Les frontières de l’Africa : entretien avec Stéphanie Guédon

Texte

Stéphanie Guédon est maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches en histoire romaine au Centre de recherches interdisciplinaires en Histoire, Histoire de l’Art et Musicologie (CRIHAM) de l’Université de Limoges. Ses travaux abordent la vie politique et sociale des provinces romaines, et notamment la question des mobilités et des frontières dans le monde romain, plus spécifiquement en Afrique. Sa thèse de doctorat, soutenue en 2006 et publiée en 2010, a ainsi porté sur les voyages dans l’Afrique romaine (missions d’exploration, voyages d’agrément, déplacements professionnels ou privés) et l’insertion de ces derniers dans le processus de romanisation. Stéphanie Guédon fut également coordinatrice du partenariat Hubert Curien Maghreb – programme pluriannuel la Casa de Velázquez, intitulé « DÉSERT : la frontière méridionale du Maghreb à l’époque antique et médiévale, espace de confins et territoires d’échanges ». Ce programme a notamment donné lieu à plusieurs colloques en France, en Tunisie et en Algérie, desquels sont issus plusieurs ouvrages collectifs (La frontière méridionale du Maghreb. Approches croisées (Antiquité-Moyen Âge), 2018 ; Vivre, circuler et échanger sur la bordure septentrionale du Sahara (Antiquité-époque moderne), à paraître, 2020).

Son ouvrage La frontière romaine de l’Africa sous le Haut-Empire1, publié aux éditions de la Casa de Velázquez en 2018, a reçu le prix Serge Lancel de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (février 2020). Stéphanie Guédon y étudie le concept en dépassant sa seule dimension militaire. Au moyen d’une étude multiscalaire, elle analyse la complexité des relations entre l’État romain, les autorités et les populations locales et leurs manifestations dans le territoire africain.

Vincent Chollier (VC pour la suite) : Pour débuter cet entretien, nous commencerons par une question de définition. Qu’est-ce que l’Africa ? Quels en sont les contours chronologiques et spatiaux ?

Stéphanie Guédon (SG pour la suite) : On peut entendre l’Africa de plusieurs façons. Au sens géographique, il s’agit du « continent africain » tel qu’il est connu, perçu par les auteurs de l’Antiquité. C’est ainsi que l’appelle Pline l’Ancien au ier siècle de notre ère. Cette appellation géographique est aussi celle de la grande province d’Afrique proconsulaire, que les Anciens, notamment Pline lui-même, désignent par le terme d’Africa. Cela participe de l’ambiguïté de l’usage du mot. Quand Pline nous parle des limites de l’Africa, on ne sait pas toujours s’il parle des limites de ce grand territoire continental africain ou de la province. S’il aborde le premier, et donc le peuplement africain, il borne l’Africa par l’Éthiopie en tant qu’ensemble culturel distinct. S’il aborde la province, il implique alors des limites politiques, territoriales. Mon travail concerne plus particulièrement la genèse de la province d’Afrique proconsulaire, apparue au début du Principat. Il s’agit alors d’une réunion des provinces de l’Africa vetus et de l’Africa nova.

VC : Par quels termes désigne-t-on la frontière dans le monde romain ? Quelles conceptions de la frontière induisent ces termes ?

SG : Les Anciens utilisent pour parler des limites territoriales le substantif finis, que l’on trouve par exemple chez Virgile à travers la fameuse formule « imperium sine fine » (Aen., 1, 279). Ce sont des limites au sens large. C’est le mot limes qui connaît dans notre langage actuel la plus grande popularité, mais son emploi est très débattu par les historiens. Malgré son étymologie ancienne, le sens que nous lui donnons aujourd’hui est très contemporain. Il ne commence à être employé qu’à la fin du xixe siècle, au prisme de notre propre conception de la frontière. On a ainsi collé à ce mot latin la signification de frontière militaire, linéaire et défensive et c’est ce sens géopolitique qui est employé par les archéologues, les historiens et les historiens de l’art. Chez les Anciens, le mot n’est que rarement employé pour désigner l’idée de limite militaire, son sens est beaucoup plus général. Tacite, par exemple, l’utilise pour évoquer des chemins tracés à travers la végétation dans le cadre des opérations de conquête. Il n’y a donc pas nécessairement de linéarité dans l’acception du mot à Rome. La frontière est d’abord une construction humaine qui se perçoit à travers plusieurs échelles : les discours théoriques, le vécu des populations qui l’habitent, etc. Sur le plan épistémologique, cette confrontation peut se voir lorsque l’on compare les données littéraires ou archéologiques par exemple, qui présentent deux réalités distinctes. Certaines études contemporaines en ont toutefois révisé le sens, afin de nuancer la conception linéaire du limes qui dominait. Ainsi Giovanni Forni, Benjamin Isaac, Charles R. Whittaker ont décrit dans leurs travaux la frontière romaine comme un espace flou, mouvant, mais aussi ouvert, non plus défensif.

