1. Modalité, mode, types de phrases et actes de langage
1.1. Modalité
Certains auteurs comme Brunot [1922], Bally [1910] ou Gosselin [2010] donnent une définition extrêmement large de la modalité1. Ainsi, Gosselin fonde sa définition de la modalité sur la notion de validité et, à partir de 9 critères2, distingue six modalités, avec des sous-classes (aléthique, épistémique, déontique, boulique, axiologique, appréciative). Si ce système est tout à fait cohérent, cette définition recouvre un domaine trop large pour notre étude, et, suivant la tradition russe [Вольф 1985], nous considérerons les modalités évaluative et axiologique comme une catégorie séparée, et nous n’envisagerons pas non plus la modalité boulique (désir, volonté).
Nous adoptons ici une définition étroite de la modalité, plus près de l’approche logiciste, qui reconnaît deux grandes valeurs modales, le possible et le nécessaire, déclinées ensuite dans différents systèmes de référence, pour donner les valeurs déontique (obligation et permission), épistémique (certain, probable, exclu...) [Kratzer 1981, 1991] auxquelles on peut ajouter les valeurs dynamique (prédisposition à l’action) et aléthique (nécessaire et contingent). Nous ne distinguerons pas ici une modalité aléthique, car celle-ci nous semble un cas particulier d’autres modalités (dynamique, épistémique).
Nous définirons la modalité de façon étroite, comme l’expression d’une alternative concernant la réalisation d’un état de choses, ce qui dans le cadre de la théorie des opérations énonciatives est exprimé en disant qu’on envisage à la fois l’intérieur et l’extérieur du domaine notionnel [Culioli 1978 ; Deschamps 1998, 1999 ; Gilbert 2001]. Cette alternative peut avoir un continuum de niveaux de force : du possible, où les deux membres de l’alternative sont disponibles, mais l’un d’entre eux est privilégié, et constitue le membre positif, jusqu’au nécessaire où l’une des valeurs est choisie aux dépens de son complémentaire, mais celui-ci est quand même construit pour être exclu. Ceci explique, comme nous le verrons, des différences d’emploi avec, par exemple, l’impératif, qui ne construit pas d’alternative.
Il faut prendre en compte aussi deux autres dimensions. D’abord l’opposition objectif-subjectif (voir instance de validation et force d’engagement, chez Gosselin [2010]), qui est aussi un continuum. Ensuite, les éléments sur lesquels porte la modalité : un participant, le locuteur, son interlocuteur... À partir de ce système, on peut reconstruire la plupart des modalités généralement dégagées, qui ne sont cependant pas des valeurs sémantiques primaires, mais construites : il y a plus un effet de sens déontique ou épistémique qu’une modalité déontique ou épistémique, ce qui n’empêche pas certains marqueurs d’être spécialisés pour un type.
La modalité dynamique porte sur des propriétés d’un participant à l’action qui, si elles sont mises en œuvre, conduiront à l’accomplissement de l’action. Ces propriétés sont très variées : capacité physique (мочь ‘pouvoir’, способен ‘capable’), savoir-faire (уметь ‘savoir (faire)’), autorisation donnée ou obligation simplement reportée, mais pas imposée par le locuteur (он должен ‘il doit’), volonté (хотеть ‘vouloir’, желать ‘désirer’), habitude (привыкнуть ‘avoir l’habitude’), propension (склонен ‘enclin à’). Comme on le voit, certains de ces marqueurs sont généralement classés dans d’autres modalités. Mais, si le locuteur rapporte le fait qu’une personne a la permission ou est contrainte de faire quelque chose, il n’applique lui-même aucune force pour pousser le sujet de l’énoncé à agir, il ne fait que rapporter qu’il existe une prédisposition pour que la personne agisse. Certaines de ces prédispositions à l’action sont donc de nature subjective (la volonté, par exemple), mais elles sont présentées comme un fait objectif caractérisant le sujet. Selon leur force, certains de ces marqueurs peuvent être employés au passé perfectif, pour indiquer que la prédisposition a été utilisée comme potentiel pour la réalisation d’un état de choses, et que cela a conduit à un résultat positif.
(1) Злость и раздражение, как всегда, отрезвили, он смог собраться с мыслями и, наконец, вникнуть в то, о чем она терпеливо пыталась ему рассказать. [C01] | |
La colère et l’irritation eurent, comme toujours, un effet dégrisant, et il put reprendre ses esprits et, comprendre enfin ce qu’elle essayait patiemment de lui raconter3. |
Dans la modalité épistémique, le locuteur exprime une alternative dans la correspondance entre le sujet et son prédicat. Par ailleurs, on aura une variante objective (implicative, cf. Larreya [1984]), et une variante subjective (évaluation du degré de probabilité). Comme le souligne Šatunovskij [Шатуновский 1996], le système épistémique subjectif n’admet pas la nécessité réelle : les marqueurs de nécessité servent ici à marquer la conviction du locuteur. On voit bien aussi dans l’exemple (2), que la limite entre la nécessité objective et la certitude subjective est difficile à tracer :
(2) Мы должны быть наглыми, дерзкими и голодными. Победы обязательно придут. [C02] | |
Nous devons être effrontés, provocateurs et affamés (= assoiffés). Les victoires ne manqueront pas de venir. |
Le fait que la modalité épistémique porte sur l’ensemble de la proposition (modalité de dicto) explique qu’elle soit souvent extérieure au noyau prédicatif.
(3) Зачем он тогда встал ― я так и не понял. Может, он ревновал. А может, просто половая зрелость: чего-то надо всем доказать. [C03] | |
Dans quel but s’était-il levé alors, je n’ai pas compris. Peut-être qu’il était jaloux. Ou bien peut-être que c’était simplement la puberté : on a quelque chose à prouver à tout le monde. |
Dans le système déontique, la relation concerne le rapport entre le locuteur, un contenu propositionnel, l’interlocuteur, celui qui peut / doit réaliser le contenu propositionnel (le locuteur lui-même, l’interlocuteur, une autre personne ou un mixte de ces personnes). Dans la variante forte, on a l’obligation, qui est différente selon l’origine de l’obligation (morale, juridique, pratique...), et selon le type d’acte de langage, et avec une force moindre, on a la permission ou la demande de permission. Cette modalité nous semble être exclusivement subjective : c’est le locuteur qui impose une force, ou, au moins, qui la retransmet comme s’appliquant à la / aux personne(s) concernée(s), car, autrement, elle entre dans le système des prédispositions objectives à l’action (dynamique). Ainsi, c’est la différence entre (4), où le locuteur n’impose rien, mais rapporte l’existence d’une obligation, et (5), où il exprime une obligation à l’égard d’une tierce personne.
