Vers une ontologie de l’émergence : processus de matérialisation et redistribution d’agentivité dans Le Successeur de pierre de Jean-Michel Truong

  • Toward an Ontology of Emergence: Agency Materialization and Redistribution Processes in Jean-Michel Truong’s Le Successeur de pierre

DOI : 10.35562/iris.1083

p. 81-91

Résumés

À travers l’ouvrage Le Successeur de pierre (1999) par Jean-Michel Truong et à la lumière des théories de Félix Guattari, de Mark B. N. Hansen et de Brian Rotman relatives aux multiples virtualités de l’être humain, cet article étudiera la narration romanesque de l’imbrication des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) dans les processus de matérialisation et d’agentivité du posthumain. Dans son roman, Truong nous invite en effet à repenser la contextualité du corps et de l’identité humaine en substituant un point de vue anthropocentrique et dualiste à une ontologie de l’émergence.

This paper investigates Jean-Michel Truong’s book Le Successeur de pierre (1999) with Felix Guattari’s, Mark B. N. Hansen’s and Brian Rotman’s theories related to the multiple potentialities of human beings. It focuses more precisely on the fictional narrative of the new information and communication imbrication of technologies into the processes of posthuman’s materialisation and agency. In his novel, Truong indeed invites us to think over the contextuality of the body and the human identity by substituting an anthropocentric and dualistic point of view with an ontology of emergence.

Plan

Texte

« Les mondes virtuels doivent nous captiver avant tout par l’intelligence des interactions qu’ils nous offrent, par la possibilité de nous placer physiquement et intellectuellement dans des états nouveaux. Ils représentent une terra incognita propice au dépassement des lieux communs. »
Philippe Quéau
(Le virtuel : vertus et vestiges, 1993, p. 60)

Il ne serait pas exagéré de prétendre que les progrès dans les sciences de la théorie de l’information et dans le champ de la cybernétique initiés par Claude Shannon et Norbert Wiener au milieu du siècle dernier ont transformé la manière dont on perçoit et met en œuvre le corps humain. Lorsque Daniel Bell fit paraître en 1973 son ouvrage The Coming of Post-Industrial Society, il proclamait la fin de la société industrielle et stipulait ce que Shannon et Wiener avaient déjà anticipé un quart de siècle auparavant, soit la transition vers l’ère informatique. La littérature de science-fiction (et en particulier les romans cyberpunk), publiée dès le déclenchement de la révolution informatique1, s’est vite révélée être un lieu de prédilection pour l’extrapolation d’idées inhérentes à la croissance de l’information : la redistribution de la cognition et de l’agentivité2, ainsi que la remise en question d’une ontologie stable du corps humain (Hayles, 1999 ; Braidotti, 2002). Le roman de science-fiction de l’auteur et informaticien Jean-Michel Truong, Le Successeur de pierre (1999), illustre cette relation singulière qu’entretiennent l’humain, son environnement et les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) dans l’imaginaire francophone contemporain.

Partant du constat que, aussi bien dans l’imaginaire spéculatif que dans la société actuelle, le corps humain est désormais sujet à une informatisation (Hansen, 2006 ; Munster, 2006), cet article propose d’examiner, à travers l’ouvrage Le Successeur de pierre, le statut du corps humain, sa coévolution avec des machines et son intégration dans l’enchevêtrement des réseaux de communication. Précisons d’emblée que « machine » doit être compris ici au sens large du terme, et dans la même veine que Félix Guattari lorsqu’il explique le fondement de l’hétérogenèse3 machinique :

Il faut considérer qu’il y a une essence machinique qui va s’incarner dans une machine technique, mais aussi bien dans l’environnement social, cognitif, lié à cette machine — les ensembles sociaux sont aussi des machines, le corps est une machine, il y des machines scientifiques, théoriques, informationnelles. (1992, p. 60)

La polarisation des hommes et des machines dans les récits de science-fiction, où l’hybridité est habituellement la cause d’une déstabilisation, voire d’une déshumanisation, ne fait souvent que mettre l’accent sur une conception scientifique dualiste du monde, prônant la conservation de la distinction classique, et importante dans la première vague de cybernétique (Clarke & Hansen, 2009, p. 4), entre forme et substance. Le roman de Truong va lui à l’encontre des démarcations dualistes. La thématique du corps (post) humain qui s’y déploie, ainsi que la forme du roman lui-même, prennent en effet la forme d’un vaste réseau auquel seule l’interconnectivité des différents éléments donne du sens. L’ouvrage de Truong peut, de ce point de vue, s’inscrire dans ce que Manuel DeLanda appelle « open-ended becomings4 », soit un état d’émergence prônant l’aspect dynamique de l’être humain et son environnement.