Gaëlle Perrot (GP par la suite) : Peut-on parler de « limites étatiques » sans faire d’anachronisme pour le monde romain, et plus encore, pour le cas des provinces africaines sous le Haut-Empire ?

SG : Rome n’a pas conçu dès l’origine de son expansion de limites étatiques, mais elle a pu considérer l’idée dans un second temps. Les Anciens, notamment Appien, n’appliquent pas la notion de frontières de la domination romaine à des territoires, mais à des peuples, à des hommes. Cette conception ressort dans la définition que Rome fait d’un point de vue administratif, étatique en un sens, de la provincia. À l’origine, la provincia est le champ d’intervention du promagistrat, de l’homme envoyé aux confins de l’État romain en somme. Dans un deuxième temps, vers la fin du iie siècle av. J.‑C. avec l’instauration de la lex Porcia, on a voulu définir les limites précises de ce pouvoir individuel sur les plans politique et territorial. Dès lors, la province a commencé à avoir une acception territoriale. L’Afrique présente toutefois un exemple exceptionnel de limite étatique, entendue ici comme limite territoriale décrétée par un État : la Fossa regia. Creusée par Scipion Émilien du côté romain, il s’agit d’une limite matérielle établie entre le pouvoir du royaume de Numidie et la provincia romaine en Afrique. Elle s’étire en théorie de Thaenae à Tabarka, mais son tracé est très débattu ainsi que sa nature même. Pol Trousset soulignait à juste titre que le mot fossatum n’avait pas encore intégré le vocabulaire militaire au moment de sa réalisation. Bien qu’elle ait sans doute été creusée par l’armée romaine, la Fossa regia n’était pas forcément une limite militaire dans les mentalités romaines. Par ailleurs, le qualificatif de « regia » dans sa dénomination nous amène à nous demander la part d’initiative du royaume numide dans son élaboration.

GP : L’exemple de la Fossa regia est intéressant, car il nous amène à aborder une approche matérielle, concrète de la frontière que l’on trouve dans certains travaux, mais aussi parfois chez les Anciens. Existe-t-il des frontières « naturelles » en Africa ?

SG : La littérature nous apporte plusieurs exemples de ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui des frontières naturelles. L’Atlas, par exemple, est une limite à la fois géographique et symbolique, plus qu’une limite politique. Il s’est d’abord imposé comme un horizon à la fois effrayant et mythique, vers lequel on a pu envoyer des expéditions scientifiques et militaires. L’Atlas est donc une sorte de « frontière de la connaissance » pour les Romains. Plus à l’est et au sud, les auteurs antiques décrivent les fleuves comme des limites : l’Ampsaga est nommée ripa, « la rive », et le Nigris (sans doute l’oued Djedi) est présenté comme la frontière méridionale de l’Africa selon Pline. Il ne s’agit pourtant pas pour l’auteur d’une limite territoriale clairement définie et contrôlée, bien que Pline parle probablement ici plutôt du territoire de la provincia. Ces limites « naturelles » s’apparentent davantage à des horizons à conquérir.

GP : Dans cette optique, que pensait-on à l’époque romaine de la zone présaharienne, s’agissait-il d’une limite infranchissable ?