(4) Как один из лучших театров мира, он должен ездить на гастроли (это для театра в нашей стране и колоссальная финансовая подпитка). [C04] | |
Étant un des meilleurs théâtres du monde, il doit partir en tournée (et pour un théâtre dans un notre pays, c’est un apport financier colossal). |
(5) Он должен понимать, что если он работает в угоду только сегодняшнему моменту, то придётся расплачиваться за это. [C05] | |
Il doit comprendre que s’il travaille juste pour le moment présent, il le paiera plus tard. |
Comme nous le verrons, la valeur déontique est compatible avec plusieurs actes de langage directifs, et en est souvent une partie constitutive.
1.2. Le mode verbal
Le mode est une catégorie exprimée sur le verbe. Dans certaines langues, les modes expriment des modalités très précises (volitives, débitives) tandis que dans d’autres, comme le russe, ils ont des valeurs plus générales, sensibles à la modalité, mais qui n’expriment pas elles-mêmes de modalité précise.
Il n’est pas évident qu’il y ait vraiment un mode indicatif, car celui-ci n’est souvent pas marqué (en tout cas, en russe et en français). Il reçoit une valeur par défaut de correspondance avec la réalité, mais est compatible avec des modalisations de toutes sortes, et peut se rencontrer dans des phrases déclaratives et interrogatives, ou avoir une valeur injonctive (au futur, par exemple).
L’impératif est proche de la modalité déontique, et il est au centre du type de phrase directif [Aikhenvald 2010 ; Fortuin 2010 ; Jary & Kissine 2014 ; Храковский (ред.) 1992 ; Храковский & Володин 2001 ; Изотов 2005]. Mais il faut distinguer les actes directifs, exprimés par différents moyens et avec un ensemble de valeurs exprimant une incitation à l’action, et la phrase impérative, qui doit comporter un impératif4, sans quoi on confond un type de structure bien identifié avec une fonction illocutoire. L’impératif participe à la réalisation d’actes directifs, mais il ne couvre qu’une partie du champ d’expression de ceux-ci, et, d’autre part, il peut avoir des emplois dérivés non directifs. Nous faisons l’hypothèse que, à la différence des moyens modaux utilisés pour les actes directifs, l’impératif ne suppose guère la construction d’une alternative. Dans ses emplois directs, le locuteur ne décrit pas la possibilité ou la nécessité d’une action, mais signale directement à son (ses) interlocuteur(s) sa volonté qu’un état de choses soit réalisé par la ou les personnes visées par l’impératif, ce qui rapproche l’impératif du vocatif (appel) ou de l’exclamation, qui suppose aussi une manifestation directe d’un état émotionnel. Nous définissons l’impératif de façon étroite comme s’appliquant à la 2e personne, les autres formes ayant une force directive, mais empruntant leurs formes à l’indicatif (давай я помогу ! ≈‘allez, je vais t’aider’, пусть он поможет! ‘qu’il (nous) aide !’). L’absence d’alternative et le caractère de signal direct font que l’impératif peut paraître plus fort dans certains actes où le sujet impose sa volonté (ordre, demande), ce qui explique qu’on pourra lui préférer, pour des raisons de politesse, une forme avec un modal. Lorsque l’impératif est utilisé dans des actes moins menaçants pour l’image de l’interlocuteur, l’utilisation d’un modal est moins justifiée, d’où la différence entre (6a), (6b) et (6c) :
(6a) Кстати, напиши как у тебя дела с учёбой, в какой класс ты попала? [C06] | |
Au fait, écris-moi (pour dire) comment se passent tes études, en quelle classe tu es ? |
(6b) #Ты можешь написать как у тебя дела с учёбой |
(6c) #Ты должна написать как у тебя дела с учёбой |
(6b) est étrange du point de vue communicatif, car la locutrice présente uniquement comme une préférence ce qu’elle demande, ce qui est trop faible. Dans (6c), au contraire, elle exclut une alternative, que l’interlocuteur aurait pu construire, et de ce fait l’imposition est plus forte.
Le conditionnel indique que le locuteur ouvre un espace mental (dans la terminologie de Fauconnier [1984]) dans lequel une situation juste envisagée, et différente du réel (protase), en entraîne une autre qui n’est vraie que dans les limites de l’espace créé par la première (apodose). Le conditionnel est compatible avec différentes valeurs illocutoires où il faut créer un espace de ce type, par exemple le reproche, où l’on va construire un comportement alternatif préférable pour l’interlocuteur (dans le présent : ты бы помог мне ‘tu pourrais m’aider’, ou avec valeur contrefactuelle : ты бы меня предупредил ‘tu aurais pu me prévenir’). Il entrera en concurrence avec des expressions modales de possibilité.
Dans une certaine mesure, on peut aussi y ajouter le futur, qui, en russe, n’a de marque spéciale que pour l’imperfectif. Pour le perfectif, il s’agit de sa forme morphologique de présent, qui désigne cependant, dans la plupart des cas le futur. Le futur est en soi une période qui n’est pas encore réalisée, et donc parler du futur signifie toujours faire une prédiction, se projeter. Cependant, le futur ne suppose pas d’alternative, l’état à venir est posé sans modalisation comme quelque chose qui est planifié, prévu, prédit, etc. Une modalisation peut d’ailleurs être ajoutée (я, может быть, зайду попозже ‘je passerai peut-être plus tard’), ce qui montre que le futur en soi n’est pas une modalité.
Enfin on peut considérer l’infinitif, qui est parfois considéré comme un mode en français, quoiqu’assez rarement dans la tradition russe. Il est, du fait de son caractère indéfini (russe « неопределенная форма»), très malléable, et compatible avec des valeurs modales [Allard 1996 ; Шелякин 2009].
1.3. Le type de phrase ou modalité de phrase
Pour ce qui est des types de phrases, appelés parfois « modalités de phrases » ou, en anglais, « sentence mood » (mode de phrase), ils ont un certain rapport avec le mode et avec la modalité proprement dite. Ils représentent des types illocutoires généralisés sous-déterminés, qui devront être précisés dans le contexte. Nous parlerons seulement de ceux qui ont une importance ici.
Le type de phrase déclaratif est un type par défaut, qui est compatible avec l’indicatif (mode par défaut ou non-mode), mais aussi avec le conditionnel, et qui admet une modalisation. L’intonation lui permet d’être compatible avec l’expression de plusieurs valeurs illocutoires, des actes assertifs aux actes directifs (завтра принесёшь книгу ‘demain tu apporteras le livre’). Dans la plupart des langues, il n’est pas marqué.
