Depuis 2019, la revue semestrielle Frontière·s offre un espace dédié à la réflexion épistémologique en Open Access, en français et en anglais. Elle accueille des travaux sur la Protohistoire, l’Antiquité, le Moyen Âge, ainsi que leur réception. Deux fois par an, les chercheur·euse·s sont invité·e·s à réfléchir sur la thématique de la frontière à travers un appel à contributions. En prise avec l'actualité de la recherche, la revue publie également des varia, des comptes-rendus et des chroniques, ainsi que des actes d'événements scientifiques.
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Frontière·s est une revue en accès libre. Cela signifie que tous les contenus sont disponibles gratuitement dès publication, sans frais pour l'utilisateur·rice ou son institution. Les utilisateur·rice·s sont autorisé·e·s à lire, télécharger, copier, diffuser, imprimer, rechercher ou partager des liens vers les articles en texte intégral ou à les utiliser à toute fin légitime sans en demander la permission au préalable aux éditeurs ou aux auteurs, ceci en conformité avec les préconisations du Budapest Open Access Initiative et du Plan national pour la science ouverte.
« Frontière·s »
La notion de « frontière » s’est considérablement enrichie depuis le début du xxe siècle. La confrontation entre les différentes sciences des sociétés anciennes, d’une part, et entre les différentes sciences humaines, d’autre part, a donné naissance à de nouveaux outils conceptuels et à de nouvelles méthodes d’analyse. Aucune approche ni aucune définition ne fait toutefois consensus parmi les spécialistes, ce qui préserve la thématique des dangers de l’uniformisation, mais n’empêche pas les divergences de points de vue.
La frontière
Depuis le xixe siècle, les spécialistes des sociétés anciennes affectionnent particulièrement une certaine approche politique1 des territoires anciens qui présente la frontière comme un « front », à la fois naturel et construit. Cette acception tient notamment de l’étymologie : dans son sens original, le terme français de « frontière » dérive de la terminologie militaire. Avant d’être une démarcation étatique, il s’agit d’un « front » entre deux armées. Cette approche issue de la géographie humaine et de la géographie physique traditionnelles, est ainsi fortement empreinte de la « géographie des officiers »2, initialement conçues pour annexer, contrôler et gérer des territoires.
Encore aujourd’hui, les frontières anciennes sont avant tout appréhendées comme des limites politiques, administratives et stratégiques3. Cette conception domine largement l’ensemble des publications historiques et archéologiques internationales. La conception des frontières politiques, administratives ou militaires antiques a toutefois bien évolué depuis le réexamen de l’approche traditionnelle par Lucien Febvre4. Il est aujourd’hui communément admis que ces dernières n’étaient ni naturelles, ni linéaires, ni fixes, ni hermétiques. Les chercheur·se·s envisagent ainsi ces limites comme des interfaces dynamiques, intégrées dans un système réticulaire et créatrices d’identités culturelles, politiques, mémorielles ou ethniques spécifiques5. On discute notamment de leur caractère « naturel » ou arbitraire, des phénomènes de contournement, de détérioration, de contestation, de leur coïncidence avec les peuples, les civilisations et les nations, ou encore des processus d’« épaississement » et d’effacement. Ces problématiques résultent de l’appropriation par les chercheur·se·s de concepts empruntées à l’étude des sociétés coloniales médiévales, modernes et contemporaines : il s’agit notamment du concept de « frontier », élaboré par Frederik Jackson Turner6 dont découle la notion de « société de frontière »7, mais également des concepts de « fronder of inclusion » et de « fronder of exclusion » formulés par Owen Lattimore8, et de celui de « centre et périphérie », développé par Immanuel Wallerstein9.
Ou les frontières ?
Sous l’impulsion de la sociologie, de l’anthropologie, mais aussi de la géographie culturelle10, un nombre croissant de spécialistes ont décidé d’aborder la frontière selon une acception plus large. Les expressions de « frontières sociales », de « frontières culturelles » ou de « frontières symboliques » sont de fait de moins en moins rares11. Jusqu’à la seconde moitié du xixe siècle, le droit, la littérature, les inscriptions et la toponymie étaient la seule véritable source de connaissances des territoires anciens12. Depuis, la rencontre entre géographie, histoire et archéologie a produit des réflexions stimulantes autour du concept d’« habiter », de « frontière-barrière » ou d’interface13.
L’application de modèles d’analyse empruntés aux autres sciences sociales suscite encore néanmoins de nombreuses appréhensions. Plusieurs spécialistes ont rappelé la nécessité de rester prudent face aux importations méthodologiques extérieures. Ainsi, en 1993, Jean‑Michel Carrié soulevait les dangers d’une « phénoménologie de la frontière », et à travers elle, d’une dissolution des problématiques propres aux sociétés anciennes14. Cette redéfinition du terme de « frontière » n’est pourtant pas totalement neuve, ni purement exogène. On peut ainsi penser aux réflexions de Jean‑Pierre Vernant, dans les années 1960 à 1990, sur les frontières de la mort, de l’altérité, de la religion ou sur les limites épistémologiques entre passé et présent15. Mais plus encore, la notion de frontière est elle-même un anachronisme pour les sociétés anciennes. Il est en effet possible d’associer au terme français une grande variété de vocables antiques et médiévaux qui embrassent une multitude de bornes, de marges, de confins, de fronts et de démarcations que notre vocabulaire contemporain ne parvient pas à traduire avec exactitude. Car les sociétés anciennes, peut-être plus que nos propres sociétés, entretenaient une véritable « obsession des frontières »16. Ainsi, la difficulté de l’approche des frontières anciennes réside dans le fait que, comme le précise justement Michel Casevitz, « confins ou terme, la notion de frontière, telle que les mots la révèlent, n’a jamais été définie, bornée »17.
C’est dans ce sens que Frontière·s souhaite mobiliser les chercheur·se·s : embrasser les différentes facettes de la notion de « frontière », en tant que limite, non seulement géophysique, étatique ou politique, mais aussi sociale, culturelle, symbolique, linguistique, métaphysique, etc. En d’autres termes, les contributions pourront interroger tous les éléments qui créent des séparations entre les individus ou les groupes d’individus au sein des sociétés protohistoriques, antiques et médiévales.