Conquête d’identités composites : les hybridations corporelles et textuelles dans L’Interdite et N’Zid de Malika Mokeddem

  • Mixed Identities Conquest: Bodily and Textual Hybridations in Malika Mokeddem’s L’Interdite and N’Zid

DOI : 10.35562/iris.1110

p. 105-119

Résumés

Le présent article propose d’étudier le métissage culturel, social et linguistique qui compose les identités féminines dans les œuvres de Malika Mokeddem, auteure algérienne de langue française. Cette écrivaine, engagée dans la dénonciation des inégalités entre femmes et hommes, y interroge la notion d’identité à travers l’exploration de différentes images hybrides des corps — l’altérité y tenant une place prépondérante. Refuser le clivage identitaire apparaît dans ses productions romanesques comme un acte fécond, car cela permet d’échapper à l’enfermement dans les clichés et les stéréotypes, en amenant à la création d’identités nomades et plurielles. Dès lors, on ne saurait parler du corps féminin, au singulier, mais bien des corps féminins. Les nombreuses hybridations construisent la réflexion sur les corps des femmes : la singularité d’une identité essentialisante est réfutée au profit d’un corps-texte, se faisant le support des identités plurielles des femmes.

This paper wishes to study the cultural, social and linguistic interbreeding which forms women’s identities in Malika Mokeddem’s books, a French-speaking Algerian author. Committed to the denunciation of inequalities between men and women, this author question the notion of identity through the exploration of several hybrid images of bodieswhere otherness occupies an important place. In her fictional productions, to refuse the identity division seems a fertile action: it allows to escape from an imprisonment of clichés and stereotypes, by creating nomadic and plural identities. From then on, we can’t speak of a “woman body” but only of women bodies, in its plural form. The various hybridations build a reflection about the bodies of women: the singularity of an essentializing identity is refuted in favour of a “body-text” becoming the medium of women’s plural identities.

Plan

Texte

« Le corps est ainsi pris dans une dialectique qui part d’un donné naturel pour en faire un objet culturel et, comble de la culture, en incorporer à tel point les aspects les plus sociaux et culturels que ceux-ci passent, à nouveau, pour du naturel, voire pour “une seconde nature”. En ce sens, “le corps, à sa façon, parle”, comme ou contre les paroles, intervient à part entière dans les interactions, devient un système sémiotique, sur lequel se fondent des rhétoriques. »
Christine Détrez
(La construction sociale du corps, 2002, p. 20)

Depuis le xxe siècle, les corps féminins se sont vus investis par de nombreuses représentations artistiques qui, loin d’être de simples enveloppes charnelles, donnent à voir des lieux de tensions identitaires profondes. Les études de genre ont notamment participé, dans ce contexte, à la problématisation des corps des femmes comme enjeu social dans la pensée des différences entres les sexes. À titre d’exemple, Christine Delphy fut ainsi la première sociologue féministe française à penser le corps en terme de « social », réfutant ainsi la conception essentialisante du corps, qui le réduit à une donnée biologique impondérable. Elle affirma que « quand on met en correspondance le genre et le sexe […] est-ce qu’on compare du social à encore du social ? » (2001, p. 253) Cette question fait bien entendu écho aux travaux de Judith Butler, pour qui il existe « une discontinuité radicale entre le sexe du corps et les genres culturellement construits » (2004, p. 67) Il s’agit donc d’envisager le corps comme résultant de constructions sociales, et comme marqué — de même que la race, par exemple — par des rapports de pouvoir. Ainsi, l’époque de la seconde moitié du xxe siècle représente un tournant dans la perception des corps qui sont, dès lors, non plus objets, mais aussi sujets des représentations : ils cristallisent les enjeux des rôles que les sociétés font jouer aux personnages féminins. En ce sens, les corps scripturaires offrent de multiples possibilités d’investissement par les créations artistiques, qui tendent à traduire des identités plurielles et composites — et à repousser donc les visions monolithiques, essentialistes, des corps féminins. Nous pensons ici notamment aux techniques modernes, telles que la médecine ou les manipulations de l’ADN, alimentant les fantasmes d’hybridation et les interrogations identitaires1, et permettant ainsi de dépasser la conception naturalisante du corps. La quête des identités féminines passe ainsi par un renouvellement du questionnement qu’est-ce que le corps ? ; ce dernier devenant acteur, et surtout créateur d’identités qui ne font donc plus correspondre sexe et genre. Les auteur.e.s interrogeant les corps ne tendent plus à des reproductions sublimées et magnifiées d’un triptyque féminin archétypal que nous pourrions voir dans les figures de la vierge, la mère et l’amante, mais réinventent les normes de production et de représentation des corps féminins, ainsi que l’a notamment illustré l’artiste française Orlan2 engagée dans la cause des femmes.

