La question des frontières protohistoriques mérite une attention particulière dans le cadre de la thématique abordée par ce numéro de la revue Frontière·s. L’étude des notions d’ethnie1 et d’identité culturelle2 à partir du registre archéologique des sociétés protohistoriques sans écriture conserve toujours un caractère partiel et problématique. L’approche traditionnelle a consisté à cartographier certaines catégories de vestiges dans le but de reconnaître des aires culturelles pouvant coïncider avec les territoires d’ethnies décrites par la littérature gréco-latine3. Cette posture méthodologique n’est pas sans rappeler celles des ethnologues européens confrontés aux sociétés africaines, amérindiennes et asiatiques jugées primitives (préindustrielles et sans histoire) et inférieures4. P. Ruby propose de dépasser cet écueil à partir d’une définition étroite de l’ethnie entendue comme « […] création discursive (même si le discours peut se réduire à l’énoncé d’un ethnonyme et d’une origine), basée sur une ascendance commune parfois “réelle”, le plus souvent mythique5 ». En outre, il préconise une méthode d’interprétation rigoureuse du registre archéologique permettant de passer de la notion de « culture archéologique » à celle d’ethnie6. Les groupes humains se servent effectivement de caractéristiques culturelles (langue, costume, forme d’habitat etc.) pour s’identifier eux-mêmes et signifier aux autres leur différence7. Autrement dit, ils rendent visible leur identité. Selon F. Barth, celle-ci est façonnée par l’interaction avec d’autres selon un processus indissociable de l’existence d’une frontière ethnique. En outre, l’anthropologue a dénoncé l’approche (essentialiste ou substantialiste) des catégories ethniques à partir de leur contenu culturel pour privilégier une étude des frontières de ces entités8. Aussi s’avère-t-il effectivement indispensable en archéologie de s’interroger sur le passage théorique entre les notions de culture matérielle et de style et l’identification d’espaces culturels9.
Le caractère problématique des frontières (ethniques, culturelles, etc.) prend un relief particulier dans le cadre de la péninsule Ibérique au premier âge du Fer10 (viiie-vie siècles avant J.‑C.). J’aborderai cette question à partir de l’étude du paraître et du fait vestimentaire11 des communautés protohistoriques. Cet angle d’approche – que des recherches récentes ont contribué à renouveler12 – s’avère particulièrement pertinent pour appréhender les stratégies mises en place par un groupe (ou un individu) pour s’identifier à un autre (appropriation et échange vestimentaires) ou s’en démarquer. En raison de la rareté des pièces textiles préromaines conservées, il s’agit d’étudier ici des objets de parure fabriqués en métal et dans d’autres matériaux (verre, ambre, os, etc.). En outre, je m’appuierai sur l’idée que le processus par lequel se forme l’identité culturelle va de pair avec celui générant le « style matériel »13.
Fondé sur une réflexion critique des types de délimitations traditionnelles de l’historiographie (culturelles, ethniques, etc.), cet article est l’occasion d’imaginer de nouvelles frontières protohistoriques à partir de l’analyse du mode de production, d’expression et de diffusion du mobilier archéologique (fabrication locale ou exogène, mécanisme d’appropriation, etc.).
De la frontière ethnique au système-monde
Après avoir relevé le non-sens d’une frontière protohistorique perçue comme séparation, j’insisterai sur la manière dont la délimitation des aires d’étude en conditionne l’approche. J’envisagerai ensuite le modèle théorique du système-monde adapté à l’étude de la protohistoire.
La frontière ethnique : une impasse pour l’archéologie protohistorique ?
L’approche historiographique rend non seulement compte du poids des découpages administratifs et politiques de la péninsule Ibérique mais aussi de l’imaginaire actuel des frontières anciennes au moment d’établir des sujets de recherche. Aussi les études régionales présentées lors du colloque Paleoetnología de la Península Ibérica14 semblent-elle parfois involontairement prisonnières des frontières régionales actuelles. Bien que ces travaux sur la paleo-éthnogénèse de la péninsule15 se soient efforcés de reconnaître différentes ethnies, cette question reste encore problématique car les critères d’identification demandent à être explicités et affinés16. Ils témoignent parallèlement de la tendance à questionner, voire à réhabiliter, le terme d’ethnie et ses notions dérivées. Deux termes récurrents dans la recherche archéologique espagnole17, « ethnogéographie » et « paléoethnographie », renvoient à l’objectif de retrouver le substrat18 ou encore le processus de formation19 des ethnies préromaines.