SG : C’est une conception davantage contemporaine du Sahara. Le monde saharien antique est en fait mal connu. Là où les auteurs antiques manquent de connaissances, ils placent des populations paradoxales, monstrueuses, qui ne sont pas vraiment des hommes, car elles habitent des espaces lointains aux conditions difficiles. Ces peuples sont similaires à ceux qui peuplent d’autres confins, comme en Inde par exemple. Dans les études modernes et contemporaines, le monde saharien a été considéré comme une limite hostile pour coller à la conception linéaire de la frontière romaine. Les vestiges archéologiques découverts au moment de la colonisation européenne par les troupes notamment ont été essentiellement interprétés comme militaires, dans l’optique du projet colonial qui voulait se placer dans les pas de Rome. Ces vestiges, nombreux et implantés en bordure d’un espace désertique, ont été envisagés comme les témoins du danger saharien. À l’aune du déterminisme géographique des xixe-xxe siècles, les populations sahariennes étaient vues comme nécessairement nomades et adeptes du pillage dans les « vertes contrées » romaines.

GP : Nous pouvons essayer maintenant d’avoir une approche diachronique de la frontière en Africa, en commençant avant l’instauration de la province romaine. A-t-on une idée de la conception par les royaumes africains indépendants de leur propre territoire ?

SG : C’est une question à laquelle il est difficile de répondre, faute de sources directes. La Fossa regia que j’évoquais plus haut nous permet toutefois d’apporter des éléments de réponse. On peut penser par son appellation qu’il y a eu concertations, convergences, négociations pour le tracé du fossé et que celui-ci reflétait peut-être une forme de représentation d’une limite. Mais l’exemple reste tout à fait exceptionnel pour l’histoire romaine. Rome hérite de territoires indigènes au moment de la conquête, de leurs limites, dont les contours sont manifestement flous. Gabriel Camps explique ce flou par le fait que la souveraineté numide ou maure ne reposait pas à proprement parler sur la propriété territoriale, mais sur l’idée de sujétion personnelle, traitée au cas par cas avec chacune des tribus qui peuplaient le royaume. En fonction du degré de soumission des tribus, cette sujétion avait un caractère plus ou moins mouvant. Quant au tracé des zones d’influence de chaque tribu, toute définition relèverait ici de la conjecture.

GP : Pour le Principat, vous évoquez dans votre ouvrage une période de « construction progressive de la frontière ». Pouvez-vous nous expliciter ce processus d’établissement territorial ?

SG : L’héritage des territoires africains place sous la domination romaine des limites qu’elle n’a pas encore atteintes. La région du Nigris, par exemple, qui devait en théorie définir la province d’Afrique proconsulaire au ier siècle apr. J.‑C., reste une région très mal connue qui n’est pas du tout maîtrisée directement par Rome. C’est la raison pour laquelle je parle de « frontières virtuelles », expression employée à propos de l’Hispanie par François Cadiou et Pierre Moret. Pour imposer son autorité et tenter d’atteindre les limites concrètes de ce territoire pour en faire la véritable conquête militaire, Auguste lance plusieurs expéditions vers ces confins. Cornelius Balbus reçoit ainsi un triomphe pour ces expéditions vers le Nigris au sud-ouest, sans que l’on sache s’il a franchi le fleuve, et le pays garamante au sud-est qui dans les faits n’a pas été conquis.

GP : Il s’agissait par ailleurs du dernier triomphe accordé à un sénateur qui ne faisait pas partie de la domus Augusta. Quelle dimension symbolique revêt le triomphe de 19 sur les Garamantes ?

SG : Il donne l’impression d’être la conquête des ultimes confins. De fait, cela ne doit rien au hasard : je pense que l’expédition était prévue depuis un certain temps ; elle mobilisa les armées pendant plusieurs mois, elle coûta beaucoup d’argent et impliqua à sa tête quelqu’un qui pouvait notamment mettre ses propres moyens à l’œuvre. Le choix de Cornelius Balbus, dont la richesse était notoire, n’est pas anodin. Le retentissement de cette expédition explique ainsi les distinctions qui lui furent accordées. Celle-ci permit de réviser les distances appréciées dans l’œuvre géographique d’Agrippa, elle eut un apport considérable à la connaissance géographique de son temps.

GP : Vous parliez des Garamantes, un peuple jugé hostile par les auteurs antiques. S’agissant de l’Africa, que pensez-vous de l’idée de frontière en tant que barrière qu’il faut à tout prix défendre contre des populations hostiles ?

