Introduction
La fortune heuristique de la notion de frontière, entendue dans son sens le plus large, pour l’étude de l’Antiquité tardive n’est plus à démontrer : la série des colloques Shifting Frontiers in Late Antiquity, qui se perpétuent tous les deux ans depuis le milieu des années 1990, en est une preuve1. L’une de ces « frontières changeantes » est celle qui s’établit entre l’empereur et le commun des mortels, alors que tombe le masque du Principat. La tendance de longue durée à l’affirmation du caractère sacré de la fonction impériale, insistant sur la relation privilégiée des souverains avec le divin, se concrétise à partir de l’époque tétrarchique. De primus inter pares et premier des citoyens, l’empereur devient un être surhumain inaccessible, auquel seuls quelques élus ont accès, selon un ordre des préséances codifié autour duquel s’organise une vie de cour toujours plus ritualisée2. Plusieurs éléments matérialisent cette séparation entre l’empereur et le reste du monde, en particulier dans le cadre du cérémonial impérial, bien connu par un riche corpus littéraire et iconographique allant de l’aube du ive siècle à la fin du vie siècle3. Ce sont ces éléments, barrières autant qu’interfaces, que nous proposons d’étudier ici selon une approche concentrique, allant des murs du palais au manteau de pourpre revêtant le corps du souverain, en passant par l’escorte militaire qui entoure en permanence l’empereur.
Le palais et ses mystères
Alors que Rome perdit son rôle de capitale dans l’agitation du iiie siècle, on vit se multiplier les villes de résidence impériale. Milan, Trèves, Sirmium, Thessalonique et Nicomédie à partir de la Tétrarchie, puis Constantinople dès 330, et Ravenne au début du ve siècle, imitèrent la Ville éternelle en se dotant d’un palais (palatium), dont le nom dérive de celui de la colline du Palatin où les empereurs, à la suite d’Auguste, avaient établi leur résidence. La frontière entre l’empereur et ses sujets trouve dans ces complexes monumentaux une manifestation spatiale et architecturale dont les progrès de l’archéologie palatiale ne révèlent encore qu’en partie la richesse et la diversité4. Le palais impérial, véritable ville dans la ville, constituait aussi bien une réalité matérielle, lieu de résidence de la cour et d’exercice du pouvoir, qu’un espace imaginaire sacralisé, image terrestre de la cité céleste. L’importance politique et symbolique de ce que l’on appela de plus en plus souvent le sacrum palatium n’eut de cesse de se renforcer5. Mais on aurait tort d’appliquer uniformément à toute la période tardo-antique le topos polémique du princeps clausus évoqué par l’Histoire Auguste et dans le Discours sur la Royauté de Synésios de Cyrène, qui critique le faste de la cour d’Arcadius cloîtré en son palais6. Au ive siècle encore, la cour était itinérante, et le souverain rendait visite, en grande pompe, aux provinces et aux cités. Il menait aussi en personne les armées au combat. À ces occasions, il haranguait la population ou les soldats dans la tradition des contiones représentées sur les monuments triomphaux du iie siècle. Le tribunal du haut duquel était prononcée l’adlocutio contribuait à la visibilité du souverain, tout en signifiant, par la mise à distance, son autorité7. Après la mort de Théodose Ier, les empereurs se sédentarisèrent progressivement, à Milan puis Ravenne en Occident, et à Constantinople en Orient8. Mais même alors, la vie du souverain resta rythmée par des apparitions publiques dans les rues et les églises de la capitale, lors de processions et de cérémonies de plus en plus christianisées9. Il assistait aussi aux courses de l’hippodrome depuis la loge impériale (kathisma) reliée au Palais, point de contact fondamental entre l’empereur et le peuple10.
