Ce cas n’est pas rare dans la prose de Solženicyn :

[…] Филарет ― умер. [Solženicyn 2006 : 254]
Страна – задыхается. [Solženicyn 2006 : 387]
Всё, всё ― провалилось куда-то. [Solženicyn 2006 : 355]
Волосы – выпадали […]. [Solženicyn 2006 : 416]
Мир – замолк и замкнулся. [Solženicyn 2006 : 307]
A день – у всех пропал. [Solženicyn 2006 : 318]

On peut penser qu’il s’agit de nouveau de l’accent que l’écrivain veut faire porter sur les deux mots. Ceci est vrai, mais penchons-nous sur l’aspect sémantique. À notre avis, toutes les phrases indiquent un passage d’un état à l’autre. L’état obtenu, toujours plus ou moins négatif, reflète l’idée de la disparition ou de l’aggravation. Prenons le premier exemple de la liste mentionnée ci-dessus. Nous ne rentrons pas dans le débat sur la perception de la mort. Dans l’histoire du récit, une jeune femme reçoit une lettre lui annonçant la mort de son grand-père. Si nous suivons notre logique, en introduisant une telle construction, l’auteur suppose que cette nouvelle provoquera de tristes émotions. Notre hypothèse peut être confirmée par un contexte plus large :

А от тёти Фроси пришло письмо, что отец Филарет – умер.
(Прямо в письме нельзя, а ясно, что – там.)
А: уже как-то и – не больно?
Неужели?
Прошлое. Всё, всё – провалилось куда-то.
[Solženicyn 2006 : 254-255]
  Puis une lettre arriva de tante Frossia, disant que le père Philarète était mort. (Impossible de le préciser dans la lettre, mais il était clair que c’était là-bas.)
Eh bien, d’une certaine façon, cela ne lui fit pas mal !!
Se pouvait-il ?
C’était passé. Tout entier, quelque part, englouti.
[Solženicyn 2012 : 104. Trad. Geneviève et José Johannet]

L’emploi assez atypique de la conjonction adversative a au début de la phrase, suivie de deux points, introduit les paroles du personnage (qui représente dans ce cas le flux de conscience). La conjonction de coordination renvoie notre pensée à quelque chose de précédent. Notamment la conjonction a sous-entend l’opposition et ne peut être employée sans le premier élément. Citons à ce propos Ch. Bracquenier [2007 : 265-280] :

A provoque un arrêt de la progression, il n’assure pas la continuité sur la même ligne pour le second élément par rapport au premier, c’est au contraire, le départ d’une nouvelle ligne, il y a rupture. Pour que a puisse être employé, il faut DEUX oppositions, deux éléments exclusifs l’un de l’autre.

Revenons à notre exemple. Logiquement, si le deuxième élément reflète l’idée de « ne fait plus mal », le premier doit comporter « ce qui fait mal », ici « l’annonce de la mort ». Notre idée de départ est ainsi confirmée. Il est intéressant ici de souligner le parallèle qui s’instaure avec le même phénomène à la fin de la citation. Si nous respectons une logique similaire, Filaret serait associé aux mots Prošloe et Vsё, vsё qui subiront la même idée de disparition par la sémantique du verbe provalit’sja.

Pour Solženicyn, il est important de souligner d’abord un phénomène connu, stable et existant, un élément thématique, et ensuite d’introduire l’information sur son devenir, le rhème. Autrement dit, l’écrivain a régulièrement recours aux énoncés à structure thémo-rhématique. Mais il convient de noter que le rhème est mis en valeur par un procédé supplémentaire, la rupture intonative introduite par le tiret. Les règles prévoient néanmoins une petite remarque concernant le fait que le tiret peut séparer n’importe quelle partie de la proposition afin de recouvrer l’effet de l’inattendu [Pravila russkoj orfografii i punktuacii 1957 : 100] :

И щуку бросили – в реку. [И. Крылов]
  Et on a jeté le brochet dans la rivière. [I. Krylov]