Bien que cette approche se soit considérablement accentuée ces dernières années20, elle ne fait pas l’unanimité21. Des travaux anthropologiques, géographiques et archéologiques ont depuis longtemps montré que les cartes de répartition d’un type d’objets ne reflètent pas toujours l’expression d’une identité ethnique ou culturelle. En fonction du critère retenu pour être cartographié, les délimitations entre les « cultures archéologiques » de la péninsule Ibérique au premier âge du Fer fluctuent clairement (fig. 1). Selon P. Brun, une approche de la partition de l’espace étudié en zones doit passer par l’observation d’assemblages « polythétiques » de types d’objets caractérisant une culture et son expansion géographique22. Chaque critère retenu (typologique, technique, etc.) ne permet pas de définir une culture mais un « fait culturel » et autant de zones et de frontières superposables ou non. Dans cette optique, la carte ci-contre (fig. 2) récapitule les interactions interrégionales de l’Occident péninsulaire en fonction de l’assemblage « polythétique » de plusieurs objets de parure. Cette démarche rejoint celle de l’anthropologue J.-L. Amselle pour qui l’étude de « l’objet ethnique » exige de déceler les multiples « traits culturels » des sociétés et de les retranscrire sur des cartes pour en définir les limites mouvantes23. Les frontières naturelles (montagnes, fleuves, déserts, etc.) ne constituent pas davantage des arguments plus solides pour tracer les contours des identités culturelles, elles peuvent être traversées ou constituer des zones à part entière24.
Les entités spatiales que j’ai retenues dans cet article coïncident en grande partie avec la façade atlantique de l’Europe sud-occidentale : le Portugal, le centre et le nord de l’Espagne et le sud-ouest de la France. Les désavantages d’une étude limitée géographiquement à une frontière nationale sont connus : d’abord en raison du poids mental des limites administratives au moment d’opérer des comparaisons ; ensuite, en raison de leur illégitimité historique. Pour les mêmes raisons, j’ai choisi de dépasser certaines frontières naturelles, telles que les Pyrénées, afin d’incorporer l’Aquitaine méridionale dans l’analyse25. De toute évidence, le croisement des données actuellement disponibles dans le registre archéologique n’autorise pas la reconnaissance d’ensemble culturels unitaires et homogènes dans l’espace étudié, elles invitent au contraire à travailler sur la cohérence des faciès archéologiques puis à engager une étude comparée des réalités régionales. Devant l’impossibilité de retracer les frontières ethniques, une nouvelle piste de réflexion consiste à penser les multiples réseaux d’échanges – espaces de production, de circulation et de consommation26 – ayant formé et structuré localement des sociétés aux tailles et structures diverses27.
Centre, périphérie et marge : de nouvelles frontières contestables
Au premier âge du fer, l’Europe sud-occidentale est considérée comme périphérique au regard d’un modèle de système-monde28 centré sur la Méditerranée29, dans lequel prennent une part active le pôle tartessique30 et la zone paléo-ibérique et languedocienne31. L’image dépeinte par ce système, fondée sur une certaine forme d’organisation de l’espace, me semble imparfaite et insatisfaisante pour plusieurs raisons. Les zones situées aux confins – autrement dit, les communautés de « l’extrême périphérie » – devraient, en raison de leur éloignement géographique, être isolées ou peu influencées par les logiques de ce système. L’isolement géographique a servi d’argument pour expliquer leurs différences culturelles, condition même du caractère « retardataire » et « primitif » de certaines communautés du nord de la Péninsule32. Progressivement, le contact entre les cultures – par diffusion, acculturation33, etc. – aurait amené une atténuation puis une disparition de ces différences. Cette vision se matérialise clairement dans les cartes schématisant, par des flèches unidirectionnelles, la diffusion des influences artistiques méditerranéennes vers le centre de la péninsule Ibérique (fig. 3).
La zone d’étude choisie offre la possibilité de dépasser le modèle évoqué précédemment et d’envisager une plus grande complexité dans les circuits d’échanges, en travaillant par exemple sur le réseau pyrénéen, tout en ouvrant une réflexion sur la circulation des idées et des savoir-faire entre les mondes atlantique et méditerranéen. La dynamique méditerranéenne est, certes, difficilement contestable qu’il s’agisse d’orientalisation ou d’ibérisation34 : ces processus de changements culturels affectent, dans la péninsule Ibérique et le sud de la France, les groupes indigènes qui se trouvent respectivement en contact (direct ou indirect, continu ou discontinu) avec les populations proche-orientales dès le ixe siècle puis ibères à partir des viie-vie siècles. Toutefois, ces phénomènes ne résument pas à eux-seuls la situation : les sphères « périphériques », ou sous-systèmes, ont bien souvent leur cohérence propre voire un développement autocentré35. De toute évidence, il est aujourd’hui impensable d’expliquer le caractère « inintelligible » et rare des objets de parure orientalisants au-delà de la moyenne vallée du Tage par l’incapacité des communautés à les interpréter et s’en servir comme moyen d’affirmation du pouvoir36. On ne saurait douter que les échanges de biens, d’idées et de savoir-faire, comme la circulation des hommes, acquièrent une signification particulière dans ces nouveaux contextes du nord et de l’ouest de la Péninsule, au sein de logiques sociales, culturelles, économiques et politiques propres.
De la frontière au réseau : nouvel écueil ou perspective ?
Entre en jeu la problématique des aires stylistiques établies à partir de l’analyse du fait vestimentaire. L’autonomie des frontières artistiques vis-à-vis des fractures politiques et linguistiques ayant été maintes fois énoncée et démontrée37, elles sont ici envisagées comme révélatrices d’autres dynamiques socioculturelles que je souhaite évoquer.