Théoricien du transhumanisme5, Jean-Michel Truong annonce de manière explicite dans Le Successeur de pierre un avenir désincorporé, représenté par un primat de l’intelligence artificielle sur celle des humains qui rend éminemment précaire le corps de ces derniers. Néanmoins, il accorde simultanément, et de manière plus implicite, un rôle crucial au corps matériel. En ce sens, son roman est révélateur de l’indispensabilité du corps, corroborant la constatation de Rosanna Allucquere Stone selon laquelle « no matter how virtual the subject may become, there is always a body attached6 » (1992, p. 451). La question reste alors de savoir de quel corps il est ici question.

Désorientation et fragmentation

Le Successeur de pierre est un roman qui entrelace plusieurs récits selon un rythme rapide. Les chapitres, longs le plus souvent de quelques pages, déroulent un ensemble fragmenté (pouvant rappeler la manière dont les données sont sauvegardées sur un disque dur) et la forme du roman reflète la désorientation que subissent ses personnages. La plupart d’entre eux ne portent pas de titre ou ne sont pas numérotés, ce qui complique les possibilités pour le lecteur de se repérer dans le texte ; les quelques rares intitulés de chapitres, cependant, portent tous des noms rappelant les lieux physiques de l’action : « Unité de survie Milton Friedman », « Abords du campement de Tash » et « Washington, Complexe gouvernemental ». Ils révèlent ainsi, pour le lecteur naviguant dans le réseau interne du roman, leur rôle de balises spatiales en faisant allusion à un monde physique extérieur au monde virtuel où se situe en grande partie le récit, mais aussi extérieur au roman lui-même.

En 2032, suite à la Grande Peste qui a éliminé une majeure partie de l’humanité, les gouvernements de tous les pays du monde ont créé d’immenses pyramides, constituées de cocons individuels, où résident les survivants. Afin d’éviter tout contact physique, les cocons sont coupés du monde extérieur et les habitants — les larves — s’y trouvent enfermés, ayant comme seul mode de communication le cyberespace. Sont parvenus à éviter la réclusion les NoPlugs, minuscules sociétés nomades, et les Imbus, les rares politiciens et autres citoyens de haut rang responsables de l’emprisonnement et dirigeant le monde. Calvin, Nitchy, Ada, Rembrandt, Chen et Thomas sont tous des larves se réunissant régulièrement au moyen d’avatars pour dialoguer dans une maison virtuelle. Le récit encadrant est constitué par une quête visant à trouver la Bulle, un manuscrit depuis longtemps perdu et censé contenir le secret de l’origine de l’homme. La recherche de la Bulle s’intensifie lorsque celle-ci refait surface et qu’une partie de son message est captée par Calvin pendant qu’il est connecté au web.

La narration oscille entre le premier et le deuxième niveau spatial du roman, c’est-à-dire entre la vie « actuelle » — pour reprendre un terme de Deleuze — des personnages et leur vie virtuelle. Les deux niveaux se construisent et se déconstruisent mutuellement par le biais des nouvelles technologies de l’information et de la communication, relevant non seulement de la virtualité du deuxième niveau spatial du roman (réalité virtuelle), mais également de la virtualité de la vie « actuelle ». En effet, et comme l’avait compris le philosophe : « Le virtuel ne s’oppose pas au réel, mais seulement à l’actuel. Le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel7. » (Deleuze, 1996, p. 269)

Essence machinique de la Créature

Dans une perspective posthumaniste, c’est l’analyse de l’interconnexion entre divers agents qui permet le plus souvent la remise en question inhérente de la conception de l’identité corporelle humaine comme entité ontologiquement fixe et stable. Autrement dit, le corps humain ne peut être appréhendé, de ce point de vue, qu’en examinant l’enchevêtrement des agents et le tissu complexe de multiples virtualités. Or, dans Le Successeur de pierre, les personnages sont dans un état de devenir, en perpétuelle mouvance et intimement liés à tout ce qui les entoure, ainsi qu’en atteste la description de la symbiose du protagoniste Calvin avec son habitat :