SG : Plusieurs éléments sont à prendre en compte. Revenons tout d’abord sur les vestiges militaires évoqués en préambule, d’un point de vue historiographique : une multitude de présumés camps romains auraient sillonné cette longue frontière africaine et on leur a imputé cette notion de défense militaire. J’ai évoqué plus tôt le contexte colonial de leur prospection. À la suite de la décolonisation française, cette idée a pris du plomb dans l’aile, et certains chercheurs ont entrepris de réviser l’interprétation de ces édifices, d’un point de vue archéologique. C’est le cas en particulier de Nacéra Benseddik qui a montré qu’un certain nombre de ces installations n’étaient pas des camps militaires, mais des fermes. On est encore très loin d’avoir révisé l’ensemble des vestiges, mais ces dernières décennies ont remis en question l’image d’une frontière hérissée de camps romains. S’agissant des « ouvrages linéaires », c’est-à-dire des murs, comme le Mur d’Hadrien en Bretagne : on en a retrouvé ponctuellement en Afrique, essentiellement en Algérie, en Tunisie et en Libye – on peut évoquer également le Maroc, mais dans d’autres circonstances. En définitive, ce sont soit des portions de véritables murs, soit des fossés précédés d’un muret, soit de simples fossés qui ont été interprétés comme des fortifications linéaires. Or, ils ne dessinent pas une limite continue au sud de l’Afrique romaine. Leur identification et leur datation demeurent un problème. Nous manquons d’études au sol pour pouvoir dater précisément ce qui semble être des constructions de l’Antiquité, remontant probablement à la période de l’Empire romain. Et quel était leur objectif ? Ils servaient potentiellement à délimiter le territoire de cités ou de peuples avant de matérialiser la frontière romaine à proprement parler. En revanche, le lien avec la frontière provinciale peut être envisagé pour une structure en particulier : la Seghia Bent el‑Krass près du Nigris. Il s’agit d’une structure linéaire, interprétée à l’époque médiévale comme un canal, d’où son nom. En outre, il faut réviser cette idée de frontière défensive parce qu’elle impliquait l’existence d’un danger. On constate aujourd’hui, de même que pour l’Orient, que rien ne permet d’étayer l’hypothèse d’un danger pérenne : on n’a pas de témoignages d’un monde saharien immuablement hostile et dangereux. Au contraire, on a en fait une frontière romaine plutôt poreuse et discontinue avec des camps qui ne dessinent vraisemblablement pas une ligne. Tracer un trait est une prise de position très forte et cela fausse complètement l’interprétation. Pour la frontière d’Afrique proconsulaire, longue de 1 200 km, on sait qu’entre 10 000 à 12 000 hommes étaient affectés dans la région selon les époques. Cela équivaut à la garnison du Mur d’Hadrien. On ne pouvait donc pas, avec si peu d’hommes, surveiller une frontière aussi vaste. Cela invite à remettre en cause l’idée de danger et l’existence de conflits permanents dont on n’a pas la trace.

GP : Vous remettez donc en question la conception de la frontière comme une limite défensive imperméable et revenez également sur un autre attendu historiographique de la frontière africaine, celui de « la résistance africaine à la romanisation » (pour reprendre le titre de l’ouvrage de Marcel Bénabou). Peut-on parler de résistance à la frontière romaine de la part des populations locales ?

SG : Le mot « résistance » me gêne autant que le mot « romanisation » parce qu’il induit une volonté d’imposer ou de ne pas accepter quelque chose. Mais encore faut-il avoir la trace de cette volonté d’imposer ou de cette volonté de ne pas accepter. Il peut avoir existé des faits caractéristiques d’une certaine africanitas sans devoir les interpréter comme une résistance. Rome n’a pas non plus cherché à imposer, ni à surimposer à des pratiques locales, ses propres coutumes. Elle l’a fait dans certains domaines, dans d’autres non. Ce qui est gênant dans ces deux mots c’est qu’ils sont focalisés sur l’idée de réussite ou d’échec de Rome comme le soulignait Yvon Thébert. Ce qui m’intéresse c’est de voir ce que la frontière représentait pour les populations civiles et militaires. Dans le cadre de la frontière, il est très difficile de parler de résistance puisqu’on n’en a pas d’indices dans le cas de l’Afrique.

VC : N’y a-t-il aucune source littéraire qui rapporterait des soulèvements ou des populations agressives ?

