Mutation et création du corps humain ou les figures de la matrice

  • Mutation and Creation of the Human Body, or the Figures of the Matrix

DOI : 10.35562/iris.1098

p. 93-103

Résumés

Dans cet article, nous développons l’idée que les genèses du posthumain et du clone sont encore tributaires d’un imaginaire de la matrice. L’antre souterrain, le cocon, l’œuf, le ventre maternel ne demeurent-ils pas les référents majeurs (les images primordiales) pour penser la création et la naissance, même lorsqu’elles sont artificielles ? Les récits anthropotechniques, nouvelles anthropogonies, mettent ainsi en scène une nouvelle matrice — actualisée.

In this paper, we develop the idea that the genesis of the posthuman and the clone still depend on an imaginary of the Matrix. Does not the underground cave, the cocoon, the egg and the maternal stomach remain the main referents (primordial images) to think creation and birth, even when they are artificial? Anthropotechnical stories, new “anthropogonies”, thus stage a new, updated, matrix.

Plan

Texte

La mutation et la création de l’homme, du clone au posthumain en passant par l’être hybride, ébranlent la définition de sa nature, invitant à reconsidérer ce qui le compose, ce qui, littéralement, constitue son humanité. Il existe une longue tradition philosophique selon laquelle la perfectibilité est un élément consubstantiel à l’humain, comme chez Platon (1985), Pic de la Mirandole (1993) ou encore Rousseau (1989). La perfectibilité est ce qui le caractérise. Tout le mouvement vital — l’existence — devient alors un mouvement vers, précisément, un dépassement, un perfectionnement ; un élan vers l’expérience, l’ingéniosité, la transformation. Il est commun de placer les sciences et les techniques du côté du révolutionnaire, du nouveau, de l’inconnu. Elles seraient en ce sens essentiellement du côté de l’inédit et de l’irreprésentable car, justement, dépassant notre entendement commun, nos connaissances, notre conception du monde et de l’homme ; car au-delà du connu. Tous les travaux de Gaston Bachelard, Gilbert Durand et Claude Lévi-Strauss (et tous les travaux portant sur l’imaginaire) ont montré comment l’homme ne créait jamais à partir de rien. Il demeure l’héritier de traditions et de mythes, habité par des images primordiales, même quand il est question de sciences et de techniques les plus avancées. L’imaginaire sous-tend notre rapport au monde et notre pensée, même la plus rationnelle.

Les récits relevant des biotechnologies ou de la robotique (en particulier les récits relatant la création par l’homme de son double ou de son successeur, biologique ou mécanique) composent eux aussi avec tout un héritage mythique où cette question si essentielle de la genèse (quelle que soit la forme qu’elle prend) s’inscrit dans une sphère d’images anciennes et hautement signifiantes, toujours aussi prégnantes dans notre imaginaire. Chez les romanciers Maurice Dantec et Greg Bear par exemple, l’avènement de la posthumanité, relaté dans Babylon Babies (Dantec, 1999) pour le premier et dans L’Échelle de Darwin et Les Enfants de Darwin pour le second (Bear, 2002, 2003), passe encore par une grossesse « classique ». Le corps féminin, maternel, demeure le « lieu » de la gestation, le « réceptacle » de la posthumanité. La matrice demeure « naturelle », biologique, organique. Le posthumain naît bébé, embryon de la posthumanité (encore) en devenir. Néanmoins, d’autres récits recourent au contraire à une matrice artificielle1, une matrice externalisée. Ce sont des récits d’ectogenèse, terme créé par le biologiste britannique John Haldane en 1923 et mis en récit par Aldous Huxley dans Le Meilleur des mondes en 1932 (Huxley, 2002). Il s’agit d’une gestation en dehors du corps humain, une gestation extracorporelle. La (pro)création devient dès lors une démarche laborantine, strictement technique. On sait qu’il est aujourd’hui scientifiquement possible d’envisager la gestation d’un bébé en dehors du corps d’une femme. Des recherches sont actuellement menées sur un placenta artificiel par exemple, ou sur un liquide amniotique de synthèse. En outre, il faut être conscient que le terme que nous employons (la « matrice ») a plusieurs acceptions selon les domaines (anatomie, mathématiques, informatique, technique, mythologie). C’est un mot riche en significations, se rattachant toutes néanmoins à la figure maternelle. En effet, l’étymologie du mot nous place de fait dans le domaine de la maternité (de la fécondité) puisque le mot français « matrice » vient du latin matrix (matricis) lui-même dérivé de mater, « la mère ».