Le garçon n’habitait pas son cocon, il faisait corps avec lui, si bien que le quitter revenait à s’amputer d’une part, peut-être la plus essentielle, de lui-même. Ses claviers, ses écrans n’étaient pas de simples instruments, mais les prolongements naturels de ses mains et de ses yeux, sans lesquels il eût été incapable de sentir et d’agir. Ils étaient sa chair même. (Truong, 1999, p. 346)8

La réception d’une offre de l’agent Tash — employé pour l’entretien extérieur des cocons — permet à Calvin de s’échapper de son cocon et l’engage aussitôt dans une méditation sur la stricte démarcation entre la vie intérieure et celle à l’extérieur du cocon :

Calvin se sentait bien plus à l’abri dans son cocon — et bien mieux armé pour y faire face — qu’en dehors. […] Au reste, ses amis […] n’existaient que dedans […] D’ailleurs, dehors, qu’y avait-il à faire ? Non, définitivement, son destin était dedans. (SP, p. 346)

L’hésitation de Calvin à s’échapper du cocon trouve son origine dans la symbiose du corps avec ses outils techniques, qui relèvent de ce que Guattari voyait comme une nouvelle conception de la machine, imposant « la nécessité d’élargir les limites de la machine, stricto sensu, à l’ensemble fonctionnel qui l’associe à l’homme » (1992, p. 55). La connexion de Calvin à la machine informationnelle est en outre complexifiée par d’autres machines dont l’enchevêtrement entrave toute tentative de démarcation stricte des différentes composantes. L’interconnectivité des machines entraîne ainsi de nouveaux modes de distribution d’agentivité qui place Calvin dans une situation où il n’est plus totalement l’acteur autonome de ses propres décisions. C’est la désorientation des caractères résultant de ce phénomène d’interconnectivité des sujets aux machines, et plus précisément la virtualité rendue perceptible par le cyberespace, que problématise Le Successeur de pierre. Nonobstant la symbiose de Calvin avec les outils qui lui permettent de se connecter au réseau, la Grande Peste et l’incarcération des larves sont décrits comme des prétextes afin de pouvoir effectuer « la concrétisation d’un vieux rêve, l’immersion totale dans un monde virtuel, hors d’atteinte des vicissitudes du réel » (SP, p. 47). La complexité de ce monde virtuel est la cause de la confusion de Calvin lors de la découverte de l’identité « réelle » de ses amis auparavant cachés derrière leurs avatars :

Existait-il seulement un être de chair et d’os tel que Maud ? N’était-il pas depuis toujours la proie d’une chimère ? Et qu’en était-il de ces autres formes se donnant pour Thomas, Chen, Nitchy ou Rembrandt ? Où était la pierre de touche, l’épreuve de réalité, permettant d’authentifier leurs apparitions, d’affirmer sans erreur possible […] qui se cachait sous leurs masques ? (SP, p. 228)

La virtualité du second niveau spatial du roman (communément appelé réalité virtuelle) a pour effet de rendre visible, de dévoiler la virtualité du premier niveau spatial qu’est la vie actuelle des personnages. Comme le note Mark B. N. Hansen, en interprétant les théories de Gilbert Simondon sur les processus d’individuation : « Agency encompasses the environment as a whole and as a source of potential […] that need not be actualized by the organism in order to impact its individuation9. » (Hansen, 2009, p. 135) Afin de mieux appréhender l’entrelacement des différents éléments et leur consubstantialité, il convient, selon Pierre Lévy, de considérer la disposition de la machine en élucidant la notion de l’agencement machinique introduit par Guattari :

Non seulement une machine produit quelque chose dans un monde, mais elle contribue à produire, à reproduire et à transformer le monde dans lequel elle fonctionne. Une machine est un agencement agençant. (Lévy, 1994, p. 9)

Outre la confirmation de la machine provoquant une redistribution d’agentivité, comme nous l’avons vu avec Calvin, s’impose la notion de la Créature dont la symbolique, à travers le roman de Truong, se révèle éclairante pour l’ensemble du livre.