SG : On en a bien sûr, particulièrement au début de la conquête romaine, puisque c’est une conquête violente qui a pu déstabiliser des populations vivant dans des écosystèmes fragiles, notamment les milieux oasiens. On a des témoignages de peuples qui ont essayé de résister contre Rome et cette conquête, qui ont dû fuir, se retrancher dans d’autres oasis, etc. Des révoltes sont visibles jusqu’au ier siècle apr. J.‑C., puis on voit que Rome réussit à mater tout acte de rébellion. Pour la suite, sous le Haut-Empire, on ne sent pas que la présence romaine soit quelque chose contre laquelle il faut résister. Cela ne veut pas dire qu’il n’y eut aucun problème ou que la période ne fut pas conflictuelle, mais on n’en a pas la preuve tangible. On ne peut pas expliquer l’installation d’un camp romain par un danger, une situation de crise du moment où on n’en a pas la trace.

GP : D’ailleurs, quel est le rôle quotidien de l’armée dans ces fortins auxiliaires et dans ces camps légionnaires ?

SG : Ce rôle quotidien peut être étudié de manière très concrète pour un camp : celui de Gholaia (Bu Njem). Il se situe en Libye actuelle, pense-t-on sur la frontière ou à la limite de l’empire. Ce camp est l’un des rares en Afrique à avoir été fouillé et à avoir livré un si riche corpus d’ostraca (publiés en grande partie). Il s’agit de comptes-rendus journaliers : nombre de malades, nombre d’hommes envoyés en mission, mentions de personnes venues pour livrer des marchandises et de la nourriture, etc. On y apprend, en somme, toute la vie du camp et les circulations alentour. Les hommes de la garnison étaient affectés à une activité de patrouille aux alentours de Bu Njem, notamment de surveillance de la circulation caravanière. On ne retrouve pas une telle richesse documentaire pour les autres castra africains, mais on peut supposer que les camps de Gemellae et Castellum Dimmidi en Numidie (en Algérie actuelle) avaient également pour mission de surveiller les populations gétules. J’emploie le terme de « surveillance » à dessein, pas celui de « contrôle », car on a pu penser que la mission de l’armée romaine était de contrôler les frontières. Là encore, il me semble que c’est une notion qui est très moderne. A-t-on des signes d’un contrôle établi à la frontière de l’Afrique, d’une politique générale de Rome de contrôle à ses frontières ? Non. Que l’on ait contrôlé ponctuellement, à des lieux précis, qui passait la frontière romaine, je n’en doute pas, notamment en période de tensions limitrophes. Or on a interprété le camp de Bu Njem comme un point de contrôle à la frontière et donc on l’a considéré comme une porte d’entrée dans l’empire. Mais en définitive, ce que l’on contrôlait à Bu Njem, ce sont les hommes qui passaient par la garnison, parce qu’on ne laisse pas entrer n’importe qui dans une garnison romaine. Il n’y a donc pas de politique générale de contrôle de la part de Rome à ses frontières, mais des restrictions ponctuelles en cas de tensions.

VC : Si l’on met en parallèle ces réflexions avec le tarif de Zaraï, ou encore celui de Coptos, ne peut-on pas supposer que c’est cela l’objectif de Rome : taxer le commerce et les échanges plutôt que contrôler la zone ? Est-ce que cela correspond à votre vision de la frontière romaine d’Afrique ?

SG : Effectivement, on surveille le commerce parce qu’il profite à Rome. À Zaraï, en Algérie actuelle, on n’est pas immédiatement sur une frontière, de fait les postes de douane romains ne sont pas systématiquement sur les frontières. Dans le tarif de Zaraï, on voit un certain nombre de marchandises, de fournitures, qui viennent de l’extérieur et sont taxées dans le cadre de la douane d’Afrique. Parmi elles, la rubrique des « étoffes étrangères » paraît énigmatique. J’ai émis l’hypothèse qu’il s’agissait d’étoffes véhiculées par des populations extérieures à l’empire, vivant au sud – peut-être des Garamantes – qui maîtrisaient les pistes du désert, au contraire de Rome. Ce fut en partie l’ambition des expéditions menées entre Auguste et Septime Sévère d’y remédier, mais cela n’aboutit jamais. D’un point de vue matérielle, les fouilles anglo-saxonnes et italiennes menées dans le désert libyque, au Fezzan, et qui ont livré notamment du matériel céramique, montrent l’ampleur des échanges entre les Garamantes et la province romaine.