Des sphères d’interaction stylistiques…
L’utilisation de la fonction sociale du style de la culture matérielle renvoie à une stratégie identitaire. Elle viserait à marquer et conforter des frontières ethniques ou culturelles dont elle maintiendrait la tension38 tout en signalant des informations sur des identités relatives39.
L’étude des catégories d’objets, matériaux, motifs et techniques constitutifs du vêtement protohistorique de la péninsule Ibérique au premier âge du Fer m’a permis de dégager deux communautés d’art40, c’est-à-dire deux entités géographiques partageant un bagage artistique commun. La première regroupe des ornements partagés par une grande partie de l’Occident péninsulaire, marqués par le goût orientalisant, et intégrant la sphère d’interaction de l’espace dit tartessien (fig. 4). La seconde regroupe les parures évoluant au sein du réseau pyrénéen et de la Meseta orientale en connexion avec la région ibérique du golfe du Lion (fig. 5 et 6). Le résultat de cette réflexion conduit non seulement à envisager les connexions intra-péninsulaires plus nombreuses et complexes qu’il n’y paraissait au départ, mais aussi à relativiser le modèle centro-périphérique présenté plus haut.
En parallèle des réflexions menées sur ces deux sphères stylistiques, je me suis intéressée aux types d’objets de parure dont la répartition spatiale dépasse ces frontières. Leur importance a sans doute été sous-estimée jusqu’à présent principalement en raison de la difficulté d’intégrer ce phénomène au sein d’un schéma historique cohérent. Pour le dire autrement, il n’est pas toujours évident de préciser les conditions de leur présence – moyens, vecteurs, acteurs et ressources – dans certaines régions plutôt que d’autres à une époque donnée. Deux situations principales se dégagent : d’une part la production de types difficilement rattachables à une zone donnée41 (fig. 9.1-2), d’autre part les objets circulant d’un bout à l’autre de l’Europe sud-occidentale, témoignant de l’influence d’une sphère stylistique sur l’autre42 (fig. 9.3).
… aux frontières-réseaux
Bien que l’exemple précédent démontre à lui seul le caractère décloisonné des sphères d’interaction, il ressort que le Nord-Ouest péninsulaire, la façade atlantique septentrionale et l’espace sud-aquitain apparaissent comme des territoires plus autocentrés. À titre d’exemple, la faible représentativité des fibules touche assez largement le Nord-Ouest43 (fig. 7). Toutefois, les épingles à tête enroulée (fig. 9.7), adoptées dès le viie siècle dans le costume de la zone littorale de la Galice et dans l’ouest de la Meseta, témoignent d’affinités avec les régions situées au nord du système central et la haute vallée de l’Èbre. Quant au costume des groupes de l’ouest de la Meseta septentrionale, il intègre deux catégories d’ornements vestimentaires rattachées à la parure de la Meseta orientale44 (fig. 8 et fig. 9.4-5-6). Ils attestent la circulation au nord du système central d’objets de parure ou de patrons formels formant partie intégrante des panoplies de la vallée de l’Èbre et de la zone du système ibérique.
Les exemples retenus dans cette démonstration tendent à démontrer que le choix du vêtement ne résulte pas d’une genèse unilatérale, issue soit du domaine orientalisant, soit ibéro-languedocien, mais plutôt d’une série de transferts multilatéraux. En ce sens, les régions septentrionale et centrale de la péninsule Ibérique ne peuvent plus être confinées dans l’image de zones réceptrices d’objets de parure exogènes. Loin d’être périphériques, elles se trouvent dans une zone de « frontière » stylistique entre deux sphères dynamiques dont les limites sont dilatées. Intermédiaire et transitoire, celle-ci n’est ni continue ni linéaire : les communautés y affirment ou se construisent leur identité en sélectionnant les affinités avec les autres régions. Cette situation trouve une correspondance avec la notion d’espace « réticulé » conçu comme un réseau complexe de relations entre groupes locaux, souverains et distants géographiquement dont les rapports sont fondés sur les échanges et les préséances45.
Conclusion
La frontière protohistorique reste encore à imaginer. En travaillant en dehors de l’espace du système centro-périphérique de l’époque archaïque, émerge un « anti-monde » ou « monde à l’envers46 » replaçant au cœur de la réflexion la notion de « frontière » pour mieux la déconstruire47. L’impression qui ressort d’une première phase de l’âge du Fer où, dans la Péninsule, les stimuli sont largement impulsés par la zone méditerranéenne (orientalisation) s’explique bien souvent par le caractère indigent des données issues du registre archéologique pour la transition Bronze-Fer. Par ailleurs, ces connexions sont très rapidement diversifiées au cours du premier âge du Fer selon un réseau pyrénéen et un réseau atlantique48, parallèles au réseau plus proprement ibérique (ibérisation). Selon l’idée d’un fonctionnement réticulaire des réseaux, les régions situées au nord du système central constitueraient des pôles reliés entre eux et largement indépendants de leur voisinage. Envisagée comme outil heuristique, la notion de frontière reste pertinente mais il est inévitable d’en accepter une composante essentielle : en raison de sa nature fluctuante et polysémique (linguistique, stylistique, etc.), elle est imaginée, elle reste donc toujours à démontrer.