Nous visons donc à analyser ici les représentations de la mutation et de la création de l’humain, en nous concentrant sur leur origine. Comment ces êtres (hybrides, clonés, posthumains) sont-ils engendrés ? Pour commencer, nous traiterons de quelques déclinaisons de la figure matricielle (ou matrices nouvelles) conçues à travers un bagage symbolique qui s’inscrit dans la longue histoire culturelle ; nous nous interrogerons ensuite sur la question de l’ombilic, du nombril, du cordon, avant de questionner finalement la démiurgie humaine, l’anthropotechnie (c’est-à-dire la transformation de l’homme par l’homme), au regard de la filiation, de la mémoire et du récit des origines.

La bulle et le tube

Peter Sloterdijk, dans sa trilogie Sphères (Sloterdijk, 2002-2005), a montré combien cette forme géométrique était un élément central de la pensée humaine2. Avant lui, Bachelard, entre autres, avait souligné l’importance de la rotondité dans les rêveries humaines et dans nos questions existentielles, notamment celles touchant les origines du monde et de l’homme (Bachelard, 1957). L’œuf, par exemple, est un motif majeur (flagrant même) dans de très nombreuses mythologies. Il est évoqué dans maintes cosmogonies, dans celles de l’Égypte pharaonique par exemple ou encore dans la mythologie hindoue (Chifflet, 2008). Toutes les formes sphériques, rondes, ovales, relèvent ainsi de la symbolique de la gestation, de la création en puissance. La forme même d’une graine « alimente » cette pensée symbolique. L’œuf, la graine, l’arrondi du ventre maternel invitent à penser l’origine dans la rondeur. De plus, la symbolique de l’eau est omniprésente. Elle est un élément originel. L’image du sac amniotique préside ici à la figuration humide, voire liquide, de la matrice artificielle.

Le film L’Île réalisé par Michael Bay en 2005 relate par exemple la fuite de deux clones qui étaient élevés dans un monde « sous cloche » pour être la banque d’organes de leur « original ». La représentation des « bulles de clones » y est explicite. Le film est entièrement « peuplé » de bulles. De plus, au début du film, le héros (on ne sait pas encore que c’est un clone, et lui non plus) rêve de cuve et de noyade, et il comprendra a posteriori qu’il s’agit de son souvenir dans la « bulle artificielle ».

Intelligence artificielle de Steven Spielberg (2001) est, lui, une transposition de l’histoire de Pinocchio dans un futur de robots humanoïdes. Une partie de la planète est sous les eaux et les hommes ont recours à des robots humanoïdes appelés les « mécas ». Des parents aisés, dont l’enfant Martin est dans le coma, « cryogénisé », adoptent un petit garçon « méca », David, que l’on peut programmer pour s’en faire aimer. La femme s’y attache et exécute le programme. Cependant, son enfant légitime sort du coma et David est mis de côté. La mère, au lieu de le renvoyer à l’usine (où il serait détruit), l’abandonne dans la forêt. Tout le reste du film prend alors des allures de quête (initiatique), le petit David ayant comme seul objectif de trouver la fée bleue du conte de Pinocchio pour exaucer son rêve : retrouver sa mère. Nous sommes moins ici dans le domaine des biotechnologies que de la robotique, mais l’enjeu est le même : la filiation d’un être créé artificiellement par l’homme. L’image de la matrice y est également présente. La chambre de l’enfant « méca » David est placée sous le signe de la bulle, faisant écho à l’enfant « organique » Martin placé durant son coma dans un incubateur. Les deux enfants sont dans une matrice : alors que Martin se retrouve dans une matrice artificielle, médicale, David prend sa place au sein de la demeure familiale, au sein du giron maternel3. En outre, la symbolique de l’eau est omniprésente, avec tout d’abord l’image de la bulle. Tout le début du film (sorte de huis-clos dans la maison familiale) est occupé par les bulles et les ronds : c’est le rond de l’univers intime, la matrice, le cocon. Ensuite, à la fin du film, l’immersion dans la cité engloutie (New York) pour trouver la fée bleue reprend le thème traditionnel de la renaissance par les eaux. Coincé sous les eaux glacées pendant 2000 ans, le jeune « méca » renaît pour vivre son rêve : passer une journée avec sa mère qui lui témoigne son amour et le reconnaît enfin comme son fils. Il peut alors devenir un « vrai petit garçon », tel un Pinocchio devenu humain. Son existence est reconnue. Sa venue à l’existence « humaine » (l’expérience des sentiments ; l’attachement à la mère ; la reconnaissance par la mère) passe — doit passer — par une figure matricielle. Son immersion finale signe sa renaissance.

