Myrddin est un personnage panbrittonique que la tradition connaît sous différents noms : Merddin, Myrddin et Yscolan pour les Gallois du Sud ; Lailoken, Laloecen pour les Celtes du sud de l’Écosse ; Marzin (Marthin, Marzen), Skol(v)an pour les Bretons armoricains ; Merlin- en latin et dans les langues romanes.
Au cours de la bataille d’Arfderydd en Écosse, ce roi fictif est devenu fou en voyant mourir ses guerriers : « […] Merlinus insanus effectus est » lit-on dans un ajout tardif aux Annales de Cambrie en l’an 5731. Par le royaume gaël de Dál Riada (nord-ouest de l’Écosse) et les monastères irlandais, ce récit a peut-être été diffusé en Irlande par La Folie de Suibhne qui forme, avec les variantes brittoniques, le mythe de l’homme sauvage celtique, un devin errant dans les bois (Jarman, 1960)2.
En un siècle et demi, plusieurs étymologies ont été proposées pour expliquer leur nom : Myrddin viendrait de l’italique Marsus (La Villemarqué), de moridunon « Forteresse de la mer » (Loth, Guyonvarc’h, Lambert), d’un cognat du breton moderne mirzin / milzin « délicat » (Fleuriot).
Dans une note de bas de page, le linguiste Eric Hamp a suggéré que Myrddin procédait d’un *mŏrĭi̯īn-, API [moriꞌjiːn] « Le Maritime »3. Pourtant, cet étymon n’aboutit pas régulièrement à Myrddin mais à Merddin, car son schéma d’évolution suppose les étapes suivantes : *mŏrĭi̯īn- > *morĭðīn > mĕrĭðīn- (o > e par affection interne due au ĭ) > *mĕrðĭn-. Cette présence du « y » (/ǝ/ ailleurs qu’en syllabe finale) dans le nom moderne est phonétiquement inexplicable4. Aussi, le linguiste américain envisage-t-il, avec beaucoup de prudence, l’influence du toponyme Caerfyrddin (auj. Carmarthen) < *mori-dūnon « Forteresse de la mer / du lac5 ». Cependant, cette chaîne d’évolution ne prend pas en compte la forme attestée Mirtin et, du reste, le lien de Myrddin avec la mer — môr en gallois — n’est guère manifeste que dans le nom de son père, Morfryn.
Quant au nom Merlinus, Geoffroy de Monmouth6 l’aurait imaginé en remplaçant le « dd » de Myrddin par un « l » pour éviter le mot de Cambronne ou pour marquer sa proximité avec un oiseau (merle, faucon7). Cette dernière étymologie résiste au fait que Merlinus ne se métamorphose pas en oiseau dans les textes latins de Geoffroy (Prophetia Merlini, 1135 ; Historia regum Britanniae, 1138 ; Vita Merlini, 1151). Quant à l’hypothèse de l’invention de ce nom par Geoffroy, elle est discutable car Léon Fleuriot a démontré que la Prophetia Merlini de Geoffroy et celle de Jean de Cornwall (fin xiie siècle) procèdent indépendamment d’une même source brittonique antérieure au xie siècle (Fleuriot, 1974, p. 43-56) ; d’autre part, Pierre Gallais a découvert en Normandie des toponymes Merlin- datant du xie siècle « Merlini Campus » (Seine-Maritime, 1036, Cartulaire de Saint-Michel du Tréport) et « Merlini Mons » (1078-1079, Cartulaire de Saint-Pierre de Préaux) (Gallais, 1965). Néanmoins, P. Gallais ne les retient pas car il les tient pour un diminutif de merle (lat. -īnus) et n’envisage pas le suffixe celtique -īno- (parfois diminutif8) (Lambert, 1995, p. 124) comme dans lat. Votadin-, gall. Gododdin < britt. *Vo-tād-īno, ni même le suffixe germanique commun -īnō- (> westique -in(n)i̯o > v. angl. -en dans ticcen glosé hedus « chevreau »).
Malgré ces propositions étymologiques, étayées par des démonstrations mythologiques érudites (Sterckx, 1994 ; Walter, 2000), d’autres solutions peuvent être envisagées pour expliquer le nom de ces personnages.