Pour nous, la question se pose donc de savoir comment les artistes, et plus précisément les écrivaines, investissent leur propre corporéité, car les représentations qu’elles proposent apparaissent comme de véritables enjeux identitaires tant elles reflètent les paradoxes qui sous-tendent les conceptualisations du genre féminin. Pour étudier les représentations corporelles littéraires en ce qu’elles recèlent de constructions identitaires, nous nous arrêterons sur l’œuvre de Malika Mokeddem3, auteure algérienne de langue française, et plus spécifiquement sur deux de ses romans contemporains N’Zid (2001) et L’Interdite (1993). Il s’agit pour nous d’explorer les représentations du genre féminin dans une aire d’expression française par-delà les frontières culturelles. Issue des littératures postcoloniales, son écriture recèle une double étrangeté : sur la scène littéraire française, largement dominée par les hommes, Malika Mokeddem écrit en étant francophone — et non française — et en étant une femme. Ces littératures de langue française, conceptualisées par Gilles Deleuze et Félix Guattari comme étant « mineures », représentent surtout des littératures décentrées ; or, dans le cas de Malika Mokeddem, cela est d’autant plus vrai qu’elle apparaît doublement marginale. Elle appartient à cette nouvelle génération d’auteures algériennes, pour qui l’écriture s’attache aux corps des femmes, en en réfutant la réification : elle décrit le « corps comme érogène, zone de plaisir, mais aussi lieu de souffrance et de connaissance privilégié de soi » (Cazenave, 1993, p. 13). Dans ce cadre, le roman, éminemment protéiforme — spécialement au vu des littératures postcoloniales qui ont réinterrogé le genre romanesque — offre un vaste champ d’expression et explicite peut-être le plus efficacement l’étroite relation entre sujet, langue et corps. Pour la présente réflexion, notre propos est de montrer en quoi l’hybridation d’éléments extérieurs au corps pour représenter, et donc saisir, les corps des femmes permet à ce dernier de signifier — autant que d’être signifié — dans le texte même et de devenir ainsi le lieu d’une constellation de significations et de niveaux d’interprétation. Quelles nouvelles images naissent de la peinture des corps féminins dans l’écriture de Malika Mokeddem ?

Enfin, précisons que notre réflexion s’appuie, notamment, sur les travaux des féministes Hélène Cixous, Carol Gilligan ou encore Luce Irigaray4, et favorise ainsi le croisement de paradigmes féministes et littéraires afin d’interroger tant la représentation littéraire du corps que l’inscription du corps de l’auteure dans ses propres œuvres. Après avoir interrogé les corps en tant que lieu d’un métissage tant corporel que culturel, il s’agira d’analyser également les hybridations que connaissent les corps du texte, à travers l’étude des liens entre corps et texte et des intertextualités qui traversent l’œuvre de Malika Mokeddem.

Corps féminin, lieu du métissage

Loin de relever de simples procédés d’imitation, les corps littéraires sont donc devenus une production à part entière, des créations originales. Ils deviennent le théâtre des représentations identitaires, qui dépassent le constat des différences anatomiques entre femmes et hommes. Comme le souligne Thomas Laqueur dans La fabrique du sexe, « nous demeurons en suspens entre le corps envisagé comme masse de chair extraordinairement fragile, sensible et éphémère qui nous est familière, et le corps qui est si irrémédiablement lié à ses significations cultuelles qu’il est impossible d’y accéder sans médiation » (1992, p. 26). Les hybridations permettent donc de faire signifier les corps féminins en annihilant le clivage traditionnel entre culture et nature. Les procédés de métissage placent de fait les images représentées dans le champ du non-figuratif, amenant à ouvrir « la voie à une intellection du pouvoir de fiction de l’imitation » (Cohn & Trémolières). Malika Mokeddem décrit nombre de corps féminins comme hybridés, métissés, littéralement emplis d’altérités, habités par des éléments qui font écho au grand Autre lacanien, i.e. le « lieu de la parole […] le lieu du signifiant. […] le lieu du manque à être » (Lacan, 1966, p. 253). Le déficit d’identités dont souffrent les femmes dans les sociétés patriarcales se voit donc comblé par un recours à du différent, qui va permettre d’accéder à la signification.