L’association de l’eau et de la création, à travers l’image de la bulle entre autres, renvoie bien évidemment à l’image du sac amniotique. La matrice est symboliquement considérée comme le contenant d’eaux vitales. Comme l’ont montré Gaston Bachelard (1942) et Mircea Eliade, les eaux, dans notre imaginaire, sont germinatives :

Elles symbolisent la totalité des virtualités. Elles sont fons et origo, la matrice de toutes les possibilités d’existence […] principe de l’indifférentiel et du virtuel, au fondement de toute manifestation cosmique, réceptacle de tous les germes. (Eliade, 1949, p. 198)

La femme et l’eau « appartiennent constitutionnellement au même symbolisme de fécondité » (ibid., p. 199). De plus, l’idée du cocon, au sens figuré, est matérialisée par l’image de la matrice artificielle. Le cocon et la chrysalide sont d’ailleurs d’autres modèles de la matrice artificielle. Bien plus, le cocon des insectes figure la mutation humaine même. Le cocon suppose une relation — symbolique — avec l’imaginaire des insectes4 : la mutation du corps humain est assimilée à la mue des insectes. L’un des exemples les plus explicites est le film La Mouche de David Cronenberg (1986). Par l’image de la mouche est abordée la délicate question des manipulations du vivant et, in fine, de la démiurgie elle-même. La possibilité d’intervention sur le vivant amène ici à une mue (mutation) monstrueuse. Dans Alien la résurrection, quatrième film de la saga Alien, réalisé par Jean-Pierre Jeunet (1997), l’héroïne Ripley est clonée. Elle devient un être indéterminé et potentiellement immortel. D’ailleurs, le scénario en est fragilisé puisqu’il n’y a plus, de fait, d’enjeu de vie ou de mort. L’intérêt réside plutôt dans le thème de l’infanticide. L’être que Ripley doit tuer pour la quatrième fois est son fils. Au début du film, Ripley est dans un tube (figure matricielle), cryogénisée. On voit ensuite sa renaissance dans une sorte de grand tube métallique. Elle est enveloppée d’un linceul apparaissant comme un cocon de chrysalide. La déchirure de l’enveloppe et son extraction hors de son cocon (hors de la matrice) est l’équivalent symbolique d’une (re)naissance, ici sur le mode de la mue des insectes et papillons.

L’œuf, le sac amniotique, la bulle, le cocon relèvent tous de la même symbolique. Ce sont des images de la création à l’état larvaire, germinale. Comment figurer la gestation et la maturation de l’humain, du clone, du posthumain, de tout être humanoïde, si ce n’est en recourant à ces images primordiales ?

Dans La Possibilité d’une île, roman de Michel Houellebecq (2005), le personnage principal, Daniel, est confronté à la secte élohimite, attendant le retour des créateurs extraterrestres (les Élohims) et promettant l’immortalité. Le déroulement linéaire de l’intrigue est interrompu par des extraits des journaux intimes de ses clones (jusqu’à « Daniel 25 »), relatant la fin de l’humanité et l’avènement des « néo-humains ». En 2008, Houellebecq en a fait un film portant le même titre (Houellebecq, 2008). La naissance des « néo-humains » se fait à partir d’une matrice (une bulle). Dans le roman, l’image de la bulle est explicitement usitée :

Ces tuyaux contiennent les substances chimiques nécessaires à la fabrication d’un être vivant, poursuivit Miskiewicz : carbone, hydrogène, oxygène, azote, et les différents oligo-éléments…

— C’est dans cette bulle transparente, ajouta le prophète d’une voix vibrante, que naîtra le premier humain conçu de manière entièrement artificielle ; le premier véritable cyborg ! (Houellebecq, 2005, p. 239)5