Le nom de Myrddin, de Merlin et le thème celtique mer(o)- « fou »
Précisons que les preuves sont recherchées dans une aire géographique qui s’étend des îles Britanniques et de la péninsule Ibérique jusqu’aux rives de la Méditerranée orientale. Avant l’empire romain, des populations celtophones vécurent un millénaire, du ixe siècle au iie siècle avant notre ère, sur cet immense territoire et parlèrent leur langue, avec des variations dialectales qui ont laissé des traces dans l’épigraphie et la toponymie. L’expression vieux celtique fait référence à ce vaste continuum culturel et linguistique antique bien attesté (César, BG, V, 12 ; Tacite, Agricola ; saint Jérôme, Commentarii in Epistolam ad Galatos, II, 3). D’autre part, cette analyse intègre l’onomastique (anthropo-, hydro-, toponymes) dont la celticité est une des possibilités linguistiques étant donné que des noms celtiques ont été resémantisés par les superstrats successifs : le gaulois *Morgo-ritu « passage de la frontière » a été réinterprété en latin Margarita (> Margerie, Sainte-Marguerite) (Delamarre, 2017, p. 211)9 ; Lugdunum « Forteresse de Lugus » (> Lyon, Leiden) a été compris /luvuδunum/ (luvu « love ») par les Germains, interprétation reflétée par la traduction « desideratum montem » du glossaire d’Endlicher (Meid, 2007, p. 287).
Dans les langues celtiques, plusieurs mots dérivent de l’adjectif mero- « fou, agité ». Il est attesté dans des noms propres, en vieux celtique, dans des formes simples comme Merus (nominatif *Meros, génitif Merī) « Fou », ou composées comme Du-merius « Mauvais-Fou », Ate-meri « Grand-Fou » ou *Crū-meros « Fou-du-Sang ». L’adjectif mero- est aussi attesté dans un nom de femme : Mero-clia « Folle-Gloire » (< *mero-kleu̯iā) dans une inscription découverte en Gallia Belgica (CIL XIII, 4408) (Delamarre, 2001, p. 190 et 2007, p. 227a).
Cet adjectif du vieux celtique est continué dans les langues néo-celtiques : en gaélique irlandais, par l’adjectif mer « fou, sauvage », les noms mire « folie » (< *meriā), meracht, moderne mireacht « folie » (< *meraχtā) et merda « agité, violent » (< *mero-dio-) ; en brittonique, par le gallois meredig, mereddig « insensé, étrange » et meryerid « fou ». Avec un degré allongé (ō), il est rapproché du grec ancien μῶρóς « fou, hébété » (Matasović, 2009, p. 267)10.
Dans l’onomastique vieille celtique, on relève Merul(i)os et Merul(i)ā « Lafol(le) » déduits des toponymes merul(i)ācon « Domaine de Merulos », thèmes secondaires, dérivés en -ul(i)a/o, de la souche mer-. Ils sont à l’origine des Marlhac (Cantal, Meroliacensis Castris au vie siècle), Meslay (Eure-et-Loir, Merliacum au xie siècle), Meslay (Calvados, Merlay en l’an 1000). En Gallia Lugdunensis, l’épitaphe d’une femme chrétienne atteste du nom Mer-ola « Follette » (CIL XIII, 2419)11.
On peut trouver cet adjectif dans des hydronymes : dans son Histoire naturelle (III, 48), Pline signale, entre les oppida Albintimilium (Vintimille) et Albingaunum (Albenga), un « flumen Merula » (auj. la Centa) qui s’explique mieux par le celtique mer-ula « la follette » que par le latin merula « merle » (Delamarre, 2007, p. 198a).
Dans le nord-ouest de l’Espagne coulent aussi peut-être des rivières « folles » dont le nom est unanimement considéré comme préroman mais sans accord sur l’étymon (Estévez, 2008, p. 33 et 185 ; Pedrero, 1996, p. 361-374). Sont attestés les hydronymes Mera ou Mero galiciens (Baie de La Corogne, Mero, 830) et le Meruelo du León (< *merólo).
En Roumanie, il existe une rivière Mera et un toponyme du même nom sur sa rive. Cette rivière, affluent du Milcov, fut une frontière entre la Valachie et la Moldavie au Moyen Âge.