Cependant cet écart de la norme ne peut pas s’appliquer dans le cadre de ces exemples car il s’agit souvent des réflexions des personnages mêmes, et elles ne prédisposent pas à un grand étonnement. Il nous semble qu’il s’agit plutôt d’une tendance à élargir la règle de ponctuation concernant l’emploi de deux états opposés [Pravila russkoj orfografii i punktuacii 1957 : 100] :

Я царь – я раб, я червь – я Бог. [Г. Державин]
  Je suis tsar – je suis esclave, je suis ver – je suis Dieu ! [G. Deržavin]

Cela peut paraître moins évident dans le cas de Страна – задыхается. Mais dans un contexte plus étalé cette phrase retrouve également l’idée d’un nouvel état, toujours à connotation négative, pour le pays :

Немцы – уже в Сталинграде. Страна – задыхается. [Solženicyn 2006 : 387]
  Les Allemands sont déjà à Stalingrad, le pays est à bout de souffle. [Solženicyn 2012 : 373-374. Trad. Nikita Struve]

La même dégradation de qualité est observable dans l’exemple :

Мир – замолк и замкнулся

Dans ce passage le maréchal Žukov, auparavant une personnalité en vue, décrit son état de solitude qui surgit avec l’âge :

Перестали звонить, тем более навещать. Мир – замолк и замкнулся. А пережить эту пору – может и лет нет. [Solženicyn 2006 : 307]
  Plus de coups de téléphone ; à plus forte raison, de visites. Le monde s’est tu et renfermé. Or on risque de ne pas vivre assez vieux pour voir la fin de cette passe. [Solženicyn 2012 : 329. Trad. José Johannet]

L’agitation de la vie se calme, et le monde s’enferme, ce qui est vécu par le personnage comme abandon. Ainsi, le tiret employé chez Solženicyn entre le sujet nominal et le prédicat verbal a, dans la majorité des cas, l’idée de l’opposition. Bien-sûr, cela ne couvre pas tous les emplois de ce type. N’oublions pas que le tiret reste un procédé multifonctionnel et chaque cas doit être analysé dans son contexte avant d’être attribué à cette catégorie.

Conclusion

En guise de conclusion, nous pouvons dire que les règles grammaticales élaborées par Solženicyn servent avant tout à enrichir la langue russe, à ajouter des connotations supplémentaires, des nuances subtiles. Pour lui, ce travail a une valeur culturelle et littéraire, et, en même temps, les règles de ponctuation aident à mieux percevoir les différences sémantiques dans la langue écrite, même si l’écrivain lui-même insiste sur la prédominance intonative.

Les réflexions sur la grammaire russe montrent la sensibilité linguistique et le sérieux de l’approche de Solženicyn. Néanmoins, ses projets grammaticaux portent parfois un caractère subjectif et même contradictoire. C’est pour cela que les idées de Solženicyn ne peuvent être étudiées que du point de vue de leur importance culturelle. L’écrivain ne prétend pas présenter ses nouvelles règles grammaticales comme un supplément potentiel de l’ensemble des règles de la ponctuation, mais comme une façon de singulariser la phrase au niveau syntaxique, là où seul le contexte plus général pouvait différencier le sens. Les signes de ponctuation, une fois mis en place dans sa propre prose, deviennent procédés stylistiques qui signent son génie créateur. Solženicyn [1996 : 11] était également auteur d’un programme d’élargissement lexical dans lequel il préconisait très prudemment :

L’emploi bien réfléchi (dans le discours de l’auteur !) des mots qui, sans être utilisés dans la langue parlée contemporaine, se trouvent néanmoins si proches du vocabulaire actif et sont employés par l’auteur d’une manière tellement compréhensible, qu’ils peuvent plaire aux hommes, les attirer et, de cette façon revenir dans la langue.

En s’appuyant sur cette définition, nous pouvons supposer qu’une démarche pareille s’appliquait également à la syntaxe et à la ponctuation : il ne s’agit pas de la volonté de transgresser les normes de la langue, mais d’élargir la palette de nuances en mettant les signes de ponctuation aux sémantiques bien connues dans des contextes inhabituels.