Dans Species Technica du philosophe belge Gilbert Hottois (2002), le développement de l’intelligence artificielle, des nanotechnologies, des biotechnologies, des sciences cognitives, de l’informatique (en somme, de ce que l’on appelle la convergence NBIC) est intégré au projet appelé « Fils de l’Homme », c’est-à-dire la création d’un être nouveau. Le roman effectue une véritable mise en abyme puisque le héros principal, Gillian, est lui-même l’auteur d’un ouvrage intitulé Species Technica. Pour une philosophie du futur, livrant une réflexion philosophique sur l’évolution humaine et l’évolution technologique. L’un des épisodes majeurs du roman est la visite par le héros d’un laboratoire de manipulations biotechnologiques. Il y est question de « technogenèse » (ibid., p. 126-131). L’évolution, technicisée, vers le posthumain est en outre accélérée par une machine appelée « la Panmatrix ». Sa description est éloquente :

En réalité, plus qu’une machine, la Panmatrix est un organisme. Un organisme qui engendre. C’est la fonction ordinaire d’un organisme, mais celui-ci présente cette particularité de ne jamais concevoir deux fois le même être. De plus, concevoir est à prendre ici dans toutes ses acceptions. La Panmatrix représente, modélise d’abord théoriquement la structure géométrique du technonte qu’elle engendre ensuite physiquement.

Dès qu’ils furent à l’intérieur d’une sorte de petit sas, le gros homme fort fourra sa tuque dans sa poche. Il faisait chaud et humide. (Ibid., p. 126)

Bien plus, le laboratoire, confondu avec la machine Panmatrix, devient la matrice de la technogenèse, un lieu intime, un lieu de gestation.

L’anthropotechnie est associée à la symbolique de l’obstétrique. Nombre d’actions humaines, nombre de métiers, ont, dans la pensée sacrée, une dimension obstétrique symbolique, telle la métallurgie par exemple. Comme le rappelle Mircea Eliade (1957, p. 210), le fourneau est la matrice. Il s’agit en somme, par les moyens mis à la disposition des humains, de répéter, de compléter, l’action et la fécondité de la Terre Mère, de la Terra Genetrix. L’humain s’y est employé d’abord par le travail agricole, puis par les démarches biologiques technicisées, par les biotechnologies. Du moins, est-ce ce que suggèrent les récits anthropotechniques.

La caverne

« La terre, inépuisable et suprême matrice […]. »
Victor Hugo
(La Légende des siècles)

Le travail agricole a été la première activité symboliquement associée à la fécondité de la Terre. L’antre terrestre est le lieu de la création en puissance, là où résident les secrets de la création, l’énergie vitale6. La grotte, la caverne, toute cavité dans la terre est ainsi un symbole, « naturel », de la matrice. Il est donc remarquable que les récits de manipulation du vivant fassent mention de cavernes et de grottes. L’imaginaire biotechnologique compose avec des images primordiales anciennes. L’anthropotechnie reste associée à l’imaginaire de la matrice naturelle, terrestre (la « Terre Mère »), considérée comme la grande matrice universelle. Pierre Saintyves affirme dans son essai sur les grottes (1918) que dans nombre de mythes, la caverne est une matrice universelle. Elle est anthropogonique. Chez Gilbert Hottois, c’est dans le désert de l’Arizona que se situe le centre anthropotechnique. Le posthumain est créé dans « une caverne sacrée », dans l’antre terrestre, au cœur d’un volcan. Il y est question du « creux », de l’« orifice », du lieu « sous terre » (Hottois, 2002, p. 163-164). Le lieu souterrain remplace symboliquement le giron maternel. Ici, le giron est terrestre. On retrouve donc l’image de la grande matrice universelle, l’image de la Terre Mère. Gilbert Durand, analysant les représentations de la grotte et leurs significations, parle quant à lui du « substitut caverneux du ventre maternel » (1969, p. 275). La cavité marque l’entrée dans le giron, dans le cocon, dans la matrice.

Dans cette perspective, la matière même, finalement, est matricielle. D’ailleurs, le mot « matière » est lui aussi issu du latin mater désignant la mère. La matière est la matrice. Le fait que les mots « mère », « matière », « matrice » appartiennent au même univers linguistique donne toute sa signification à l’identité maternelle, matricielle, essentielle, de la matière. Les alchimistes désignaient par « menstrues » la matière sur laquelle ils œuvraient (Brun, 1992, p. 101-103). La matière est féminine et maternelle. Elle est la mère. Elle est enveloppe originelle.