La première question qui se pose au contact de son œuvre est celle du statut des éléments qui intègrent les corps féminins. En effet, ces éléments autres qui viennent compléter les corps scripturaires des personnages apparaissent comme éminemment discursifs : ils se font littéralement les discours qui parlent du manque-à-être (Lacan, 1978, p. 263), d’autant plus marqués que les identités féminines se voient définies par l’absence (pensons notamment à la psychanalyse qui théorise l’absence de pénis, à la religion qui a longtemps évoqué l’absence d’âme, aux sociétés pour lesquelles les femmes restent mineures à vie et sont donc privées d’autonomie, etc.). En réduisant les identités féminines à des extrêmes, ceux de mères et de prostituées, le patriarcat a privé les femmes de la reconnaissance d’individualités multiples. L’écriture de Malika Mokeddem vient bousculer ces identités prescrites en s’attachant à décrire des corps complexes : elle leur greffe des éléments allogènes, qui viennent nuancer les identités, et leur rendre ainsi leur complexité et leur richesse.

Tout d’abord, cette auteure semble avoir à cœur de reconstituer une harmonie originelle dans son roman L’Interdite, en abolissant les différences anatomiques, en cela qu’elles fondent — et légitimes ! — les inégalités entre femmes et hommes. Cela passe notamment par le fait de convoquer l’image de l’androgyne grec5. Les corps apparaissent d’abord comme hybridés avec leur propre double, en la réunion du binôme féminin/masculin. Le roman narre l’histoire de Vincent qui a subi une transplantation rénale, le greffon provenant d’une donneuse algérienne. Le corps du jeune homme devient ainsi le lieu du métissage entre les sexes, ce qui sous-tendra sa quête identitaire : « Mais cette tolérance ne pouvait empêcher l’idée qu’avec cet organe, la chirurgie avait incrusté en moi deux germes d’étrangeté, d’altérité : l’autre sexe et une autre “race”. » (Mokeddem, 1993, p. 30) Au travers de « ce double métissage », le protagoniste est investi, au sens littéral du terme, par l’alter ego. Cet autre, ici féminin, devient constitutif de son intégrité physique, mais aussi de son être culturel, sexuel et moral : le lecteur assiste, dans un mouvement exactement inverse à celui de la Genèse biblique, à la réintégration du féminin dans le corps du jeune homme : à la « côte » primitive d’Adam est substitué un rein qui assure le retour à la complétude première — n’oublions pas que Malika Mokeddem a exercé en tant que néphrologue. L’auteure crée ainsi par le biais de cet acte chirurgical un être mythique, l’androgyne, porteur des deux opposés, masculin et féminin. Le dialogue autour de la notion de genre peut donc débuter et réfuter l’existence d’un genre masculin, ou féminin d’ailleurs, « par essence ». En effet, la quête qui mène Vincent vers son identité éminemment plurielle évoque une dualité identitaire fondatrice, cet « entre-deux, sur une ligne de fracture, dans toutes les ruptures » (ibid., p. 47). La notion d’entre-deux est ici centrale pour saisir les spécificités de l’écriture de Malika Mokeddem. En effet, elle permet d’échapper à l’enfermement dans un extrême : les clivages monolithiques bien/mal, vérité/mensonge, positif/négatif, mâle/femme, masculin/féminin, etc., se voient remis en question par cette notion qui permet de situer le propos à leur frontière, i.e. à cet endroit même où se rejoignent les opposés. Malika Mokeddem, interviewée par Yolande Helm, déclarera d’ailleurs :

Cet entre-deux m’a saisie tellement tôt que j’ai cette identité mêlée. Vraiment, on ne peut pas me scinder en deux. Il n’y a pas une couche algérienne, une couche française. Ça fait partie de moi ; je suis une Algérienne francophone. […] Je suis en adéquation avec moi-même, c’est-à-dire que je suis les deux à la fois : pas deux moitiés juxtaposées ou accolées mais c’est intimement imbriqué en moi. On ne peut pas me scinder en deux justement parce que c’est très ramifié et que chaque partie de moi, chaque fibre se nourrit de l’autre. (Helm, 1999, p. 84-85)

Son œuvre N’Zid s’appuie aussi sur cette intrication constitutive de deux éléments inséparables. Le lectorat y suit, en parallèle de la quête de Vincent, celle de Sultana, néphrologue d’origine algérienne, de retour en Algérie pour y retrouver ses racines. Ces deux personnages principaux, à la manière de doubles, se rencontreront autour de leurs quêtes d’identités qui les amènent à accepter la pluralité comme seule vraie possibilité d’être.