En dehors de ces apparitions publiques, les murs du sacrum palatium délimitaient autour de l’empereur un espace inaccessible, tant au plan symbolique qu’au plan physique. Les sources juridiques distinguent les membres de l’armée ou de l’administration qui servaient intra palatium de ceux qui n’avaient pas ce privilège11. En effet, entrer au palais était l’apanage des membres du comitatus, l’entourage civil et militaire de l’empereur, des ambassadeurs ou encore des évêques. Dès 291, un panégyrique évoquant l’entrevue de Dioclétien et Maximien à Milan oppose ainsi le secret de l’intérieur du palais, où seuls quelques dignitaires étaient admis à approcher les empereurs, au reste de la ville où tous pouvaient les admirer. Le passage du seuil du palais par les souverains est alors une sorte d’épiphanie12. Au vie siècle, on retrouve dans l’éloge de Justin II composé par Corippe une semblable insistance sur le franchissement du seuil du palais de Constantinople par l’empereur, marquant le passage d’un monde à l’autre13. Cette porte, la monumentale Chalkè au toit de bronze, dont des vestiges ont été mis au jour en 2003, figurait à elle seule la majesté du palais tout entier, et était ornée de mosaïques évoquant la domination impériale sur le monde14. Édifiée par Anastase et reconstruite par Justinien après la sédition Nika, elle ouvrait sur des portiques, des cours, des antichambres ou d’autres portes, emboîtement de limites et de frontières que l’empereur traversait lors d’itinéraires cérémoniels, et qu’il convenait de franchir selon un ordre codifié avant une audience impériale. Le Livre des Cérémonies compilé par Constantin Porphyrogénète au xe siècle, mais qui emprunte quelques chapitres à Pierre le Patrice, maître des offices de Justinien, en donne une bonne idée. Ainsi, un ambassadeur perse, entré dans l’empire via la ville frontalière de Dara, et parvenu à Constantinople selon un protocole bien réglé, entrait au palais par la Regia, grande avenue donnant sur la Chalkè. Il était alors reçu dans la schola du maître des offices, puis patientait dans l’Antéconsistoire avant d’accéder au Consistoire, dont il passait la triple porte en se prosternant à trois reprises15. L’empereur recevait dans l’une des salles d’apparat, le Grand ou le Petit Consistoire, ou encore, à partir du vie siècle, le Chrysotriklinos, où d’autres barrières continuaient de le séparer de son auditoire. Le trône, surélevé, était entouré de colonnes surmontées d’un dais, visibles sur une miniature du calendrier de 354 représentant Constance II (fig. 1), sur le missorium de Théodose (fig. 2), et décrites par Corippe16.
Dès le ive siècle, il pouvait être dissimulé par un rideau (velum), dont l’usage devint plus systématique au ve et au vie siècle17. Pierre le Patrice évoque le lever rituel de ce rideau lors de la visite d’ambassadeurs de la pars occidentalis ou d’émissaires perses18. Corippe en fait mention lors de l’ambassade des Avars auprès de Justin II en novembre 56519. Ainsi, comme l’a montré A. Carile, le cadre palatial monumental et son agencement intérieur visant à magnifier la Majesté Impériale établissait un jeu permanent entre l’invisibilité du souverain et son épiphanie, constitutif d’une « proxémique du pouvoir » dont il ne faut pas sous-estimer les dimensions mystiques, voire initiatiques20. Murs, portes, portiques et antichambres formaient une série de frontières qu’il fallait franchir avant de poser ses yeux sur l’empereur, maître du monde et garant de l’ordre cosmique.
Les gardes, un cordon de sécurité et d’apparat
La frontière entre l’empereur et le commun des mortels était encore matérialisée par le cordon des gardes du corps entourant le souverain, si omniprésents qu’ils constituaient, selon Jean Chrysostome, un élément standard des portraits impériaux21. Les différents corps de la garde impériale, scholes palatines, protectores, domestici, candidati, excubitores, dont la diversité des titres reflète autant la complexité de l’histoire militaire que les nuances de la hiérarchie des dignités, protégeaient l’empereur au palais et dans ses déplacements22. Ils surveillaient toutes les résidences impériales : Ammien Marcellin les mentionne par exemple au palais de Julien César à Paris23. Mais c’est pour Constantinople que le dossier est le mieux fourni. Eusèbe signale les gardes veillant, l’arme au poing, sur l’entrée du palais lors des vicennalia de Constantin24. Les récits des avènements de Léon Ier et de Justin II décrivent les scholares gardant les abords de la résidence25. Léon aurait d’ailleurs expressément affecté le nouveau corps des excubitores à la surveillance des portes26. Un poème grec en hexamètres, la Vision de Dorothéos, reflétant certains aspects de la mystique chrétienne de l’époque théodosienne, relate les aventures spirituelles d’un garde qui arpente les cours et portes d’un palais céleste calqué sur la demeure impériale27. Dans l’enceinte du palais, entre la Chalkè et le Consistoire, les gardes disposaient de quartiers spécifiques, des portiques dont l’organisation exacte reste difficile à restituer28. Ils s’y rangeaient lors des audiences impériales, formant avec le reste du personnel palatin une haie autour du visiteur, et protégeaient l’accès à la salle d’audience29. Corippe signale, à l’entrée du Consistoire, « [l]es sentinelles [qui] gardent le seuil élevé et à ceux qui veulent entrer sans en être dignes barrent le passage par leurs détachements serrés, redoutables par leur fierté et leur volonté30 ». Le missorium de Théodose les dépeint autour du souverain lors de la remise d’un codicille à un fonctionnaire (fig. 2). Enfin les spathaires, des eunuques chargés de protéger l’empereur dans son intimité, dont le rôle s’affirme au ve et au vie siècle, matérialisaient la frontière entre sphère publique et sphère privée31.