De tels appellatifs désignent peut-être des flots impétueux, sens que l’on retrouve dans le gallois merwerydd « agitation de la mer ». Mais ils peuvent être des allusions à des épisodes mythologiques associées à ces cours d’eau car les rivières jouent un rôle symbolique (frontière avec l’Autre Monde) dans les récits celtiques. Merā pourrait être l’épithète d’une déesse « folle, sauvage » qui se manifeste en ces lieux, peut-être équivalente de la sirène Muirgeilt « Folle (geilt) de mer »12, de la mythologie irlandaise.
Des toponymes sont intéressants mais, hors des Gaules, les indices sont rares. En Apulie, Pline (HN., III, 105) signale la ville de Merīnum (auj. Merino) et ses habitants les « Merīnātes ex-Gargano ». Bien que située en zone italique — mais anciennement ligure selon les historiens antiques13 — et pourvue d’une étymologie préromane (mer- < *mira « eau »14), cette localité pourrait s’analyser comme le nom latinisé *Merīnus d’un nom celte *Merīnos comme Catullus s’explique par le celtique *catu-lo- « combattant ». On sait que les toponymes en vieux celtique s’obtiennent par dérivation de genre : les animés, anthroponymiques ou théonymiques, sont mis au neutre, qui devient le genre caractéristique d’un nom de lieu. Ainsi, Merīnum pourrait représenter la latinisation d’un celtique neutre singulier, *Meri-in-on « Domaine de *Merinos (Dufou) » comme Morginum (auj. Moirans, Isère) < *Morgin-on (neutre gaulois) « le Domaine de *Morginos ».
L’historien du vie siècle, Procope de Césarée (De Aedificiis, IV, 4) mentionne un fort illyrien non identifié appelé Μερίδιο. Quoique tardif, l’epsilon représenterait un -ĕ- dans le radical. Ce serait un dérivé en -(o)dio-, rare en toponymie mais spécifique au celtique (Delamarre, 2017, p. 45)15. On pose un radical au génitif singulier *meridion < *meri-dio-n « (Fort) du Fou » (= du guerrier ?), c’est-à-dire un camp militaire ou, plutôt, « Domaine de *Meridios », NP variante de *Merodos déduit de Merodoniā (neutre pluriel) « Domaines de *M. » (Puy de Dôme, Merdogne rebaptisée Gergovie au xixe siècle)16.
Dans les Gaules, on trouve Merlieux (Aisne, Merlin en 1241, Merli en 1151), Merlimont (Pas-de-Calais, Mellemont en 1253), Merlas (Isère, Merla, xve siècle)17, Merles (Meuse, Merla, ixe ; Merula, 1061), Merlaut (Marne, Merlaus, 878 < *merlavum), Merlines (Corrèze) ; Le Mêle-sur-Sarthe (Orne, Merula, 854) ; Marlemont (Ardennes, Merlemont, 1248), Limesle (Maine-et-Loire, villa nomine Nithmerla, 964) ; Merle (Loire, Merlo, 1153). L’étymon est souvent considéré comme latin (Merula, nom propre ou commun), mais ces lieux ne sont peut-être pas tous bucoliques. Ce pourrait être des lieux redoutables, hantés par quelque génie. Ainsi la commune de Merlas tirerait son nom d’une racine pré-indo-européenne *marl- / merl- « cailloux, pierre »18. Mais Albert Dauzat et Ernest Nègre préfèrent l’expliquer par le nom du merle (Dauzat et Rostaing, 1978, article « Merlas » ; Nègre, 1990, 5508, 23750, 23751 et 23752). Or, sur le terrain, on trouve un dolmen appelé « Pierre de la Marte » presque au sommet d’une colline, à cent pas d’une source et d’une Croix de Saint-Roch19. Marte procède d’un ancien Matrae « Mères » (métathèse Matr- > Mart-) qui désigne des divinités tutélaires et collectives bien attestées en Gaule que prolongent les fées Martine de notre folklore. Or, dans un récit irlandais intitulé La Maladie de Cuchulainn, il est raconté comment le héros des Ulates, adossé à un mégalithe et châtié par une déesse, devient mélancolique (serc) par magie (Walter, 2000, p. 105).
Pour rejoindre ce dolmen de Merlas, on traverse le lieu-dit « Merliette ». Comme le devin breton est souvent associé à des mégalithes (Stonehenge en Grande-Bretagne, « Tombeau de Merlin » en Bretagne) et aux tumulus (Marlborough), le Merlas alpin serait un lieu « Merlin » et, possiblement, un sanctuaire où on peut communiquer avec l’invisible : Merlas < gallo-romain *merlātis (accentuation sur /a:/) < gaulois *merlāte « Domaine / lieu où se tient *Merlos » comme Mélas (Ardèche, Mellatis, 877) < *mellate « Domaine de Mellos ».