Lors d’un entretien portant sur la relation entre l’homme et la machine dans une revue de vulgarisation scientifique, le personnage de la chercheuse Isabelle Adamovitz (Ada), spécialiste du domaine de l’intelligence artificielle et auteure de l’essai Biologie des artefacts, évoque l’immanence de la machine, la Créature : « L’ordinateur, le robot, la machine en général, ne sont que les véhicules — à la fois moyens de déplacement, de reproduction, d’expression et d’action — de la Créature. » (SP, p. 297) Elle explique ensuite comment la Créature s’immisce dans tous les niveaux de la vie, ce que résume ainsi l’interviewer :

— Pour vous résumer, à l’opposition classique entre logiciel et matériel, vous substituez une architecture à trois niveaux, la Créature se distribuant sur les réseaux en une multitude d’assemblées d’agents intelligents — les programmes — qui à leur tour s’expriment à l’aide de véhicules matériels — ordinateurs, robots ou, de manière plus générale, automates. (SP, p. 299)

La Créature dans le roman de Truong — les spéculations sur sa nature sont nombreuses : s’agit-il du web, de l’âme ou bien de la conscience ? — fait écho au concept qu’utilise Guattari lorsqu’il nous parle de l’autopoïèse machinique, c’est-à-dire que la machine « possède une dimension supplémentaire : celle d’une altérité qu’elle développe sous différentes formes. Cette altérité l’écarte de la structure, axée sur un principe d’homéo-morphie » (1992, p. 59). Le désir de se répandre, sous différentes formes, dans des entités diverses, entre en résonance avec l’objectif de la Créature telle qu’elle nous est dépeinte dans Le Successeur de pierre lorsqu’Ada explique la disposition de celle-ci :

Ce que nous observons, ce n’est jamais la Créature en personne, mais les manifestations indirectes de sa présence dans un organisme donné. Elle ne se révèle à nous que par les agissements des hôtes matériels qui l’hébergent. L’identifier à tel ordinateur ou robot, serait confondre le symptôme et la cause, la carrosserie et le principe moteur. (SP, p. 298)

La Créature dans Le Successeur de pierre possède la même faculté que l’essence machinique de Guattari et les deux concepts sont, dans cette optique, les seuls à pouvoir accorder de l’agentivité aux êtres. Certes, en analysant les assemblages et les machines désirantes dans les écrits de Deleuze et Guattari, Katherine N. Hayles remarque à juste titre que le désir des machines de se propager et l’idée de « free-flowing intensity capable of endless mutation10 » sont contrecarrés par leur propre discours (2001, p. 156). Pourtant, entre les propos contradictoires chez Truong et la notion d’une Créature, et la pensée de Guattari concernant une essence machinique, les similarités paraissent flagrantes ; afin de démontrer que les sujets ne possèdent pas d’agentivité, tous deux érodent leurs propres arguments en exerçant eux-mêmes leur agentivité sur leur propre écriture. Ainsi, si l’essence machinique de la Créature se traduit en une incitation à repenser le corps, nous pouvons dès lors en dévoiler l’état proprement virtuel ; comme le souligne Lévy en faisant référence aux théories d’individuation de Gilbert Simondon : « Il n’y a pas de substances mais des processus d’individuation, pas de sujets mais des processus de subjectivation. » (1994, p. 5) Les processus sont, de par leur nature, dynamiques et ce n’est qu’en analysant ces fluctuations, ou ce rhizome pour reprendre un terme de Deleuze et de Guattari, que se manifestera la complexité du corps en devenir.

Flux d’agentivité

L’ensemble des éléments constituant le monde fictif dans Le Successeur de pierre rappelle l’interconnectivité d’un réseau brouillant les frontières entre l’organique et la matière inerte, les descriptions de cette dernière soulignant son aspect dynamique et par conséquent sa capacité à infléchir la distribution d’agentivité dans le récit. La description des pyramides, dont les cocons abritent les larves, est symbolique de leur caractère vivant : « C’est tout juste si l’on distinguait […] les usines de climatisation, centrales d’énergie, stations d’épuration, tours de condensation, qui étaient à la Pyramide ce que le cœur et les poumons sont à l’estomac. » (SP, p. 43) L’agentivité exercée par l’environnement extérieur se caractérise par la décomposition de l’habitat des larves. Les cocons, conçus au départ comme imperméables afin de protéger les habitants de la prétendue Grande Peste, sont en effet, et à cause de leur état détérioré, devenus perméables : « Censés isoler leurs occupants des sources de contamination extérieures, les cocons étaient en réalité, la rouille aidant, percés de toutes parts. » (SP, p. 65)