Outre le genre masculin, en tant que double androgynique, ce sont également des matières organiques qui viennent compléter le corps féminin. Cette esthétique du métissage dans l’écriture de Malika Mokeddem s’oppose « à la normalisation sociale des corps » (Andrieu, 2011, p. 17), car elle interroge le statut des corps féminins au regard des prescriptions explicites et implicites qu’ils subissent lors de l’in-corpo-ration6 des normes. Pour Bernard Andrieu, l’hybridation « implique une mobilité et un métissage, engage le corps dans l’altérité par l’altération que lui procure toute incorporation de son environnement, et reconfigure l’être dans un devenir plastique lié à son adaptation vivante à de nouvelles normes » (ibid., p. 16). Ainsi, ces esthétiques du mélange ne reposent pas sur une simple addition d’éléments, mais la création d’une troisième identité. Or, notre auteure utilise principalement des métissages avec des matériaux naturels ; cela est particulièrement frappant, car les couples des oppositions binaires7 rattachent traditionnellement le genre féminin à la nature. Si cette vision apparaît affectivement véhiculée par les stéréotypes qui lient le féminin à la nature (et le masculin à la culture, donc), l’écriture de Malika Mokeddem tend au contraire à métaphoriser les ressentis du vécu corporel, et non à se conformer à un découpage social. Il ne s’agit pas pour elle de postuler d’une « nature féminine », ou d’« une féminité par essence » : l’auteure vient justement briser la conception essentialiste en donnant à voir des identités plurielles et composites : il ne saurait y avoir de monolithisme pouvant se résumer à une équation « sexe = genre ». Reprenant la formule de Raphaëlle Bellon et Cyril Barde (2012), il apparaît dans l’écriture de Malika Mokeddem une forme d’« irréversible divorce de la nature et de la culture », sans aller toutefois dans le sens des études constructivistes de Judith Butler. En effet, les corps féminins dans ses œuvres apparaissent comme le résultat, non de données simplement biologiques, mais bien de constructions discursives : les corps de Nora et de Sultana résultent d’une esthétique qui tend à faire signifier le genre féminin — au-delà du silence, comme nous le verrons, et au-delà des discours masculinistes.

Les hybridations qui allient environnement naturel et corps féminins dans ce corpus tendent à renforcer encore cette représentation. Que ce soit par la réification ou par la personnification, un parallèle se fait entre les éléments. L’anthropologue de l’imaginaire, Gilbert Durand, poursuit ce raisonnement plus avant en liant les topoï par le geste, l’initiative technique, qui met sur un pied d’égalité des éléments envisagés comme étant équivalents — en ce qui nous concerne, en vue de la quête sans cesse renouvelée d’identités féminines qui échappent aux personnages. Malika Mokeddem joue notamment des caractéristiques traditionnellement prêtées à des matériaux de construction pour bâtir, littéralement, le corps hybride de Nora dans N’Zid (2001) : « mon corps est de bois. Il est vermoulu » (p. 56), « mon corps devient de fer. Je le plie. Je le casse. Je le tasse et m’assieds en face d’un seuil béant » (p. 121). Cette succession d’images, de même que les interrogations identitaires de Nora, s’avère malgré tout vaine à élaborer les identités corporelles : chaque matériau se révèle faillible et impropre à traduire à lui seul l’identité de la jeune femme. Néanmoins ces essais, même infructueux, ont rendu possible l’amorce de la quête identitaire : Nora se cherche elle-même, géographiquement sur la mer Méditerranée et métaphoriquement dans ces projections mentales. Dans cette œuvre, le lectorat suit Nora, jeune femme qui s’est réveillée amnésique et tuméfiée à bord de son voilier qui dérive en pleine mer Méditerranée. Privée de nom et d’identité, la mer devient pour la protagoniste l’espace qui accueille et permet quête de soi et projections. Les éléments environnementaux prennent ainsi corps — au sens premier du terme — dans les œuvres. À titre d’exemple particulièrement signifiant, l’image de la mer, en tant qu’élément aquatique, se fait récurrente dans le roman N’Zid et apparaît comme un leitmotiv scandant la narration — elle n’est plus dès lors un élément de decorum. « Redevenue moire sans mémoire, la mer remplit, navigue en elle. » (Mokeddem, 2001, p. 29) L’isomorphisme de l’eau lie ici les concepts de reflet, de rétention du passé et d’identités en une sorte d’allégorie : le soi échappe à la saisie par l’intellect. Cette image s’inscrit dans le texte, selon une perspective de régime diurne de l’image8 : elle recèle un mouvement purificateur. En effet, l’intrusion est perçue comme bénéfique, car la mer semble s’assimiler au corps de Nora et y trouver une adéquation naturelle, permettant de compléter par sa fluidité la béance identitaire de la jeune femme. Par ailleurs, l’auteure exploite l’homophonie entre « mer » M.E.R. et « mère » M.È.R.E. pour signifier la caractéristique féminine commune : « Et ma mère remonte en moi, aussi. » (Mokeddem, 1993, p. 176) On retrouve ici la notion de lignée féminine, ou de matrilinéarité9 : l’inscription idéologique des femmes repose sur une reconnaissance des lignées de femmes qui fonde la reconnaissance sociale du genre féminin — alors ce sont bien des conceptions androcentriques de la généalogie qui président aujourd’hui encore à la représentation des lignées, pensons ne serait-ce qu’aux termes de fratrie, dérivé du substantif frère, et probant (ce dernier désigne la personne faisant l’objet de recherches généalogiques ; il n’existe pas au féminin). L’impossibilité à énoncer le corps comme une entité complète et indivisible en fait le lieu des questionnements identitaires : la difficulté à saisir le féminin par les mots est compensée par le recours à un nouvel imaginaire, hybride et composite. Par le biais de l’écriture, les corps féminins s’inscrivent dans le texte en (re)liant le moi psychique et le monde sensible.