Les phrases interrogatives totales (oui-non), ou alternatives5 (ou… ou bien) ont une valeur directive particulière, qui vise à susciter, en général, une réaction verbale. Les questions totales et alternatives créent une alternative, mais, au contraire de la modalité, c’est l’interlocuteur qui doit résoudre l’alternative. Ces phrases sont compatibles avec certaines modalités, et avec différents modes. En plus de la question, qui en constitue le prototype, la phrase interrogative totale sert à exprimer différentes valeurs illocutoires (requête : ты не скажешь ? ‘Tu peux me dire ?’ litt. ‘tu ne me diras pas ?’)
La phrase dite injonctive est soit une phrase impérative, soit un ensemble de phrases déclaratives ou interrogatives à valeur directive, dans lesquelles c’est l’intonation ou des marqueurs de modalités qui entraîne l’interprétation directive, ce qui rend leur distinction difficile.
1.4. Le type illocutoire
Searle [1972] distingue les types d’actes suivants : les assertifs (assertion, affirmation…) ; les directifs (ordre, demande, conseil…) ; les promissifs (promesse, offre, invitation…) où le monde s'ajuste également aux mots ; les expressifs (félicitation, remerciement…) ; les déclaratifs (déclaration de guerre, nomination, baptême…). Ce sont uniquement les actes de langage directifs qui nous intéresseront ici. Ils visent à faire en sorte que le monde s’ajuste aux mots, généralement par l’intervention de l’interlocuteur (différence avec les promissifs). La notion d’acte de langage pose de nombreux problèmes : difficulté d’en donner une liste complète, caractère a priori des classifications, tendance à confondre les verbes qui désignent les actes de langage et les actes eux-mêmes, caractère solipsiste des actes de langage, qui, en fait, n’existent que dans des interactions [Kerbrat-Orecchioni 2001].
Mais le problème le plus difficile est que la valeur d’acte (valeur illocutoire) d’un énoncé, est difficile à repérer formellement. On s’est particulièrement intéressé aux énoncés avec un verbe performatif, mais ceux-ci sont plus l’exception que la règle, et même la présence d’un performatif n’est pas toujours un indice sûr. Dans (7), on a plus une menace qu’un avertissement, simplement la menace ne peut pas être verbalisée par un performatif :
(7) ― Я предупреждаю тебя в последний раз: впредь посажу тебя на хлеб и воду. [C07] | |
Je te préviens pour la dernière fois : à l’avenir, je te mettrai au pain et à l’eau. |
Cela ne doit pas conduire à abandonner la recherche de la valeur d’acte des énoncés, mais on doit se rendre compte que leur interprétation s’appuie souvent sur plusieurs facteurs. Dans certains cas, un acte sera très explicite, annoncé comme tel, dans d’autres cas, ils peuvent être étroitement liés à certaines constructions, enfin, dans le cas des actes indirects, c’est essentiellement la situation qui nous conduira vers telle interprétation illocutoire. L’une des principales raisons d’utiliser des actes indirects est la politesse [Brown & Levinson 1987] : certains actes sont dangereux soit pour la face du locuteur, soit pour celle de l’interlocuteur, soit pour leur territoire (les ressources dont ils disposent : objets, temps…). Ces actes doivent être mitigés par l’utilisation de moyens spéciaux. Ainsi, dans :
(8) Прошу тебя закрыть окно | |
Je te prie de fermer la fenêtre |
(9) Закрой окно, пожалуйста | |
Ferme la fenêtre, s’il te plait |
(10) Не закроешь окно? | |
litt. : Tu ne fermeras pas la fenêtre ? |
Не мог бы ты закрыть окно? | |
litt. : Ne pourrais-tu pas fermer la fenêtre ? |
(11) Почему окно открыто? | |
Pourquoi la fenêtre est ouverte ? |
(12) Холодно, окно открыто? | |
Il fait froid, la fenêtre est ouverte ? |
(13) Что-то дует здесь | |
Il y a du courant d’air ici |
(14) Прохладно | |
Il fait frais6. |
La réalisation en (8) est la plus explicite, mais elle n’est naturelle que lorsque le locuteur insiste, qu’il réitère une demande, ou qu’il explique la nature de son acte (une demande, et non un ordre). Le deuxième est réalisé par une phrase impérative, dont la fonction est bien d’appeler un ou plusieurs destinataires à faire en sorte que l’action soit accomplie (ici le destinataire). L’impératif est un acte directif, mais sous-déterminé par rapport à un énoncé avec un performatif (il permet de conseiller, ordonner, demander, autoriser...). On a ensuite une demande présentée sous forme interro-négative, ce qui permet de la mitiger (10). On n’attend pas de réponse directe à la question, mais une action physique et le schéma de phrase est très spécialisé dans l’expression d’une demande. La question en (11) est encore plus indirecte, puisqu’elle porte sur les causes d’un état de choses constaté. Le destinataire doit faire une inférence : si le locuteur a posé une telle question, ce n’est pas la cause qui l’intéresse, mais il fait comprendre que la fenêtre devrait être fermée, et qu’il incombe au destinataire de la fermer. Même si l’interlocuteur peut se dérober, sa réponse inclura la prise en compte du fait qu’il s’agit plus d’une demande de fermer la fenêtre, que d’une demande d’information. Et les phrases suivantes sont de plus en plus indirectes, de sorte que dans les deux dernières on a juste une information qui peut être reconnue comme une demande pour un bon « entendeur ».
1.5 Les modaux de possibilités et les actes directifs
Comme on l’a vu dans les exemples ci-dessus, certains actes illocutoires ont une forme plus ou moins codée, que l’on pourrait considérer comme des types de constructions, au sens des grammaires de constructions, incluant l’intonation, le choix de certains mots modaux, etc. La réalisation d’actes de langage tels que le conseil, l’avertissement, la permission, la proposition, etc. est étroitement liée à l’idée du possible. Par exemple, lorsqu’on formule une proposition ou un conseil, on envisage dès le début que les conditions soient réunies pour que la réalisation de ce qu’on conseille ou propose soit possible. Quand il s’agit de la demande de permission ou de service, la possibilité de ce qu’on souhaite obtenir dépend de la volonté de l’interlocuteur, de sorte qu’en formulant la demande on veut savoir si sa réalisation est possible.
Ainsi, les actes de langage auxquels on s’intéresse, peuvent être verbalisés par des structures avec des mots à valeur modale exprimant la possibilité. En russe le plus souvent c’est le cas du prédicatif modal можно (on peut, il est possible) et du verbe мoчь (pouvoir).
Мочь se comporte presque comme un verbe ordinaire: il se conjugue à tous les temps et a une forme de perfectif (смочь), mais son infinitif n’est pas utilisé.