Dans le film adapté de son roman La Possibilité d’une île, Michel Houellebecq recourt, en plus de l’image de la bulle, à l’image de la caverne, une caverne terreuse mais dont les parois peuvent faire penser aux membranes d’un corps humain. Elle est d’aspect organique. L’intérieur de la grotte ressemble d’ailleurs aussi à un cocon7. En outre, cette filiation mythique entre l’être créé et la terre est représentée également par l’image d’un être « argileux ». Enfin, la caverne se situe dans une sorte de grand cratère, cavité géante contenant un lac. Le successeur de l’homme apparaît et vit ainsi dans les tréfonds de la terre. Dans L’Île, l’image du sac amniotique artificialisé, technicisé, est doublée d’une image du souterrain, de la caverne. Les héros découvrent en effet que leur paysage environnant n’était que des hologrammes. Eux, les clones artificiellement créés, vivaient en réalité sous terre, en plein désert nord-américain.

La matrice, quelle que soit sa forme, appelle la question de l’ombilic. L’image du sac amniotique est figurée (actualisée) par la bulle et le tube. Mais à quoi seraient-ils reliés ? Dans l’image de la caverne, l’être serait-il directement relié à la terre, comme dans nombre de cultures traditionnelles, comme dans la tradition biblique par exemple où le premier homme est celui « qui naît de la terre », celui qui provient du sol (« le sol » se dit adâma en hébreux, ce qui a donné Adam) ? De même, dans la mythologie des Mayas kitchè (dans le Pop Wuh), les démiurges créent les premiers hommes à partir de la terre. L’être issu de l’ectogenèse serait-il un être sans nombril et donc un être sans filiation ?

L’ombilic

Dans le film La Possibilité d’une île, la cavité dans laquelle vit le clone peut être vue comme une figuration de l’omphalos, le nombril du monde, le centre d’un monde nouveau — post-apocalyptique. L’être cloné s’inscrit ainsi dans l’environnement au sens plein du mot, s’inscrit dans le « grand tout », dans l’existence qui le relie aux éléments. Il est dès lors une figure biblique : il est l’être provenant de la terre. Il actualise en cela nombre de mythes anthropogoniques où toute chose dans le monde est reliée (le microcosme et le macrocosme). Dans son roman, Houellebecq spécifie que « l’hémisphère aux parois de plastique transparent8 [est] irrigué par des centaines de tuyaux transparents conduisant à des containers d’acier poli » (des containers qui contiennent les substances chimiques nécessaires à la « fabrication d’un être vivant ») (2005, p. 237). Les êtres issus de la matrice artificielle ne naissent pas « incomplets ». Leur croissance n’est plus à faire (contrairement au nouveau-né humain). Ils apparaissent à l’existence avec des capacités physiques et cognitives déjà développées. En effet, la matrice artificielle « accouche » généralement d’un être « fini », adulte. La gestation est complète. Dans L’Île, les deux héros, adultes, ont été créés il y a trois et quatre ans. La salle des « bulles-matrices » abrite en effet uniquement des corps d’êtres adultes. Dans La Possibilité d’une île de Houellebecq, le scientifique Miskiewicz déclare ouvertement pouvoir désormais « contourner le stade de l’embryogenèse et […] fabriquer directement des individus adultes » (ibid., p. 239). On le voit d’ailleurs dans le film où la matrice contient un être adulte. Cependant, l’être en gestation adopte tout de même une position fœtale, notifiant ainsi la permanence des images primordiales. Quoique créé « fini », il demeure symboliquement un être en devenir.