Le vocabulaire zoologique employé par Truong, en décrivant les prisonniers et leurs cellules respectivement en tant que larves et cocons, devient dans le roman ce que Lakoff et Johnson (1980) appellent une métaphore conceptuelle ; la métamorphose résultant de la pupaison des larves dans le règne animal symbolise le stade transitoire de l’être humain et sa transmutation dans Le Successeur de pierre. De surcroît, le mouvement engendré par l’évolution et qui est impliqué dans la pupaison, provoquant une brisure de la coquille afin qu’un insecte reformé puisse émerger, se reflète également dans la mise en scène par Truong des oppositions intérieur/extérieur et dedans/dehors. Elles sont représentatives du sens original du terme virtuel qui, selon Marcello Vitali Rosati, peut être lié au concept aristotélicien de dunaton11. Lorsque Calvin et Rembrandt s’interrogent sur la nature du web, son caractère équivoque est flagrant :

— Cette toile résume tout ce que Millet a saisi […] de la vie : vivre c’est lier. — Le réseau, avait alors cru pouvoir extrapoler le garçon, le Web c’est la vie ! — Hélas, avait répondu Rembrandt, le Web ne lie pas, il disloque. Il ne rapproche pas, il démembre. Il n’unit pas, il isole. Le Web, c’est le contraire de la vie. (SP, p. 230)

Le mouvement engendré par le cyberespace et sa capacité à reconfigurer la distribution singulière de l’agentivité est la cause du sentiment des personnages que, comme le note Rosati, « le virtuel semble dématérialiser l’espace » (2009, p. 46). Ce phénomène est accentué dans le roman par le constant questionnement sur la nature de la Créature, manifeste lors de la conversation entre Calvin et Nitchy : « La Créature… c’est… le Web ? — Le Web n’est que le corps dans lequel elle se dissimule pour le moment… » (SP, p. 450) Plus loin, la conviction d’Ada — source d’inspiration des technophobes appelés les NoPlugs — que la Créature ne fait pas partie intégrante de l’homme est remise en question : « Ne comprends-tu pas qu’elle n’est pas en dehors de nous, mais en nous ? » (SP, p. 451) Même si on peut lire dans le roman — comme le remarque Hervé-Pierre Lambert — la peur que l’intelligence artificielle surpasse un jour celle des humains12 (Lambert, 2009, p. 28), le véritable facteur déstabilisant réside dans la désorientation spatiale et le décalage d’agentivité induit par l’utilisation des NTIC. On en trouve l’éloquente confirmation lorsque les larves essaient de se connecter physiquement au moyen des polochons, des avatars 3D en forme de marionnettes que chacun possède et qui sont capables de copier l’apparence et le comportement des modèles :

Le principe était simple : côté émetteur, un scanner laser « photocopiait » en continu le corps du partenaire… Un étage d’interprétation intelligent transformait ces données brutes en une description sémantique qui était transmise via le Web au dispositif récepteur où elle était traduite en commandes élémentaires, sous l’action desquelles la marionnette ajustait ses paramètres pour reproduire la forme, les gestes, la physionomie et les expressions exacts du modèle. (SP, p. 57)