(15) Вы сможете заехать в офис за документами после обеда? | |
Vous pouvez passer au bureau prendre vos papiers après le déjeuner ? |
On peut l’employer dans les structures affirmatives, négatives et interrogatives et il est suivi d’un verbe à l’infinitif :
(16) Вы можете остаться. | |
Vous pouvez rester. |
(17) Ты сможешь принести вино? | |
Peux-tu apporter le vin ? |
(18) Я могу идти? | |
Je peux y aller ? |
(19) Ты не можешь так говорить | |
Tu ne peux pas parler comme ça |
Il existe aussi une forme impersonnelle de мочь : может ou может быть (peut-être), qui a une valeur épistémique et porte sur une proposition complète. Nous n’avons pas pu trouver de différence notable, autre que stylistique, entre la construction avec ou sans быть.
(20) Может (быть) ты придёшь ко мне завтра? | |
Tu peux peut-être venir chez moi demain ? |
Можно est un prédicatif modal, impersonnel donc, qui de ce fait, exprime une possibilité, dynamique, ou déontique, non adressée à une personne particulière (‘il est possible’ ; ‘on peut’). La négation des phrases avec можно ne s’exprime pas avec la particule négative не, mais par le prédicatif нельзя7 :
(21) Директор ещё не пришёл, без него собрание нельзя начинать. | |
Le directeur n’est pas encore arrivé, on ne peut pas commencer la réunion sans lui. |
Les structures avec можно et мoчь peuvent exprimer plusieurs modalités : épistémique, déontique ou dynamique et réaliser des actes de langages différents, dont voici quelques exemples :
(22) Вы можете идти домой. | |
Vous pouvez rentrer chez vous. (permission) |
(23) Ты можешь упасть. | |
Tu peux tomber. (avertissement) |
(24) Можно сходить в кино. | |
On peut aller au cinéma. (proposition) |
(25) Мы можем завтра встретиться. | |
Nous pouvons nous voir demain. (proposition) |
(26) Может, вам одеться теплее? | |
Peut-être qu’il vaut mieux vous couvrir un peu plus ? (conseil) |
On essaiera de délimiter l’emploi de ces structures selon les modalités qu’elles expriment et de montrer quels critères syntaxiques et sémantiques doivent être pris en compte pour identifier un type d’acte.
2. Analyse des actes de langage directifs
2.1. Demande de permission
La demande de permission est étroitement liée à l’expression de la possibilité et peut se réaliser sous forme de question avec les modaux можно et мочь. La question porte sur la possibilité et elle est obligatoire, car c’est l’interlocuteur qui doit décider entre une alternative et donner au locuteur la capacité de réaliser l’action. On voit comme la frontière est floue entre modalité dynamique et déontique, la deuxième comprend la première (prédisposition), simplement, c’est la volonté d’un des interlocuteurs qui doit créer la prédisposition à l’action. Cette structure est très proche de celle de la proposition et du conseil (cf. infra §2.4 et 2.5) mais le locuteur est le seul bénéficiaire, tandis que la proposition concerne le locuteur et l’interlocuteur, et le conseil, seulement l’interlocuteur. Par ailleurs, c’est un acte menaçant pour la face du locuteur, puisqu’il est dépendant de la décision de l’interlocuteur, ce qui va pousser à prendre des précautions et pour le territoire physique ou moral de l’interlocuteur, et sa face (on risque de l’obliger à refuser).
Cet acte de langage peut être réalisé par мочь à la première personne du présent, suivi de l’infinitif du verbe principal.
(27) Едва начальник закончил чтение, Игорь Евгеньевич небрежно спросил: "Это всё? Мы можем идти?". [C08] | |
À peine le patron a terminé la lecture, Igor Evgenievič a demandé de façon distraite : « C’est tout ? Nous pouvons y aller ? » |
(28) ― Слушай, я могу позвонить жене? Ты не обидишься? [C09] | |
Dis, je peux téléphoner à ma femme ? Tu ne m’en voudras pas ? |
On peut voir également des structures avec можно, utilisé avec un infinitif ou avec une proposition à verbe fini au présent-futur PF8 :
(29) ― Анатолий Ефремович, можно мне в мешок заглянуть? [C10] | |
Anatolij Efremovič, je peux jeter un coup d’œil dans le sac ? |
(30) –А можно мы тогда подъедем в час? – Можно. [C11] | |
Est-il possible qu’on vienne vers 13 heures ? – Oui, c’est possible |
La demande de permission est aussi compatible avec может impersonnel. Dans ce cas-là, il se place au début de la question, en incise, et ne porte pas sur un verbe, mais sur une phrase avec un verbe au futur perfectif. La valeur est épistémique : on présente l’intention du locuteur comme une pure éventualité ; l’acte est alors encore plus indirect, car on ne fait que suggérer l’existence d’un état de choses, plutôt que de le présenter comme une alternative où un choix doit être fait. Ce qui est attendu de l’interlocuteur est plus une confirmation qu’une permission, mais en fin de compte, elle aura la valeur d’une permission.
(31) ― Может, я пойду? ― сказал я ей. [C12] | |
― Je vais peut-être y aller ? ― je lui dis |
Comme nous l’avons mentionné plus haut, les modaux nécessitent l’emploi d’un verbe à la forme infinitive ou personnelle. Cependant on peut constater l’absence du verbe à l’infinitif, le mot modal étant lié directement au complément du verbe. On fait l’ellipse du verbe et la présence du complément ici est importante car il nous laisse sous-entendre une action qui serait la seule compatible avec ce complément dans le contexte donné :
(32) К вам можно? Кажется / разбудила / ещё рано. [C13] | |
Je peux entrer ? Apparemment je vous vous réveille, il est encore tôt. |
Ici la forme к вам, qu’on utilise d’habitude avec les verbes de mouvement au sens de rapprochement, associée au contexte de l’énoncé (le locuteur vient tôt chez quelqu’un qu’il suppose avoir réveillé), nous font présupposer le verbe зайти ou войти (entrer).
Dans l’exemple suivant, le complément d’objet « три вопроса » (trois questions) est compatible uniquement avec le verbe задать (poser), il est donc possible d’en faire l’ellipse :
(33) Можно три вопроса? Первый (…) [C14] | |
Puis-je poser trois questions ? La première (…) |
En ce qui concerne la forme du verbe d’action introduit par un modal, en dehors des cas triviaux (répétition de l’action, action durable), on utilise le plus souvent le perfectif. Nous supposons que cela s’explique aussi par le caractère menaçant de l’acte. Dans le domaine du futur, le procès désigné par l’imperfectif est plus proche que l’accomplissement, le résultat, désigné par le perfectif (au contraire du passé !). En utilisant le perfectif on ne met pas tant l’accent sur le résultat que sur l’éloignement. En présentant l’action comme éloignée, on évite de montrer qu’on est prêt à passer à l’action. On verra que celui qui autorise, qui a un meilleur rôle que celui qui demande, peut utiliser plus facilement l’imperfectif. Des effets similaires ont été notés pour l’impératif.