« Cortex, corps-texte10 »

Ce jeu de mots de Malika Mokeddem sur la quasi-homophonie entre « cortex / corps-texte » place l’expérience vécue du corps féminin comme centrale dans la construction de l’identité :

Tu n’as besoin de personne pour te scruter la complication. Maintenant, tu es fixée. Un flou dans le cortex. Drôle de mot, cortex. Corps – texte, c’est ça. Ton corps a le texte flou… (2001, p. 61)

Ainsi que l’a souligné Hélène Cixous, ce dernier devient un espace ayant sa propre expression. On retrouve la métaphore, souvent évoquée dans les études du genre, du corps en tant que support du texte. Ainsi, le corps, bien que caché dans la société arabo-musulmane, apparaît comme le lieu premier de l’expression d’une conscience de soi pour les femmes. On ne peut que remarquer l’inscription de la souffrance sur/dans les corps féminins : ils deviennent symptomatiques du mal-être identitaire et en portent ainsi les scories. Les maux/mots des identités infiltrent le corps des textes, donnant à voir un être-au-monde féminin en souffrance. La douleur infligée par le corps social patriarcal s’inscrit dans la chair individuelle ; « l’hexis corporelle peut ainsi être décodée comme un langage, un système sémiotique, où chaque signe fait sens » (Détrez, 2002, p. 163), la somatisation reproduit les tensions internes nées de la langue patriarcale. Dans la relation ternaire entre texte, corps et soi, le thème de la mémoire tient lieu de « liant », en étant une persistance de l’identité, garantissant la continuité de l’être au travers du temps ; ce thème constitue d’ailleurs un topos directement abordé par l’auteure : « Elle (Nora) se représente sa mémoire à l’image de la mer. Une fausse impression de vide afin d’égarer, de berner. Des monstres guettent tapis au fond […]. » (Mokeddem, 2001, p. 29) Pour paraphraser Hélène Cixous, le corps est donc l’espace qui accueille le discours ; « les monstres » soulèvent donc la problématique du refoulé freudien11. Les phénomènes d’amnésies sont donc particulièrement frappants : comment pourrait-on se saisir sans mémoire ? Pourtant, l’oubli et le refoulement ne parviennent pas à enfermer définitivement les événements traumatiques, comme le souligne Malika Mokeddem quand elle évoque ces « monstres » surgissant de la mémoire. Ce qui appartient à l’indicible ou au tabou ressurgit sous d’autres formes, angoissantes et suscitant l’effroi du sujet. L’absence de discours quant aux identités plurielles des femmes apparaît donc signifiante, car elle est figurée dans le texte même par les nombreuses mentions aux maladies de langage qui retranscrivent l’impossibilité de se dire : dans L’Interdite, Sultana se voit frappée d’autisme, d’aphasie et d’anorexie mentale, selon les propres termes de l’auteure (Mokeddem, 1993, p. 43), pathologies qui se rapprochent du phénomène de l’amnésie : les souvenirs comme les paroles ne parviennent pas à remonter à un niveau de conscience suffisant pour être exprimés. Effectivement, les exemples émaillent les œuvres, donnant à entendre des silences oppressants : « Un silence de grotte m’enveloppe, un silence qui redoute et trépigne » (ibid., p. 76) ; « Le silence se referme sur les pièces de ce premier étage » (ibid., p. 67). Ces maux — cette absence et ce trouble des mots — sont les somatisations du mal-être. Ainsi, l’incapacité morale de se dire semble se dissimuler sous l’impossibilité physique de parler. En ce sens, il y a développement d’un langage corporel, en compensation d’un silence social oppressant et opprimant12. L’écriture apparaît ici comme un véritable dévoilement, non pas tant des corps, mais d’une violence sociale instituée et légitimée. Comme le souligne Nathalie Etoke, dans son ouvrage Écriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone au sud du Sahara, « le souffrir et le subir sont présentés comme les constituants essentiels de l’identité féminine » (2010, p. 69) et ce sont les corps féminins qui en portent non seulement la trace, mais expriment aussi l’indicible de ces violences physiques et symboliques.