GP : Vous envisagez donc la frontière africaine comme une interface à l’instar d’autres historiens des frontières romaines. Certains spécialistes du Mur d’Hadrien parlent même de fluid frontier. Pensez-vous que l’expression peut s’appliquer pour l’Afrique romaine ?

SG : Oui, complètement. Pour une raison pratique que j’évoquais plus tôt : Rome ne pouvait pas matériellement surveiller cette frontière. Et de fait, elle était poreuse donc fluide et perméable… Les traces de ces échanges sont ténues pour la partie occidentale du Sahara, mais beaucoup plus tangibles du côté oriental, comme on vient de le dire avec les Garamantes.

GP : Vous vous êtes questionnée sur le développement d’une « société de frontière » en Afrique, concept que l’on trouve plutôt employé pour parler des sociétés coloniales médiévales, modernes et contemporaines. En avez-vous décelé une en Africa ? Et de quel type de société s’agit-il ?

SG : On ne s’est effectivement pas beaucoup posé la question des « sociétés de frontière » pour l’Antiquité. On s’est focalisé sur les garnisons romaines, moins sur les civils et sur l’impact de la frontière sur la vie au quotidien de ces derniers. C’est de là qu’est partie ma démarche. On peut en déceler des conséquences particulières : des villes de garnison se développent, il se produit donc des interactions entre les populations civiles locales et les militaires qui arrivent aussi avec leurs familles. Cela crée une mixité sociale, mais c’est une idée qui n’a pas encore été beaucoup étudiée, faute de fouilles archéologiques récentes qui envisageraient cette question en particulier. Les villes de garnison étudiées pour l’Afrique l’ont été au moment de la colonisation française, lorsque l’intérêt des archéologues était borné à l’enceinte des camps. On a également mis de côté la culture matérielle locale pour mettre en exergue les inscriptions et les objets vus comme porteurs de la culture romaine. Vous voyez que l’intérêt pour les sociétés civiles est resté mineur. Le cas le mieux documenté, c’est encore une fois Bu Njem, où la ville a été fouillée de façon plus approfondie. De façon plus générale, vers la fin du Haut-Empire, on constate que Rome se décharge progressivement sur ces sociétés locales pour assurer la surveillance de la frontière, particulièrement dans la partie libyque, en Tripolitaine. Des chefs locaux acquièrent ainsi des titres de commandement militaire romains, comme une forme d’officialisation d’une fonction qu’ils occupent depuis un certain temps déjà.

VC : La perception des nomades et des migrants est souvent très négative dans les textes antiques : ce sont des envahisseurs, des agresseurs, ceux qui viennent piller. A-t-on ce type de dénominations dans les textes impériaux comme on peut l’avoir en Égypte ancienne, par exemple ?

SG : La question du nomadisme est l’un des gros problèmes historiographiques de l’Afrique ancienne. Pour l’Antiquité, on n’a pas de traces matérielles de nomadisme. La colonisation française a là encore fortement influencé l’historiographie. Chez la plupart des auteurs grecs et romains, les peuples du désert sont forcément nomades. L’image du nomade qu’ils véhiculent dans leurs écrits est négative, car pour eux c’est la cité qui fait la civilisation. Or, par essence, le nomade est celui qui ne connaît pas la cité. En revanche, les Anciens n’associent pas nomadisme et frontières en Afrique comme le fait l’historiographie contemporaine.

Notes

1 Disponible en accès libre : https://books.openedition.org/cvz/6537. Retour au texte

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Référence électronique

Stéphanie Guédon, Vincent Chollier et Gaëlle Perrot, « Les frontières de l’Africa : entretien avec Stéphanie Guédon », Frontière·s [En ligne], 2 | 2020, mis en ligne le 19 juin 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/frontiere-s/index.php?id=348

Auteurs

Stéphanie Guédon

Maîtresse de conférences à l’Université de Limoges, CRIHAM

Vincent Chollier

Attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université Lumière Lyon 2, HiSoMA

Gaëlle Perrot

Doctorante contractuelle à l’Université Lyon 3 Jean Moulin, HiSoMA

Droits d'auteur

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