On objectera peut-être que les lieux « Merlin » résultent d’une influence de la littérature médiévale, mais ce serait oublier l’existence de lieux merlinesques avant la diffusion de la légende arthurienne sur le continent. Le « Merlini campus » normand, interprété par Pierre Gallais comme « Champ du petit merle », pourrait être initialement un mot gallois Merlĭnī, c’est-à-dire un « (lieu) de *MerlVnos » (V = une voyelle. Voir ci-dessous). Il existe aussi des toponymes britanniques qui pourraient être d’authentiques lieux « Merlin » comme Marlborough (Wiltshire, Merlesberge20, 1086 ; Marlingues boroe, xviie siècle), Marlesford (Suffolk, Merlesforda, 1086) et Marlingford (Norfolk, Marthinforth, c. 1000 ; Merlingforda ou Marthingeforda, 1086). Alors que l’analyse du radical merl- / marl- varie selon les toponymistes (latin sur le territoire français actuel, germanique en terre anglaise21), la piste celtique reste une possibilité d’explication : anthroponyme *Merlin- pour les formes avec Marlin- (ouverture e > a due au /r/) et Merddin- pour les formes en Marthin- avec -in- celtique interprété, à partir du xie siècle, comme un suffixe d’appartenance germanique -ing(as)22.
Ces quelques exemples tentent de donner de la force à l’idée qu’il y a une relation étymologique entre le thème celtique mĕr(o)- « fou » et le nom de Myrddin / Merlin : IE *ĕ du radical > *ĕ en brittonique primitif > *e API [e] en brittonique tardif (vs IE *ē > celtique commun *ī > britt. *ī > gall. i).
Merddin / Myrddin
Pour Merddin, on peut proposer comme point de départ le brittonique primitif (avant +45023) *mĕrĭi̯īnos. L’accent tonique tombe sur l’antépénultième ĭ (proparoxyton). Entre le brittonique tardif (après 450) et le proto-gallois (avant le ixe siècle) : apocope de la finale *mĕrĭi̯īn- (Schrijver, 1995, p. 16-17) (fin du système casuel, mot paroxyton) ; vi-viie : i̯, après accent, se durcit en ð24, d’où *mĕrĭðīn-. Entre le vieux gallois (ixe siècle) et le moyen gallois (xiie siècle), l’accent tonique remonte sur la pénultième (paroxyton) (Schrijver, 1995, p. 16) comme l’atteste le vers suivant : « Can ys mí mýrtin | guydi taliéssin » du Dialogue de Myrddin et de Taliessin (str. 11, v. 325) (Loth, 1902, vol. 2, p. 157) et le /i/ bref après l’accent s’amuït. Ensuite l’affection interne, due au ī fait que ĕCī > ẹCī (ẹ pré-fermé / montée, API [e̝]), aboutit à *mẹrðin (paroxyton), lequel est représenté par la graphie ancienne Merddin26 (var. Mertin, Merdin). Pour le passage de Merddin à Myrddin, on peut suivre l’explication de E. Hamp par l’analogie. Ou alors, au regard de la graphie du Livre Noir de Carmarthen « Mirtin »27 (« t » = /ð/), on peut supposer28 que la séquence ẹCi > ẹCï29, puis elle évolue vers ïCï (ï pré-fermé central) = *mïrðïn. Le ï final post-tonique > ɪ (voyelle pré-fermée antérieure) bref dans cette position. Quant au mïr- tonique bref du radical, il s’ouvre d’un degré pour devenir un ǝ mi-fermé central bref30, d’où *mïrðïn > mǝrðɪn [ꞌmǝrδɪn] graphie Myrddin (str. CXII « Myrdin mab moruryn », « Myrddin, fils de Morfryn »31).
Pour les formes armoricaines Marzin / Marthin, les graphies « z » / « th » notent API [δ] qui évolue ensuite en [z] en breton moderne. Elles constituent des variantes armoricaines attendues du gallois Merddin puisque l’on a Marthin en face de Merthin (Cartulaire de Redon32) comme on trouve Rodarch en face de Roderch, Rozerch en vieux breton (à partir du ixe siècle) (Fleuriot, 1964, p. 37)33.