La matrice pose bien évidemment la question de la filiation, question problématique dès lors que l’on traite du statut du clone, du posthumain, du cyborg, bref d’un être créé par l’humain grâce à des moyens techniques. Et interroger la filiation d’un être artificiellement conçu, c’est aussi être confronté à la question de la mémoire, de sa mémoire. Dans La Possibilité d’une île, les questions de la mémoire, de la filiation, du récit des origines, sont abordées entre autres par le biais des « journaux intimes ». Ainsi, chaque version clonée de Daniel tient un journal intime. Daniel 25 lit ainsi le récit de ses prédécesseurs. Le clone a ainsi accès à leur mémoire, notamment à la mémoire de son prédécesseur humain, c’est-à-dire, finalement, à sa propre mémoire. C’est par le biais du récit qu’il peut s’inscrire dans une sorte de filiation. Dans le film L’Île, les héros, après avoir appris qu’ils étaient des clones, découvrent que leurs souvenirs d’enfance étaient aussi de pures fabrications. Leur mémoire avait été conditionnée durant leur maturation dans la matrice artificielle. La filiation est donc non plus tant biologique que « laborantine ». D’ailleurs, dans L’Île, les clones en gestation sont nourris par d’autres clones travaillant dans le laboratoire, donc, par définition, par des « laborantins » (qui ignorent d’ailleurs qu’ils nourrissent leurs semblables). La démarche est donc ainsi strictement « artificielle », technique. Néanmoins, les images primordiales demeurent. Ici, l’image de la coupure du cordon ombilical est conservée (actualisée). Dans Alien la résurrection, la question de la filiation ne concerne pas tant l’histoire et la mémoire de la Ripley clonée, que ce qu’elle enfante. La question de la filiation est posée par le fait surtout que Ripley est elle-même la matrice d’un monstre. D’ailleurs, dans l’une des premières scènes du film, on assiste à la césarienne de Ripley et toute l’attention est focalisée sur la coupure du cordon qui reliait l’alien à Ripley. À la fin d’Alien 3, on sait que Ripley porte en elle un alien. C’est ce qui l’amène à se suicider en se jetant dans un gouffre de feu. Elle était devenue la porteuse d’un nouvel alien, sa matrice, sa mère. C’est justement tout l’enjeu d’Alien la résurrection. Clonée, Ripley doit affronter l’espèce qu’elle a engendrée. La filiation est ici problématique, d’une part puisqu’il s’agit notamment d’une filiation entre deux espèces (ici ennemies), et d’autre part car la filiation doit être annulée : Ripley doit détruire ce qu’elle a engendré, tuer sa création, son « enfant ». La filiation doit être annihilée par l’infanticide. On peut voir ici une image des moratoires de recherches en sciences. S’agirait-il finalement de tuer ce qu’on ne maîtrise plus ? L’infanticide pourrait ici être vu comme une métaphore de notre responsabilité face aux créations laborantines.

Quelles que soient les multiples portées des récits de clones, posthumains, monstres hybrides, la naissance d’une nouvelle espèce passe par une nouvelle matrice. Au ventre maternel est substituée une bulle, un tube, un cocon techniques : une matrice artificielle. L’anthropotechnie est une nouvelle anthropogonie9. Elle actualise ainsi des motifs mythiques tels la bulle, le cocon, la caverne. Elle se décline également comme nouveau récit des origines : origines collectives d’une nouvelle espèce (posthumaine, clone, êtres hybrides) et origines individuelles (posant la question de la filiation de chaque être créé en laboratoire).

Conclusion

Tels des nouveau-nés, le clone, le posthumain, le cyborg, le monstre hybride sont issus d’une matrice. La nature de la matrice a changé. Le ventre maternel a laissé la place à une matrice artificielle qui doit néanmoins s’inscrire dans la lignée des représentations traditionnelles de la matrice. D’une part, les représentations de la matrice dans l’imaginaire scientifique et technique, en particulier anthropotechnique, montrent la persistance de la pensée mythique, ici des images les plus primordiales (la procréation, la gestation, la naissance). L’imaginaire modèle notre rapport au monde, notre rapport aussi aux sciences et aux techniques, et aux possibilités qu’elles offrent. Le nouveau et l’inconnu sont pensés à travers des images qui structurent notre pensée. D’autre part, recourir à des images symboliquement fortes (un substitut de matrice) suggère une continuité entre la naissance d’un homme telle qu’on la conçoit et les nouvelles techniques de création et de procréation. Le recours à des images connues (car primordiales) permet en outre d’inscrire l’anthropotechnie dans une sphère « naturelle », comme si cette nouvelle technique « allait de soi », comme si elle était une suite logique à l’histoire de l’humanité. Il s’agit en somme de rendre naturel ce qui est une construction. Le principe reste le même (la gestation dans une matrice). Seul l’objet change. L’action est « simplement » déplacée, externalisée. On passe d’une genèse intra-utérine à une ectogenèse. La symbolique demeure. Elle est simplement actualisée. Comme le souligne Mircea Eliade (1957), il existe un parallèle symbolique entre l’ontogenèse (enfantement) et la phylogenèse (anthropogonie). Désormais, le parallèle s’étend à l’ectogenèse (anthropotechnie)10.