La présence des gardes autour de l’empereur ne se limitait pas au palais. Ils assuraient sa sécurité lorsqu’il partait encore au combat au ive siècle, comme on le voit sur la frise du siège de Vérone sur l’arc de Constantin à Rome. Ils s’interposèrent entre Constance II et les barbares lors d’une attaque-surprise des Limigantes, et l’un d’eux protégea Julien contre des projectiles lors du siège de Meinas Sabatha en Perse32. À Andrinople, les candidati de Valens périrent avec lui33. Plus largement, ces soldats entouraient l’empereur dans tous ses déplacements, en particulier lors de ses apparitions publiques34. Les sources insistent sur la richesse de leur tenue brodée d’or, et sur leurs armes décorées de pierres précieuses, qui participent de la Majesté Impériale en représentation. Lors de son adventus à Rome en 357, Constance II, précédé des enseignes, était escorté de soldats à l’équipement flamboyant, dont les terribles cataphractaires, cavaliers cuirassés qu’Ammien compare à des statues de bronze35. Les textes chrétiens d’époque théodosienne décrivent souvent les gardes aux boucliers ornés de gemmes accompagnant l’empereur36. Même lorsqu’il apparaissait au kathisma de l’hippodrome, le souverain était entouré de ses gardes, comme le montre la base de l’obélisque de Théodose (fig. 3)37. Lors de sa procession consulaire, le 1er janvier 566, Justin II parcourut les rues de Constantinople au milieu d’une escorte spectaculaire formée par les excubitores et les protectores38. Les gardes faisaient barrière autour de l’empereur de son avènement à sa mort. Ainsi les candidati formèrent la tortue autour de Léon et de Justin Ier lors de leur élévation au pouvoir, tandis qu’ils revêtaient la tenue impériale39 ; et après la mort de Constantin, les soldats entouraient encore sa dépouille40.
La frontière que formait la troupe des gardes doit être considérée à l’aune des imaginaires tardo-antiques. Les armes et tenues somptueuses de ces soldats magnifiaient, par leur luxe et leur richesse, l’apparition de l’empereur – même si ce dernier restait toujours le centre de l’attention41. La présence des gardes exprimait aussi les ambitions de domination universelle du pouvoir impérial. En effet, sans pour autant y voir la preuve d’un recrutement systématique chez les peuples extérieurs à l’empire, les cheveux longs arborés par certains d’entre eux, bien visibles dans l’iconographie (fig. 2 et 3), pouvaient évoquer l’image d’une barbarie domestiquée mise au service de l’empereur42. À l’inverse, la tenue des excubitores, la nouvelle garde établie par Léon Ier, rappelait les origines les plus anciennes de Rome en prétendant imiter l’armement du temps de Romulus43. Enfin, le parallèle entre hiérarchie terrestre et hiérarchie céleste invitait à voir en l’empereur ainsi escorté une image du Christ entouré des anges et des saints, renforçant l’idée d’inaccessibilité du pouvoir impérial44. Pour les personnes autorisées à approcher, cette frontière pouvait être franchie, non sans émotion. Corippe se plaît à dépeindre l’émerveillement des ambassadeurs avars passant entre les rangs chatoyants des gardes palatins45. Deux siècles plus tôt, c’est une vision assez semblable, mais décrite avec plus de sobriété par Ammien, qui suscita l’admiration de Macrianus, roi des Alamans, admis au camp de Julien pour implorer la paix46. Au même titre que le passage des portes du palais et le lever du velum, le franchissement des rangées de soldats en armes d’apparat participait de l’épiphanie impériale.