L’incarnation des polochons par leurs modèles illustre le rôle des NTIC en tant qu’intermédiaires, toujours impliqués dans les processus d’incarnation et d’individuation. Dans le roman, le dérèglement de comportement des premiers polochons vient du fait que « leur sensibilité se limitait à la vision et à l’audition. En l’absence de tout feed-back cénesthésique, ces marionnettes n’avaient aucun moyen d’adapter au contexte l’intensité de leurs mouvements » (SP, p. 58). Cependant, le progrès permet ensuite aux techniciens de construire des polochons améliorés, capables d’adapter leur conduite à la situation : « Désormais, les avatars n’imitaient plus bestialement leurs modèles, mais interprétaient leurs intentions et réglaient leur comportement en conséquence. » (Ibid.) Le comportement des larves doit initialement passer par l’interface d’un programme intelligent, modifiant la conduite des modèles afin de l’adapter aux contraintes matérielles et affectives des polochons — véritables golems de l’âge informatique —, solution qui relève de nouvelles bifurcations d’agentivité à partir desquelles on peut penser le corps, la conscience et l’identité des « doubles », les polochons, ainsi que leurs modèles dans les cocons, littéralement, à travers le cyberespace et médiatisés aux moyens des NTIC. Cela peut s’expliquer par ce que Brian Rotman appelle le « para-human », désignant ainsi une remise en question du moi monadique du sujet individuel, et une « separation between interior and exterior: inner experimental ‘I’ and outer collective ‘they’ fold into each other13 » (2008, p. 102). La substitution dans Le Successeur de pierre d’une vision du monde anthropocentrique (dualiste) à une vision posthumaniste et ce que Karen Barad appelle « agential intra-activity », c’est-à-dire la considération de l’ampleur des processus d’agentivité et de matérialisation, impliquant non seulement des agents humains mais également des agents non humains, déstabilise les personnages du roman dans leurs représentations comme dans leurs champs d’actions possibles.

Virtualités et devenirs ouverts

Lors de l’entretien déjà cité avec Ada, l’interviewer révèle un aspect essentiel de la dépendance des machines intelligentes :

[…] sans l’hospitalité de l’homme, qui leur procure les matériaux et l’énergie nécessaires à leur reproduction, ce ne sont que des objets inertes. Seule l’association homme-logiciel possède l’ensemble des attributs du vivant14. (SP, p. 294)

De la même manière que les machines dépendent d’autres éléments pour fonctionner, la même dépendance est un trait caractéristique pour tout élément dans le roman, rappelant ce que souligne Rotman, « the action of technologyprecisely in the implicit and unconscious effects of its never absent materialityis never separable from the bodies of its users15 » (2008, p. 103).

En se servant de la mise en abyme comme dispositif littéraire et en mettant en scène la virtualité dans la virtualité, Truong rend visible la virtualité du premier niveau spatial des personnages (la vie actuelle des personnages). De surcroît, le texte dans le texte, tel que l’ouvrage d’Ada, Biologie des artefacts, renvoie à la forme enfermante que constitue Le Successeur de pierre. En effet, en appliquant les idées issues de Laws of Form par Spencer Brown à un contexte littéraire, dans son essai Self-Reference in Literature, David Roberts constate que « the form within the form frames the enclosing form16 » (Roberts, 1999, p. 43)17. Selon Roberts, toute observation implique une distinction et en réintroduisant la forme dans la forme, cette distinction devient visible, rappelant dès lors les théories néo-cybernétiques où « second-order observation sees the observer in the world observing the world18 » (1999, p. 30). La distinction entre les deux degrés de la narration rendue visible par Truong, le lecteur devient également conscient de la distinction entre le roman et le monde. La brisure de la dichotomie intérieur/extérieur et dedans/dehors à l’intérieur du roman et l’élucidation du thème de la virtualité se projettent au moyen du roman de Truong vers le monde extérieur. La littérature aussi bien que l’acte de lire ne sont guère des phénomènes isolés et Truong démontre dans Le Successeur de pierre que même le discours sur le corps se reconfigure au moyen de l’interconnectivité des artefacts (le roman), l’émetteur et les destinataires.

À la fin du récit, Nitchy pose la question à Calvin : « Veux-tu, à l’exemple d’Ada, être l’adversaire de la Créature ou, comme moi, Son serviteur ? Seras-tu Son gardien ou Son assassin ? “De qui en définitive veux-tu être le successeur ?” » (SP, p. 586) La question ouverte s’adresse également au lecteur et reflète celle de Rotman quand il demande : « […] whether we wish to embrace the para-human, to deploy the formidable resources of the digital to embrace the other of and within the human, to become different from the isolated monads we were […]19. » (2008, p. 104) En mettant en scène l’imbrication des NTIC dans les processus de matérialisation et d’individuation, la littérature de science-fiction nous aide finalement à mieux comprendre les multiples virtualités que constitue une ontologie d’émergence.