Solženicyn, étant un écrivain qui tend vers l’économie langagière, vers la condensation du sens à travers son vocabulaire et sa syntaxe, utilise la ponctuation comme un outil pour transmettre un maximum d’informations par un minimum de moyens linguistiques. Cela crée un effet d’« ostranenie », terme proposé par Šklovskij [1929 : 13], car en même temps, les signes que privilégie Solženicyn, notamment le tiret, ne contribuent pas à la rapidité de lecture, mais, par l’individualisation de leur emploi, au contraire permettent au lecteur de s’arrêter plus longtemps sur ce phénomène et de s’interroger ainsi de manière plus approfondie sur les nuances du texte.

1 N. Catach [1996 : 12-18] fait remarquer qu’à l’origine la lecture se faisait uniquement à voix haute et souvent pour autrui ; bien que différente d

2 Sauf mention spécifique du traducteur, les traductions proposées sont le travail de l’auteur de cet article.

3 Cet exemple de parcellisation est considéré aujourd’hui comme un procédé stylistique.

4 Nous utilisons le terme « l’accent logique » dans le sens large, comme l’accent qui est lié au principe sémantique et met en relief le mot le plus

5 Code typographique cité d’après l’article de C. Tournier [1980 : 32].

6 N. Valgina donne un exemple de la modernisation de la ponctuation originelle de F.I. Tjutčev par les éditeurs de la Pravda lors de la réimpression

7 L’histoire du tiret est très clairement présentée dans l’article de J. Breuillard [1992 : 493-516].

8 Cité par J. Breuillard [1992 : 498].

9 Consulter l’ouvrage de N. Solženicyna & G. Tjurina, Aleksandr Solženicyn : Iz-pod glyb : Rukopisi, dokumenty, fotografii : K 95-letiju so dnja rož

10 Voir O. Artyushkina [2010 : 116].

Bibliographie

Artyushkina Olga, 2010, Le discours indirect libre en russe, thèse de doctorat, Paris IV Sorbonne.

Bonnot Christine & Fougeron Irina, 1983, « Accent de phrase non final et relations interénonciatives en russe moderne », Revue des études slaves, 55(4), 611-626.

Bracquenier Christine, 2007, « Coordination et coordonnants en russe moderne », in Rousseau A., Begioni L., Quayle N. & Roulland D., La Coordination, Lille, France : Presses universitaires de Rennes, 265-280.

Breuillard Jean, 1992, « Le tiret aux confins de la grammaire », Revue des études slaves, 64(3), 493-516.

Catach Nina, 1996, La ponctuation, Paris : Presses universitaires de France.

Dal’ Vladimir, 1882, Tolkovyj slovar’ ivogo velikorusskogo jazyka, Tom 4. Sankt-Peterburg & Moskva: izd. Knigoprodavca-tipografa M.O. Vol’fa.

Fougeron Irina, 1989, Prosodie et organisation du message, Paris : Société de linguistique de Paris.

Lopatina V.V. (Pod red.), 2013, Pravila russkoj orfografii i punktuacii. Polnyj akademieskij spravonik, Moskva: Ast-Press Kniga.

Lorenceau Annette, 1980, « La ponctuation chez les écrivains d’aujourd’hui », Langue française, 45, 88-97.

Mikaèljan Irina & Zaliznjak Anna, 2018, «Sojuz A», Semantika konnektorov : kontrastivnoe issledovanie, Moskva : Torus Press, 58-61.

Peškovskij Aleksandr, 1959, «Rol’ vyrazitel’nogo čtenija v obučenii znakam prepinanija», in Peškovskij Aleksandr, Izbrannye trudy, Moskva: Učpedgiz, 19-32.

Pravila russkoj orfografii i punktuacii, 1957, Moskva: Učpedgiz.

Roudet Robert, 2017, « Un cas de rupture intonative chez Trifonov », Modernités russes, 305-318.

Šapiro Abram, 1955, Osnovy russkoj punktuacii, Moskva: Izd. Akademii nauk SSSR.

Šcerba Lev, 1935, «Punktuacija», Literaturnaja enciklopedija, Тom 9, Moskva: OGIZ RSFSR, Gos. Inst. Sov. Encikl., 366-370.