La pourpre, frontière du corps impérial
Les gardes protégeaient de toute atteinte le corps de l’empereur, considéré comme sacré : dès le iiie siècle, la titulature complète des protectores diuini lateris Augusti les rattachait au « flanc divin » du souverain47. Mais d’autres frontières séparaient plus étroitement encore ce corps impérial de son environnement48. Même s’il n’y eut jamais, dans l’Antiquité tardive, de tabou stricto sensu autour du corps de l’empereur, celui-ci devait autant que possible éviter les contacts49. Dès lors, il était d’usage de garder les mains voilées (manus velatae) lorsque l’empereur remettait un objet50. Les soldats des fresques tétrarchiques du camp de Louxor tendent leurs mains ainsi couvertes vers le souverain leur offrant un cingulum, tandis que le fonctionnaire représenté un siècle plus tard sur le missorium de Théodose reçoit de la même manière un codicille de la main de l’Auguste (fig. 2)51. La pratique était semblable lors de la remise de l’or coronaire à l’empereur ou de la distribution des donativa52.
Surtout, le protocole de cour fixé par Dioclétien, peut-être inspiré du modèle perse, empêchait tout contact direct avec le souverain. L’accolade et le baiser de la salutatio, n’étant plus pratiqués qu’entre deux collègues empereurs, appartenaient au langage politique de la concordia Augustorum, bien illustré par l’iconographie tétrarchique53. Pour tout autre individu reçu par l’empereur s’imposaient la prosternation (proskynèse) et l’adoration de la pourpre54. Le manteau de pourpre était, avec le diadème qui s’imposa à partir de Constantin, le principal emblème du pouvoir, distinguant le souverain de ses sujets dès l’instant où il était revêtu (mutatio vestis) lors de l’accession à la dignité impériale55. La législation tardo-antique, toujours plus stricte à cet égard, encadrait sévèrement la production du colorant pourpre issu du murex et interdisait à quiconque d’arborer une tenue semblable – la simple possession de pièces de tissu teintes dans cette nuance pouvant prêter à suspicion56. Symbole de la dignité impériale, la pourpre était un vêtement-frontière séparant le corps du souverain de son environnement. Son caractère sacré lui donnait une valeur protectrice, et y porter atteinte était un sacrilège57. À ce titre, on la retirait des épaules d’un empereur déchu avant sa mise à mort58. L’empereur pouvait l’utiliser pour protéger de toute atteinte un individu. Ammien Marcellin rapporte ainsi que Julien recouvrit de son manteau le préfet du prétoire Nébridius qui, ayant déclaré publiquement sa fidélité envers Constance II, manqua de se faire massacrer par les soldats59. Cette barrière sacrée faisait aussi office d’interface, car lors de l’adoratio, on touchait ou embrassait un pan du vêtement de l’empereur – les sources juridiques emploient d’ailleurs parfois l’expression adtingere ou contingere purpuram60. La participation à cette cérémonie était un privilège convoité, lié à la position de chacun dans l’ordre hiérarchique des dignités, autant qu’une marque d’acceptation de la supériorité transcendante du pouvoir impérial qui régissait l’ordre social61. En approchant ainsi la nature sacrée du souverain, un individu admis à adorer la pourpre pouvait être intégré au comitatus, et faire à son tour partie de la barrière de soldats et de courtisans entourant l’empereur.
Conclusion
L’inaccessibilité de l’empereur dans l’Antiquité tardive trouve donc plusieurs manifestations matérielles. Le sacrum palatium, dissimulant le souverain aux regards de sa capitale et du monde, devint le cadre privilégié de son apparition à quelques élus. Entouré de gardes concourant à l’expression de Sa Majesté autant qu’à sa protection, le corps même de l’empereur revêtu de la pourpre sacrée restait intouchable. Le franchissement des seuils du palais, le passage à travers la haie des soldats en armes, l’adoration de la pourpre, étaient alors autant d’instants d’épiphanie où ces barrières se faisaient interfaces. L’association des réalités matérielles, de la rhétorique de la sacralité du pouvoir impérial et des pratiques rituelles qui l’entouraient, établissant un jeu d’échos entre le cérémonial et ses représentations62, brouillait les limites entre l’image et la réalité, et faisait de l’empereur lui-même un être-frontière, appartenant à la fois au monde terrestre et au monde céleste.