Merlin
Pour Merlin, on peut proposer deux thèmes qui semblent coexister.
1. Thème primaire (radical *mĕr + suffixe d’agent -lo-34) : avant le xie siècle : *mér-lo-s « Lefol » > thématisé en *mérl-os ; à partir du xie siècle radical merl- attesté dans la toponymie insulaire (Merlesberge, Merlesforda) et continentale (Merlas). On trouve aussi Merl-ót avec suffixe français -ot à valeur diminutive (Merlin Merlot35, conte du xiiie siècle36) et Merlik (versions bretonnes ATU 502 « L’homme sauvage ») apportées par les migrants des îles. En breton, l’accent tonique frappant la pénultième et toute voyelle hors accent étant brève, on note Mérlĭk où -ĭk est un suffixe à valeur diminutive.
2. Thème secondaire (radical *mĕr + suffixe -lo- + suffixe -no-, peut-être à valeur de domination37) = *mĕr-ló-no- « Maître / Celui de la folie ». La forme médiévale lénifiée « Verlyn » (/m/ > /v/) avec « y » indiquerait une ancienne affection finale due à un -ī. Si l’on ne peut exclure a priori un ancien génitif singulier d’une déclinaison celtique des noms en -os, génitif -ī (équivalent du latin -us, -ī) *mĕrlónī, j’opte plutôt pour le -i de propriété bien attesté en gallois (Owen, 2015, article « Abergafenni »)38 à cause des toponymes normands Merlini (campus)39. De plus, un génitif aurait disparu par apocope40 vers 600 avec la fin du système casuel.
On aurait donc : brittonique primitif : neutre sg. proparoxyton *mĕrlón-io-n « Domaine de *Merlonos » > réduction de -ion à -iō avec allongement compensatoire : *mĕrlóniō > simplification de la diphtongue au profit du premier élément -iō passe à -ī : *mĕrlónī (paroxyton) ; en 600, affection finale par -ī (resté long en finale absolue) de la voyelle brève précédente (ŏCī > ĭCī) : *mĕrlĭnī (ĭ tonique), forme attestée dans les toponymes normands au xie siècle mais apocope du nom propre hors toponymes : *mĕrlĭn- ; brittonique tardif ou vieux gallois : ĭ > ï d’où *merlïn ; moyen gallois : ï > ǝ + remontée de l’accent tonique sur le radical d’où la leçon Vérlyn (Kadeir Taliessin, fin xiiie, v. 39 où « y » = /ɨ/, /ɪ/) et la forme latinisée, attestée dès le xiie siècle, « merlynum » (ms. Cotton Titus A. XIX, Lailoken et Kentigern).
Deux remarques s’imposent à propos de Merlin :
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Au regard de l’alternance du toponyme britannique Merles- / Marlin- superposable à *Merlos / *Merlonos, on pourrait y voir le reflet d’une ancienne déclinaison nom. sg. animé *Merlo-, cas obliques *Merlon-.
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Le toponyme gallois *mĕrlĭnī de Normandie a été compris par Geoffroy de Monmouth (étant breton, il a pu entendre parler de ce lieu) comme le génitif latin d’un supposé nominatif Merlinus (/i:/ tonique, voir français Merlin, API [mεʁꞌlɛ̃]), et l’a interprété par fausse coupe comme Mērl-īnūs41 « Petit Merle », ce qui expliquerait la différence de tissu sonore (accentuation, quantité vocalique) entre le gallois *[ꞌmerlini:] et le médio-latin [me:rꞌli:nu:s]. Cela étant dit, la lecture « Champ de Merlin » du latin Merlini campus normand traduit assez bien le gallois *Merlinī « Lieu de *Merlonos » que nous reconstruisons.
Cette folie n’est pas seulement inscrite dans le nom de ces personnages, elle correspond aussi à leur comportement.
La folie de l’homme sauvage celtique
Elle est décrite dans la Vita Merlini comme une rabies « rage, fureur » (v. 1, 1150 et 1257), une furia « délire » (v. 72) du silvester homo (v. 80), un furor « une frénésie, une exaltation violente » (v. 167).