(34) ― Можно мне подойти? [C15] | |
Je peux m’approcher ? |
(35) Я могу взять эту книгу на пару дней? (?могу брать эту книгу?) | |
Je peux prendre ce livre pour quelques jours ? |
Seuls certains cas où l’action est très prévisible ou sur le point d’être entamée permettent d’utiliser l’imperfectif. Ainsi, une personne qui demande la permission d’allumer la télévision demandera :
(36) Можно включить телевизор? | |
C’est possible d’allumer la télé ? |
Mais si des personnes se préparent à regarder un programme, et l’un d’entre eux se rend compte qu’il va bientôt commencer, il pourra demander :
(37) Можно включать уже? | |
Je peux allumer déjà ? |
De même si on voit une lettre d’un ami commun chez quelqu’un on peut demander la permission sous la forme :
(38) Можно прочитать? | |
Je peux (la) lire ? |
Mais une personne qui attend le signal pour lire un texte pourra demander :
(39) Можно читать? | |
idem |
De même, avant de tourner ou lorsqu’il a déjà commencé à tourner, un caméraman pourra demander :
(40) Можно снимать? | |
Je peux filmer ? |
On remarquera que cette différence est appuyée par la prosodie. Dans (37) et (39), l’accent porte sur le prédicatif, parce que l’important est de demander la permission pour faire quelque chose qui n’était pas préparé. Le perfectif en présente la réalisation comme plus éloignée, en vertu de la focalisation sur le résultat, et donc non imposée à l’interlocuteur. Dans (38), (40) et (41), l’accent porte plutôt sur le verbe à l’infinitif, car l’important est de savoir si on peut passer à l’action.
2.2. La permission
Elle peut se réaliser dans deux types de situation : en tant que réponse favorable à la demande de permission du locuteur, ou bien quand celui qui donne son autorisation le fait de sa propre initiative sans que la demande de permission soit formulée (ce qui ressemble alors plutôt à une invitation). Quand il s’agit de la réponse, souvent, on ne construit pas une phrase entière, et on a plutôt tendance à donner l’autorisation en utilisant l’impératif du verbe de la phrase précédente (plus poli que le simple mot-réponse да). Si, dans la demande de permission, on utilise le perfectif après le modal, l’impératif de la réponse peut utiliser les deux aspects :
(41) – Можно взять ещё кусочек? – Бери/возьми! | |
Je peux prendre encore un morceau ? – Vas-y (prends) ! |
Celui qui demande la permission essaie d’obtenir un résultat qui n’est pas garanti d’avance et il est obligé de prendre des précautions, d’où la préférence pour le perfectif, en revanche celui qui répond à cette demande donne juste le feu vert pour cette action, ce qui explique la préférence pour l’impératif, qui perd de son caractère péremptoire. Les deux aspects sont possibles. L’imperfectif présente la permission comme le scénario normal (lorsque la permission porte sur quelque chose d’attendu, d’anodin), tandis que le perfectif est utilisé pour répondre à une demande de permission moins attendue, ce qui peut expliquer que dans (42) il paraisse plus insistant.
Можно peut exprimer une permission suite à une demande, à condition que celle-ci soit formulée aussi avec ce modal :
(42) Посижу, папироску выкурю ― и нет меня. Можно? ― Конечно, можно. [C16] | |
Je reste un petit peu, je fume une cigarette, et je m’échappe. Je peux ? – Bien sûr ? |
Dans ce cas, можно constitue une réponse à lui tout seul, en validant ce qui est demandé dans l’énoncé précédent. Ce prédicatif étant impersonnel, il peut être utilisé dans la demande de permission, car présenter la demande comme générale, même si en fait elle porte sur le locuteur, permet de « désamorcer » cet acte de langage dangereux pour le locuteur. En revanche, dans la réponse à une demande à la forme finie (могу взять печенье? ‘Je peux prendre un gâteau ?’), on n’utilise généralement pas la forme finie du verbe modal, mais l’impératif.
Quand c’est le locuteur qui prend l’initiative de donner une permission, on peut utiliser la forme finie ou le prédicatif :
(43) Вот моя визитная карточка, там есть все телефоны, если что, можете звонить в любое время. [C17] | |
Voici ma carte de visite avec toutes les coordonnés, vous pouvez m’appeler à tout moment si besoin. |
(44) Через две минуты можно начинать. [C18] | |
On peut commencer dans deux minutes. |
On constate que lorsque l’on utilise la négation, celle-ci porte sur le verbe dépendant, et non pas sur le verbe modal, on ne peut qu’autoriser à ne pas faire, ce qui correspondrait en français à « ce n’est pas la peine » ou « vous n’êtes pas obligé » :
(45) ― Успокойся, успокойся, с этой собакой можешь не торопиться. [C19] | |
Calme-toi, calme-toi, avec ce chien-là, pas la peine de te presser (= tu peux ne pas te presser) |
On peut remarquer qu’on obtient la même nuance avec la négation de надо ‘il faut’ (не надо торопиться ‘il est inutile de se dépêcher’)9.
Dans les phrases à verbe fini, le pronom personnel n’est souvent pas exprimé, ce qu’on expliquera, de façon provisoire, par le fait que la permission / invitation donnée est présentée comme un enchainement attendu, car désirable pour l’interlocuteur. Le pronom sera exprimé lorsqu’il y a un contraste10 :
(46) ВЫ можете идти / а ВЫ будьте любезны остаться. [C20] | |
Vous, vous pouvez y aller / et vous, ayez l’amabilité de rester. |
On peut noter que dans la demande, il en est de même : le pronom est omis lorsque la demande d’autorisation est sûre d’aboutir. Voir le contraste entre могу спросить (quasiment une prétérition), et я могу попросить (où le pronom n’est quasiment pas omissible du fait du caractère plus risqué de la demande).
(47) – Я был очень занят-с. – Могу спросить, чем? [C21] | |
– J’étais très occupé. – Puis-je demander à quoi ? |
(48) Сестра Марфа, *(я) могу попросить вас об одолжении? [C22] | |
Soeur Marfa, puis-je vous demander un service ? |
2.3 La demande de service
La demande de service est assez semblable à la demande de permission. On utilise le modal мочь conjugué dans une question, qui porte sur la prédisposition de l’interlocuteur à accomplir l’action demandée par le locuteur (valeur dynamique).