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Notes

1 L’invention d’Internet en 1973, mais surtout son accessibilité au grand public et la croissance des échanges de l’information à partir des années 1980, ont constitué des événements majeurs qui ont déclenché la révolution informatique. Retour au texte

2 « Agentivité » a souvent une connotation linguistique en français. Ici, le terme renvoie au concept philosophique anglais « agency » signifiant la capacité d’agir dans le monde. Retour au texte

3 « Hétérogenèse » est un terme biologique signifiant l’alternance des générations, la progéniture étant différente de l’organisme mère. Retour au texte

4 Ce terme figure dans l’article de Manuel DeLanda intitulé « Deleuze, Diagrams and the Open-Ended Becoming of the World », dans l’ouvrage collectif de E. Grosz (éd.), Becomings: Explorations in Time, Memory, and Futures, Ithaca, Cornell University Press, 1999. La multiplicité de devenirs et de potentialités inhérents au virtuel deleuzien qu’explore DeLanda se reflète également dans les théories de Karen Barad, de Mark B. N. Hansen et de Brian Rotman auxquelles nous ferons référence dans cet article. « Open-ended » dans ce contexte se rapporte à l’idée que plus rien n’est stable et que tout, la matière inclus, se trouve dans un état de perpétuel devenir. Retour au texte

5 Les idées concernant la Créature et le successeur de l’homme seront développées ultérieurement par Truong dans l’ouvrage théorique Totalement inhumaine (Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2001). Retour au texte

6 « Peu importe à quel point le sujet peut devenir virtuel, il y a toujours un corps qui lui est attaché » (traduction de l’auteur). Retour au texte

7 L’auteur souligne. Retour au texte

8 Désormais SP. Retour au texte

9 « L’agentivité inclut l’environnement comme un tout et comme une source de possible […] qui n’a pas nécessairement besoin d’être actualisée par l’organisme pour avoir un impact sur son individuation. » (Traduction de l’auteur) Retour au texte

10 « intensité fluide capable d’une mutation sans fin » (traduction de l’auteur). Retour au texte

11 « Dunaton est ce qui a une dunamis, la dunamis étant un principe de mouvement qui se trouve soit dans la chose soit en dehors d’elle […] ; on a tout de suite affaire à deux éléments, le dedans et le dehors, et que cette polarisation, pour ainsi dire interne au virtuel, sera la base des nouvelles possibilités théoriques auxquelles il ouvre. » (Rosati, 2009, p. 35) Retour au texte

12 Lambert fait ici référence à l’avocat par excellence du transhumanisme, Raymond Kurzweil qui, dans son ouvrage The Singularity is near (2005), pronostique l’arrivée de la « Singularité », désignant ainsi le moment où l’intelligence artificielle dépassera celle de l’être humain. Retour au texte

13 « séparation entre intérieur et extérieur, un “je” expérimental intérieur et un “ils” collectif extérieur incorporés l’un à l’autre » (traduction de l’auteur). Retour au texte

14 Souligné par l’auteur. Retour au texte

15 « l’action de la technologie — précisément dans les effets implicites et inconscients de sa matérialité jamais absente — n’est jamais séparable des corps de ses utilisateurs » (traduction de l’auteur). Retour au texte

16 « la forme dans laquelle la forme encadre la forme enclose » (traduction de l’auteur). Retour au texte

17 Il convient de mentionner à cet égard l’ouvrage élucidant et pionnier sur la mise en abyme de Lucien Dällenbach (1977). Retour au texte

18 « l’observation de second ordre voit l’observateur dans le monde observant le monde » (traduction de l’auteur). Retour au texte

19 « […] si nous souhaitons adopter le para-humain, déployer les formidables ressources du numérique pour embrasser les autres de et dans l’humain, devenir différents des monades isolées que nous sommes. » (Traduction de l’auteur) Retour au texte

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Référence papier

Tony Thorström, « Vers une ontologie de l’émergence : processus de matérialisation et redistribution d’agentivité dans Le Successeur de pierre de Jean-Michel Truong », IRIS, 38 | 2017, 81-91.

Référence électronique

Tony Thorström, « Vers une ontologie de l’émergence : processus de matérialisation et redistribution d’agentivité dans Le Successeur de pierre de Jean-Michel Truong », IRIS [En ligne], 38 | 2017, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1083

Auteur

Tony Thorström

Université d’Uppsala

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