En Irlande, la folie du personnage apparaît dans le titre Buile Suibhne « la Folie de Suibhne » (xe siècle) avec moy. irl. buile « ± folie, furor poeticus » < v. irl. baile « vision extatique, folie ». Dans le récit, l’auteur anonyme recourt aux mots geiltacht et mire pour décrire son état (Ó Béarra, 2014, p. 242-289). Quant à son sobriquet Geilt « Suibhne le fou », il est à rapprocher de l’irlandais gealt « fou » et du gaélique écossais geilt « lâche » (voir notamment Jackson, 1953, p. 114).
En Écosse du Sud, Lailoken est qualifié sept fois de demens « fou », de homo fatuus « homme insensé » par Jocelyn de Furness (Cambrie) dans sa Vie de saint Kentigern.
Dans la littérature galloise, Myrddin est qualifié de Wyllt, API [wɨɬt], c’est-à-dire gwyllt « sauvage, enragé, fou » (Pughe, 1832, p. 201). Peter Schrijver, qui suit Morris-Jones, estime que gwyllt est un cognat du vieil irlandais geilt, tous deux issus du celtique commun *gu̯eltis (Schrijver, 1995, p. 267).
En Bretagne armoricaine, le fou des bois est connu grâce à la Gwerz de Skolan (l’Yscolan gallois du xiie siècle), la vie de Salaun ar foll (Salomon le fou, connu dès le xve siècle) et un poème collecté par La Villemarqué qui se termine par ce distique : Hi a ra ouz in Marzin-Fol / A daoliou mein am c’hasont holl (« On m’appelle Marthin le Fou / Tout le monde me chasse à coup de pierres ») (Hersart de La Villemarqué, 1862, p. 43 et 250). En breton, l’expression drouk-Varzin « Mal Marzin » désigne une affection mentale où le patient « tombe dans une sorte d’ivresse, de délire, d’enthousiasme » (Hersart de La Villemarqué, 1862, p. 33).
Cette folie s’exprime aussi à travers le rire à contretemps de Merlin et de Lailoken. Le nom de Suibhne « Lejoyeux » (< *su-bhu̯-ini̯o) (Uhlich, 1989, p. 131) peut être une allusion à cette hilarité, indice d’une extra-lucidité (Walter, 2014, art. « Rire », p. 334-335).
Mais cette étrange frénésie de l’homme sauvage celtique, au fond, qu’est-ce ? Une maladie, une construction symbolique, un comportement socialement codé ? Pour répondre, il convient adopter l’attitude du mythologue.
Analyse mythologique
Les sciences humaines ont démontré depuis longtemps que l’ethos des populations s’explique à partir de la structure binaire nature / culture, cru / cuit, sauvage / domestique. Dans l’imaginaire notamment européen, proche-oriental et sibérien, l’humeur noire, héritière d’un système pneumatique très ancien, trace une frontière symbolique entre ces deux polarités (Hell, 1994). À l’intérieur du pôle sauvage, le flux noir et délétère dessine une échelle graduée de désordres physiologiques et psychologiques qui s’étend d’une valence socialement valorisée, car proche du pôle culturel (vision, fureur, vigueur, génie mélancolique), à une valence négative, car éloignée du pôle culturel (la peste, la lèpre, l’épilepsie, la rage). C’est dans ce cadre théorique que s’interprète la folie de l’homme sauvage celtique (Walter, 2000).
Celle-ci peut se présenter sous une forme mesurée ou contrôlée, c’est-à-dire au degré le plus proche de la culture : l’homme sauvage s’apparente à un inspiré, un devin qui déclame prophéties et beaux poèmes élégiaques où la nature est omniprésente. Son lien avec les oiseaux est ancien et sa proximité avec le merle tient au plumage noir de cet animal (irl. lon dubh, angl. blackbird), probablement assimilé à un corvidé, symbole guerrier et de connaissance notamment chez les Celtes42 : dans la Vita Merlini, le devin récite de longs poèmes didactiques. À l’imitation des anachorètes du Haut Moyen Âge et des ermites du xie siècle, son régime alimentaire est frugal, sauvage — le cru lévi-straussien — certes mais végétarien : pour Suibhne, lait, baies et cresson ; pour Merlin, eau, fruits, herbes et racines dont le navet (Vita Merlini, v. 99), aliment des « acariatres » selon un médecin célèbre (Gargantua, chap. 2, str. 3, v. 5).