(49) Можешь заменить меня на работе завтра? | |
Tu peux me remplacer au travail demain ? |
Мочь est souvent associé au conditionnel et / ou à la négation « (не) мог бы / (не) могли бы », qui ajoutent plus de politesse à la demande, en la transférant dans un espace mental irréel, et / ou en anticipant un refus :
(50) Вы не могли бы одолжить немного денег? | |
Pourriez-vous me prêter un peu d’argent ? |
La préférence du perfectif s’explique par les mêmes raisons que pour la demande de permission. S’il y a une négation, le locuteur demande de ne pas faire telle ou telle chose, il ne se focalise plus sur le résultat car il ne le souhaite pas, mais sur le processus, plus précisément sur son absence. Par ailleurs, la négation porte ici aussi sur le verbe dépendant :
(51) Можешь пока не забирать книгу? Она мне ещё нужна. | |
Peux-tu me laisser (ne pas reprendre) le livre pour l’instant ? J’en ai encore besoin. |
La demande de service n’est pas compatible avec можно, car la question doit être adressée à une personne bien précise, qui doit rendre le service, contrairement à la demande de permission, où l’on peut donner l’impression de demander une permission générale, portant sur la simple existence de la situation.
La forme épistémique, peut être employée dans une formulation très indirecte de la demande, avec un verbe au présent-futur perfectif et une interrogation. Son caractère de pure éventualité donne l’impression de laisser plus de choix à l’interlocuteur.
(52) Может, сходишь за хлебом? | |
Peut-être que tu pourrais aller chercher du pain ? |
Alternativement une demande de service peut utiliser un impératif perfectif, mitigé de пожалуйста :
(53) Купи, пожалуйста, газету какую-нибудь. | |
Achète un journal s’il te plaît, n’importe lequel. |
L’imperfectif exprimerait plutôt une consigne prévisible dans le contexte et de réalisation immédiate (57) ou une invitation :
(54) Читай, пожалуйста! | |
Lis ça s’il te plaît (en classe par exemple, mais прочитай, si on demande à quelqu’un de lire quelque chose parce qu’on a oublié ses lunettes) |
(55) Заходи! Садись! | |
Entre ! Assieds-toi ! |
On peut aussi avoir une question au futur précédé de la négation :
(56) Не скажешь, где я могу найти его? | |
Tu peux me dire où je peux le trouver ? |
Le futur nous projette dans la réalisation, ce qui le rend plus directif que l’énoncé avec un modal, mais la négation empêche que ce soit compris comme un simple ordre, ou une consigne.
2.4. La proposition
L’auteur de la proposition suppose qu’une action commune future est désirable pour lui et pour l’interlocuteur, mais il doit aussi attendre de savoir si l’interlocuteur va valider cet état de choses comme également désirable [Wierzbicka 1987a : 188]11. Par ailleurs, l’équivalent russe, предложить, ne distingue pas la proposition (désirable pour les deux) de l’offre (plutôt bénéfique pour l’interlocuteur). Nous ne traiterons pas ici de l’offre. La proposition est un acte menaçant pour la face du locuteur, qui peut essuyer un refus, et pour la face et le territoire de l’interlocuteur, tant qu’on n’est pas sûr qu’il désire aussi cet état de choses, car la proposition est une incursion sur son territoire (sur son temps, notamment). C’est donc, un acte pour lequel on prendra souvent des précautions. La manière la plus directe est la forme de futur perfectif de 1re personne du pluriel (interprétée comme impératif)
(57) В общем, сделаем так. Я приеду к тебе завтра в это же время, и ты приготовишь мне деньги. [C23] | |
On fait comme ça donc. Je viendrai chez toi demain à la même heure et tu prépareras l’argent pour moi. |
On peut avoir la variante avec давай(те) suivi du futur perfectif ou de l’infinitif imperfectif, qui sert d’appel à l’interlocuteur pour donner son aval à l’action commune. Cette forme est moins autoritaire que sans ce mot, car il a pour fonction précisément d’impliquer l’interlocuteur comme responsable de la décision. La construction n’est d’ailleurs pas unitaire du point de vue de l’intonation (intonation montante suspensive sur давай(те), suivie d’une chute sur le verbe), ce qui montre qu’on a affaire à deux opérations.
(58) ― Знаешь, что… давай рок-группу создадим! [C24] | |
– Tu sais quoi…Et si on créait un groupe de rock ! |
On trouve aussi une question au futur imperfectif avec auxiliaire accentué, qui va indiquer une proposition à exécution assez proche. La particularité du futur imperfectif est qu’il met l’accent sur le procès lui-même, or, si, au passé, le procès est plus éloigné que son aboutissement, c’est le contraire au futur, d’où l’effet d’immédiateté.
(59) ― Ну что, будем собираться? ― говорил он отцу небрежно-скучающим тоном. [C25] | |
– Bon, on va se préparer ? – Disait-il à son père d’un ton las. |
La proposition est atténuée par l’interrogation, mais elle est assez directive, car, si on enlève la question, la construction est simplement une instruction pour passer à l’action.
La proposition prend aussi souvent la forme de questions avec может (быть) épistémique, suivi d’un infinitif ou d’un futur perfectif. Le modal est indispensable dans cette construction, sinon on aurait une autre interprétation (question sur la nécessité) :
(60) Слушай, а может, нам на двоих квартиру снять? [C26] | |
Écoute, et si on louait un appartement ensemble ? |
L’interrogation s’explique assez bien si on prend en compte la dernière partie de la glose de Wierzbicka (voir note 12) : le locuteur attend une confirmation, qu’il laisse ouverte. Может (быть) reste ici épistémique. Il présente l’objet de la proposition comme une alternative ouverte, qui a des chances d’être validée par l’interlocuteur. Cette validation est fortement souhaitable pour le locuteur, mais il n’est pas sûr qu’elle le soit aussi pour l’interlocuteur. Il lui laisse donc une porte de sortie.
Il est aussi possible d’utiliser можно dans une phrase déclarative :
(61) А грибов тут, наверное, море?! В лес можно сходить… ― Ты чего? [C27] | |
Il doit y avoir un tas de champignons ?! On peut aller à la forêt…– Qu’est-ce qui te prend ? |
(62) ― Можно сходить к нему домой, ― предложил Гольцев. ― Я покажу, где он живет. [C28] |
– On peut passer chez lui, – a proposé Goltsev. ― Je vous montrerai où il habite. |
Ici on le voit, la phrase ne peut pas être interrogative, car elle serait interprétée comme une demande de permission. Le prédicatif présente une variante qui constitue une possibilité dynamique (prédisposition) pour une action future. Cette proposition est plus forte que dans la forme avec может (быть), car le locuteur pose la variante qu’il considère comme préalable à une action (si cette possibilité existe, on suppose qu’il faut la saisir). On le voit dans la phrase (62), où la continuation ‘je vous indiquerai où il habite’ sert d’incitation assez forte, le remplacement par une forme interrogative en ferait une proposition beaucoup plus prudente.