Enfin, il est remarquable que les images de la matrice, du giron, du cocon, de la sphère, de l’œuf, de la bulle surtout, soient également convoquées dans des récits d’anticipation que nous qualifierions de « sociaux », c’est-à-dire les récits dans lesquels la société est enfermée dans une « bulle » (dans tous les sens du terme). C’est une manière encore de traiter finalement de la matrice, de la figure maternelle. La Terra Genetrix est la société. La population entière est vue ici comme une entité infantile, « protégée », soi-disant, du monde extérieur11. Cette thématique de ce que nous appelons la « bulle (ou matrice) sociale » montre comment le « cocon » peut devenir liberticide, étouffant, infantilisant. Cocon, bulle, œuf : toutes les formes qui ont trait à la figure matricielle sont des symboles du refuge. La matrice est enveloppante12. Mais dans ces récits où la matrice devient la métaphore d’une société infantilisant ses « enfants », la « bulle » n’est qu’une illusion de refuge. C’est ce qu’expérimentent les héros de L’Île par exemple. Il est bien dit que les clones sont volontairement maintenus au stade infantile. Comme l’écrit Bachelard dans La Terre et les rêveries du repos : « On veut être protégé mais on ne veut pas être enfermé. » (1948, p. 186)

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Platon, 1985, Protagoras dans Œuvres complètes, t. III, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Budé ».

Rousseau Jean-Jacques, 1989, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais ».

Saintyves Pierre, 1918, Les Grottes dans les cultes magico-religieux et dans la symbolique primitive dans Porphyre, L’Antre des nymphes, Paris, Émile Noury.

Siganos André, 1985, Les Mythologies de l’insecte. Histoire d’une fascination, Paris, Méridiens-Klincksieck, coll. « Méridiens Sciences humaines ».

Sloterdijk Peter, 2002-2005, Sphères, Paris, Hachette, 3 t. [éd. originale 1998-2003, Francfort-sur-le-Main, Surkamp Verlag].

Testart Jacques, 1986, L’Œuf transparent, Paris, Flammarion, coll. « Champs ».

Notes

1 Henri Atlan (2005) parle d’« utérus artificiel ». Retour au texte

2 Il emploie le terme « sphérologie ». Retour au texte

3 Le père joue un rôle secondaire, même si c’est lui qui a offert ce clone en cadeau à sa femme inconsolable. Retour au texte

4 L’imaginaire des insectes a été étudié notamment par André Siganos. Retour au texte

5 Le film reprend la même imagerie, montrée dès les premières minutes. Retour au texte

6 Pensons notamment à l’image du magma terrestre. Retour au texte

7 Nous retrouvons ici l’imaginaire des insectes. Retour au texte

8 La « bulle-matrice ». Retour au texte

9 Un mythe étant la somme de ses variantes comme le souligne Claude Lévi-Strauss. Retour au texte

10 Sur la dimension politique de l’anthropotechnie, voir notre article « L’imaginaire transhumaniste ou le rêve de Google » (2016). Retour au texte

11 Par exemple les films L’Âge de cristal de Michael Anderson (1976) ou L’Île de Michael Bay, ou encore les romans Isolation de Greg Egan (1992) ou Eternity Incorporated de Raphaël de Cassagnac (2011). Retour au texte

12 Sur l’image de la matrice dans les sociétés utilisant les technologies ubiquitaires, voir notre texte « De la bulle : un aspect de l’imaginaire des technologies convergentes » (2016). Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Stéphanie Chifflet, « Mutation et création du corps humain ou les figures de la matrice », IRIS, 38 | 2017, 93-103.

Référence électronique

Stéphanie Chifflet, « Mutation et création du corps humain ou les figures de la matrice », IRIS [En ligne], 38 | 2017, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1098

Auteur

Stéphanie Chifflet

Université du Québec à Chicoutimi

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