Mais cette folie devient parfois plus sauvage et rend l’homme des bois semblable aux guerriers respirant la fureur. Merlin, un guerrier ? On en conviendra en se rappelant que le nom de son homologue Yscolan dérive de l’irlandais scál « guerrier »43 ; sa folie furieuse est comparable à l’ardeur mystique (irl. ferg, germ. wut, grec μένος, sémantiquement proche de μαίνομαι « être fou ») que connaissent les héros épiques indo-européens ; il fréquente les bois et y rejoint des groupes de fous (Suibhne, Merlinus), trace résiduelle des sociétés guerrières et des confréries carnavalesques ; sa fréquentation des animaux sauvages le rend proche des guerriers à forme d’animaux : loup, sanglier, cerf (qu’il chevauche) ou aigle dont on trouve des équivalents notamment chez les Germains (guerriers-fauves d’Odhin) et à Rome où avant Marius la légion était conduite au combat par cinq enseignes portant des figures d’animaux : aigle, loup, minotaure, cheval et sanglier (Pline, Histoire naturelle, X, 5) (Dumézil, 1985, p. 205-215).
Plusieurs indices associent aussi le fou celtique à la Chasse Sauvage. Sous l’influence du fluide noir, les instincts les plus sauvages se libèrent alors : ce sont les hallucinations d’attaques surnaturelles (troupe céleste, hurlements) qui terrorisent Suibhne et Lailoken et correspondent à l’irruption de l’armée furieuse ; Yscolan est qualifié d’yscodic, terme gallois dérivé de yscod « revenant, fantôme » ; Skol(v)an et Yscolan sont noirs comme leur monture44 — la mère bretonne reconnaît immédiatement une âme en peine — avec des flammes (Skolan) ; le froid et le vent qu’endure le personnage (Suibhne, Merlin, Myrddin, Yscolan) sont des traits caractéristiques de l’enfer glacé des Celtes ; Merlinus est un Maître du Sauvage car le motif de la soif, que les revenants cherchent à étancher à cause de leur nature ignée, apparaît dans la Vita Merlini lorsque Maeldin recouvre sa santé mentale en buvant à une source miraculeuse. En effet, après avoir mangé une pomme, Maeldin et ses compagnons s’étaient comportés comme des chiens enragés « more canum […] spumant » et des loups (« more lupino […] ululantibus », v. 1421-1422). Car, cette « poma » — plutôt pomme en latin médiéval que fruit en latin classique — désigne la pomme-épine, la datura stramoine, une solanée, un puissant et dangereux hallucinogène (vieux saxon aelfthone « surgissement des elfes », français « herbe aux fous »). Mus par cette fureur sauvage, les hommes des bois deviennent des possédés.
La conclusion précise notre hypothèse dans trois domaines :
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Morphologiquement, Myrddin et Merlin procèderaient indépendamment d’une même strate linguistique très ancienne — gallo-brittonique étant donné leur absence en goïdélique — dont témoignerait l’onomastique insulaire et continentale.
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Sémantiquement, ces deux noms sont bâtis à partir d’un radical celtique mĕr- dont le sens rappelle le germanique wut « inspiration, possession, fureur guerrière », et qui était probablement distinct des mots vieux celtique baitos « fou, insensé » (-ai- désignant un défaut selon Joseph Vendryès) (Delamarre, 2001, p. 55) ; de dari(o), ancien nom du rut des bêtes (√*dhṛh345) (Delamarre, 2001, p. 113) et de bar(i)o « colère, fureur, passion »46 (Delamarre, 2001, p. 58 ; Fleuriot, 1964, p. 79a). *Merii̯īnos et *Merlo- gén. *Merlon- devaient être les variantes locales d’un même personnage nommé ± Lefol et qui survit, je pense, dans le prénom anglo-saxon Marlon et ses variantes (Marlo, Marlown). Malgré les vicissitudes de l’histoire (Romains, Germains, migrations), cette folie inspirée du personnage s’est perpétuée notamment à travers des expressions, néo-brittoniques et latines parfois pléonastiques (Lefol le fou, le sauvage), dans la tradition écrite comme dans la mémoire populaire : c’est donc probablement un trait ancien du personnage.
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Mythologiquement, cette « folie » signifie la fonction oraculaire de la parole de l’homme sauvage celtique.