On peut trouver des variantes très proches avec la forme conjuguée : par exemple dans (60), où la proposition est conditionnée par l’éventuel inconfort de prendre le thé dans une pièce trop froide. La forme conjuguée indique une propriété objective et elle est de ce fait beaucoup plus directive que la forme épistémique. Ce n’est pas une simple possibilité subjective envisagée par le locuteur, mais quelque chose d’objectif, qui s’explique par le fait qu’on peut laisser la cuisinière allumée pour qu’il fasse plus chaud.
(63) ― Если здесь не хотите чаю, мы можем пойти на кухню! (…) Просто Дмитрий Николаевич себя не очень хорошо чувствует, а в кухне газ. [C29] | |
Si vous ne voulez pas prendre le thé ici, nous pouvons aller dans la cuisine (…) Simplement D. N. ne se sent pas très bien, et dans la cuisine, il y a la cuisinière |
2.5. Le conseil
En utilisant les modaux можно, мочь et может быть pour formuler un conseil, le locuteur suggère des actions dont la réalisation est possible pour l’interlocuteur dans une situation donnée. Le conseil ressemble à une proposition, à la différence qu’il ne concerne que l’interlocuteur et doit s’appuyer sur une raison (demande ou situation) pour avoir lieu [Wierzbicka 1987a : 181]. Quant à la proposition, l’action dont il s’agit peut concerner le locuteur autant que l’interlocuteur et n’a pas besoin d’une raison pour être exprimée :
(64) Может, сходим сегодня куда-нибудь поужинать? | |
Si on allait dîner quelque part ? (proposition) |
(65) Может, ляжешь спать пораньше, раз тебе вставать так рано завтра? | |
Si tu te couchais plus tôt, comme tu te lèves de bonne heure demain ? (conseil) |
Le conseil peut être d’ordre général, sans être adressé à quelqu’un en particulier. Dans ce cas-là, comme dans le cas de la permission ou de la proposition, on l’exprime avec можно sans marqueurs de personne. Le conseil est strictement orienté vers une exécution ultérieure, sinon c’est un ordre, une instruction ou un encouragement à passer à l’action. C’est pourquoi on emploie le perfectif, sauf cas triviaux (répétition).
(66) Можно добавить тертый сыр при желании. [C30] | |
On peut ajouter du fromage râpé si on le souhaite. |
Dans cet exemple, при желании est un élément clé qui permet de percevoir la phrase comme un conseil. Cette partie de la phrase pose une condition (‘si on souhaite’) dans laquelle se réalise le conseil où можно suggère la possibilité. Dans (67) un intervenant donne des conseils sur les possibilités de recours dans une affaire judiciaire :
(67) В префектуру можно позвонить. Подать в суд. [C31] | |
On peut téléphoner à la préfecture. Porter plainte au tribunal. |
Lorsque le conseil ne représente pas une possibilité générale, mais s’adresse à quelqu’un de particulier, le modal можно sera précédé par le pronom personnel au datif :
(68) Думаю, что сейчас вам можно подождать… выждать момент. [C32] | |
Je pense que pour l’instant vous pouvez attendre… jusqu’au moment propice. |
Il peut être également exprimé par la forme personnelle de мочь :
(69) В случае давления вы можете обратиться с жалобой в суд или прокуратуру. [C33] | |
En cas de pression, vous pouvez porter plainte au tribunal ou à la préfecture. |
Может быть / может introduit un conseil sous forme interrogative avec un verbe à l’infinitif et un datif pour la personne à laquelle on donne le conseil. La construction avec infinitif et datif sans le modal exprimerait simplement l’obligation. Ainsi, en (70) ce serait une simple question pour savoir si la personne doit partir. C’est le modal épistémique qui crée ici une alternative dans le futur que l’interlocuteur se doit de résoudre. Может (быть) vient atténuer la force du déontique d’obligation, et de ce fait le transforme en un autre directif plus faible, qui est le conseil, dont la particularité est précisément de pouvoir être suivi ou pas.
(70) А когда чай был допит, Юля предложила робко: может быть, тебе сегодня не уходить? [C34] | |
Après le thé, Julia a proposé timidement ; et si tu ne partais pas aujourd’hui ? |
(71) Может быть, тебе попытаться идентифицировать убийцу по голосу? [C35] | |
Peut-être tu pourrais essayer d’identifier l’assassin à la voix ? |
Cette construction équivaut à des constructions avec d’autres modaux, tel сто́ит (‘il vaut mieux, il faudrait’) ou l’incitation avec l’impératif :
(72) Может, тебе отлежаться дома пару дней, пока лучше не станет? | |
Si tu restais à la maison quelques jours, le temps de te remettre ? |
(73) Тебе сто́ит отлежаться дома пару дней, пока лучше не станет. | |
Il vaut mieux que tu restes à la maison quelques jours, le temps de te remettre. |
(74) Отлежись дома пару дней, пока лучше не станет. | |
Reste à la maison quelques jours, le temps de te remettre. |
Moжет peut aussi être employé avec la forme du verbe conjugué au futur :
(75) Может быть, оденешься теплее? | |
Il faudrait peut-être que tu te couvres plus ? |
Par ailleurs, ce modal peut être utilisé lorsque le conseil ne répond pas à une demande de conseil de la part de l’interlocuteur. Il est fondé sur l’observation d’une situation par le locuteur et vient de sa propre initiative. Ainsi, dans (75) le locuteur constate une situation : le temps est froid, l’interlocuteur n’est pas assez couvert, et formule une injonction, qui cependant n’aura que la force d’une recommandation du fait de l’interrogation et du modal.