Sémon Jean-Paul, 1987, « “Flux de conscience” et point d’exclamation chez Solženicyn », Revue des études slaves, 59(3), 507-526.

Šklovskij Viktor, 1929, O teorii prozy, Moskva: Federacija.

Šneerson Marija, 1984, Aleksandr Solženicyn: očerki tvorčestva, Frankfurt am Main: Posev.

Solženicyn Aleksandr, 1996, «Ne obyčaj dёgtem šci belit’, na to smetana est’», in Solženicyn Aleksandr, Publicistika, Tom II: Obšcestvennye zajavlenija, pis’ma, interv’ju, Jaroslavl’: Verx.-Volž izd., 7-12.

Solženicyn Aleksandr, 1997, «Nekotorye grammatičeskie soobraženija», in Solženicyn Aleksandr, Publicistika, Tom III: Stat’i, pis’ma, interv’ju, predislovija, Jaroslavl’: Verxnjaja Volga, 524-539.

Solženicyn Aleksandr, 2006, Rasskazy i kroxotki, Sobranie sočinenij v tridcati tomax, Tom 1, Moskva: Vremja.

Solženicyn Aleksandr, 2012, La confiture d’abricot et autres « récits en deux parties », Paris : Fayard.

Solženicyna Natalija & Tjurina Galina, 2013, Aleksandr Solženicyn: Iz-pod glyb: Rukopisi, dokumenty, fotografii: K 95-letiju so dnja roždenija, Moskva: Russkij put’.

Tournier Claude, 1980, « Histoire des idées sur la ponctuation, des débuts de l'imprimerie à nos jours », Langue française, 45, 28-40.

Uryson Elena, 2006, «Semantika sojuza NO: dannye jazyka o dejatel’nosti soznanija», Voprosy jazykoznanija, 5, 22-42.

Valgina Nina, 2004, Aktual’nye problemy sovremennoj russkoj punktuacii, Moskva: Vysšaja škola.

Notes

1 N. Catach [1996 : 12-18] fait remarquer qu’à l’origine la lecture se faisait uniquement à voix haute et souvent pour autrui ; bien que différente d’aujourd’hui, la ponctuation de l’époque devait aider avant tout à mieux prononcer le texte.

2 Sauf mention spécifique du traducteur, les traductions proposées sont le travail de l’auteur de cet article.

3 Cet exemple de parcellisation est considéré aujourd’hui comme un procédé stylistique.

4 Nous utilisons le terme « l’accent logique » dans le sens large, comme l’accent qui est lié au principe sémantique et met en relief le mot le plus important de la phrase. Cette question est étudiée de manière très détaillée chez I. Fougeron [1989 : 81-84].

5 Code typographique cité d’après l’article de C. Tournier [1980 : 32].

6 N. Valgina donne un exemple de la modernisation de la ponctuation originelle de F.I. Tjutčev par les éditeurs de la Pravda lors de la réimpression de ses textes après la réforme de 1956. Cela a provoqué non seulement la suppression de la ponctuation aux nuances expressives, mais a aussi mené à une confusion sémantique et une mauvaise interprétation du texte.

7 L’histoire du tiret est très clairement présentée dans l’article de J. Breuillard [1992 : 493-516].

8 Cité par J. Breuillard [1992 : 498].

9 Consulter l’ouvrage de N. Solženicyna & G. Tjurina, Aleksandr Solženicyn : Iz-pod glyb : Rukopisi, dokumenty, fotografii : K 95-letiju so dnja roždenija [2013 : 348-349].

10 Voir O. Artyushkina [2010 : 116].

Citer cet article

Référence électronique

Victoria Zayanchkauskayte, « « Libérer la syntaxe russe » : la question de la ponctuation chez A. Solženicyn », ELAD-SILDA [En ligne], 4 | 2020, mis en ligne le 11 avril 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/elad-silda/index.php?id=699

Auteur

Victoria Zayanchkauskayte

Université Jean Moulin Lyon 3 – CEL
victoria.zayanch@yahoo.fr

Autres ressources du même auteur

Articles du même auteur

Droits d'auteur

CC BY-NC 3.0 FR