2.6. L’avertissement
Suivant la définition de warn donnée par Wierzbicka [1987a : 177]12, on peut distinguer trois aspects dans l’avertissement :
- l’injonction d’éviter la situation désagréable
Ici, on utilise la forme négative du verbe perfectif. L’imperfectif porterait sur le procès lui-même : ne pas entreprendre une action. Le perfectif porte lui sur l’accomplissement de la situation. Comme on ne peut pas contrôler cet accomplissement, on va interpréter cela comme une instruction à rechercher ce sur quoi porte vraiment la négation : les actions à mettre en œuvre pour éviter cette situation indésirable. Ici les modaux de possibilité ne sont pas appropriés, car on ne peut pas construire d’alternative pour éviter une situation désagréable. De même les modaux d’obligation seraient plus un rappel ou une recommandation :
(76) Чуть не забыл! Паспорт не забудь! [C36] | |
J’ai failli oublier ! N’oublie pas ton passeport ! (ты не должен забыть паспорт ‘tu ne dois pas oublier ton passeport’ servirait plus à rapporter les paroles de quelqu’un) |
- la simple indication de la conséquence négative
Dans ce cas, on aura souvent un mot pour attirer l’attention sur un danger (осторожно ‘attention’, смотри ‘prends garde’), suivi de можно, можешь/можете ou un présent-futur PF. Le verbe désigne une situation qui n’est pas contrôlable par le destinataire (tomber, faire tomber quelque chose, casser, se trahir en parlant, s’étrangler…), et, pour éviter cette situation, il faut simplement s’abstenir d’une action contrôlable, mais qui n’est pas verbalisée.
(77) «Солдафонкой станешь!», «Потеряешь женственность!», «Никто замуж потом не возьмет» ― вот лишь некоторые предостережения (…). [C37] | |
« Tu deviendras bidasse ! », « Tu perdras la féminité ! », « Personne ne t’épousera après » ― ce n’est qu’une partie des avertissements (…). |
On peut utiliser aussi мочь conjugué, ou можно, pour désigner une mise en garde plus générale. Le sens est dynamique objectif (si p, alors q se produira). L’expression de la mise en garde est faible, ce sont nos connaissances du monde qui nous indiquent qu’il s’agit d’une éventualité à éviter :
(78) ― Сейчас темно ― можно споткнуться и все разбить. [C38] | |
― Maintenant il fait noir ― on risque de trébucher et de tout casser. |
En revanche, может быть n’est pas possible dans ce sens, car il construit une simple éventualité, trop faible pour une mise en garde.
- l’injonction de ne pas réaliser une action, suivie souvent de la conséquence à éviter
Ici on exprime les deux éléments dégagés précédemment, description du danger, et injonction d’éviter la conséquence négative, en prenant certaines mesures. La structure est généralement : injonction de ne pas s’exposer au danger + description des conséquences. Dans l’exemple (79), la conséquence est au passé perfectif, qui est une anticipation du résultat inévitable auquel conduirait l’action indésirable de l’interlocuteur. Un énoncé avec мочь / можно serait, encore une fois, beaucoup plus faible et viendrait en partie en contradiction avec l’impératif de la mise en garde.
(79) Единственное условие: не проговорись, что мы знакомы. Иначе всё пропало / ??иначе всё может пропасть. [C39] | |
La seule condition : ne te trahis pas à propos du fait qu’on se connaît. Sinon c’est foutu. |
2.7. Autres actes directifs
La menace se rapproche beaucoup de l’avertissement, mais dans la menace, le locuteur annonce que c’est lui qui va faire du mal à son interlocuteur si celui-ci ne fait pas quelque chose qu’il ne voudrait pas faire autrement, ou s’il ne cesse pas le comportement qu’il avait adopté. La menace suppose donc une condition implicite. Elle est exprimée en décrivant l’action future du locuteur. Elle n’est guère exprimée par des modaux, car, au contraire de l’avertissement, ce n’est pas un risque dans le monde extérieur que l’interlocuteur doit essayer d’éviter, mais une réaction inéluctable du locuteur si le comportement de son interlocuteur ne change pas. Un modal de possibilité affaiblirait trop l’acte pour qu’il soit encore compris comme une menace, puisque précisément la menace est un acte délibérément menaçant pour la face et le territoire de l’autre.
La promesse n’est pas un acte directif dans la classification de Searle, mais elle suppose aussi un ajustement du monde aux mots, même si, ici, c’est le locuteur qui s’engage à faire quelque chose. Un engagement peut être mitigé par может (быть) (promesse conditionnelle) mais on ne peut pas utiliser les deux autres modaux, qui supposent une modalité dynamique (si on promet, il est présupposé qu’on a la capacité pour mener à bien l’action).
Le reproche [Larreya 1984 : 249] s’exprime avec la forme au conditionnel, ce qui s’explique par le fait qu’il construit un espace mental irréel ou contrefactuel, dans lequel le comportement de l’interlocuteur est autre. Il s’exprime souvent avec la forme finie de мочь, qui implique que l’interlocuteur avait / (a) toutes les prédispositions pour agir, mais qu’il ne l’a pas fait (‘reproche pur’), ou ne le fait pas (reproche-requête).
De même la protestation s’exprime souvent par мочь conjugué avec la négation, pour indiquer qu’une situation n’est pas tolérable, mais on ne peut pas l’exprimer par нельзя ‘il ne faut pas’, qui signifierait que le locuteur a la capacité d’interdire.
(80) Вы не можете так меня бросить. Вы должны хотя бы объяснить… [C40] | |
Vous ne pouvez pas m’abandonner comme ça. Vous devez m’expliquer au moins… |
Conclusions
Nous avons vu que les modaux de possibilité sont utilisés dans la réalisation de plusieurs actes directifs, particulièrement dans des actes menaçants pour l’un des interlocuteurs.
- Можно, par son caractère impersonnel, convient pour demander la permission, car il donne l’impression de ne pas porter uniquement sur la personne du locuteur, mais ne peut être utilisé pour donner la permission qu’en réponse à une demande comprenant déjà cette forme. Il est aussi compatible avec le conseil, et avec la proposition : on présente une option qui semble concerner quiconque, et qui est plus « vague » qu’avec la forme conjuguée, forcément adressée, ce qui la rend moins importune. Il est enfin compatible avec l’avertissement, qui peut porter sur un risque pour quelqu’un.
- La forme conjuguée est compatible avec les mêmes actes, mais est préférable dans les actes moins menaçants, d’où la préférence pour la formule можно я + futur perfectif, pour la demande de permission, mais pas pour la demande de service, où le destinataire doit être précisé.
- La forme épistémique ne participe pas directement à l’expression d’un acte directif, mais vient mitiger certains actes en les présentant comme des éventualités (conseil ou proposition) à charge de l’interlocuteur de choisir une branche de l’alternative.
Une étude plus complète devrait prendre en compte d’autres marqueurs de modalité, notamment de nécessité, en les contrastant avec d’autres formes d’expression de ces actes. Mais il semble déjà que l’on puisse dire qu’il existe de nombreuses constructions (au sens des grammaires de constructions), qui servent conventionnellement à réaliser des actes, et qu’on peut même voir certaines interactions complètes comme des constructions complexes.