En parallèle, la perte d’intégrité unitaire fait partie de l’esthétique mise en œuvre par l’auteure. Apparaissant comme morcelé, le corps féminin se connote et renvoie aux théories lacaniennes de l’imaginaire, ce dernier marquant la « béance13 » de l’individu : lors du stade du miroir, le sujet passe d’une image morcelée de son propre corps à une image complète — l’imaginaire représentant alors l’incomplétude du sujet. C’est par l’imaginaire que le sujet parvient à unifier ses perceptions et surtout à leur donner sens. L’écriture de Malika Mokeddem s’appuie sur cette même faculté de Nora à unifier ce qui est fragmenté en elle :

Mon corps ponctuel s’est évaporé. Les autres, dispersés dans mes diverses étrangetés, ne sont plus que des songes lointains, comme irréalisables. […] L’incapacité de retrouver cet « espace perdu », vous expulse du présent et de vous-même. (2001, p. 133)

L’usage de l’adjectif « ponctuel » est frappant : la corporéité n’apparaît pas comme permanente. De la quête identitaire à laquelle se livrent les héroïnes découle une impression de polymorphisme et d’instabilité paradoxale de l’invariant corporel. Si les images de Malika Mokeddem hybrident le genre féminin à des éléments extérieurs, ce tiraillement n’est pas sans rappeler la différance derridienne14 tant il entretient une ambiguïté constante sur la nature du corps féminin. En effet, il devient impossible dans l’écriture de Malika Mokeddem de ramener les corps à de simples éléments charnels car, éminemment complexes, ils inscrivent littéralement les identités féminines. C’est dans cette dynamique dialogique que les identités prennent leur sens : la singularité d’une identité figée paraît ici condamner les personnages féminins à une sorte d’errance perpétuelle, dans laquelle elles dérivent d’identité(s) en identité(s) jusqu’à intégrer la pluralité au cœur même de leurs êtres. Notons également qu’en se libérant du poids du référent, l’abstraction de ces hybridations corporelles amène une peinture très réelle du corps féminin tout en échappant au réalisme. La sexualité notamment peut donc être évoquée et décrite sans pour autant être matière à transgresser la norme sociale, cela est particulièrement saisissant dans N’Zid : Malika Mokeddem appartient à cette génération de femmes algériennes pour qui compte « l’émergence de l’expression du désir » (Cazenave, 1996, p. 77) et du plaisir :

[…] Elle se laisse envahir par les remous du sang se mêlant dans son oreille à ceux de l’eau contre la coque. Les deux bruissements fusionnent, l’habitent, l’enveloppent. Leurs flux et reflux la remplissent, distendent les limites de sa peau, la vident. Leurs tourbillons l’étourdissent. Elle fait corps avec le bateau, éprouve avec réconfort la dureté de sa coque contre le cartilage de son oreille, contre les os de sa mâchoire, de son épaule et de sa hanche. Elle perçoit la tension des voiles, les vibrations des haubans comme prolongements d’elle-même, se pelotonne dans cette sensation. (Mokeddem, 2001, p. 28)

Dans cet exemple, la sensualité, et plus encore la matérialité du corps, sont codées, de même que la jouissance de son propre corps : la « bonne morale » est sauve. Il est marquant de constater que les fusions entre corps et matériau donnent à ressentir le plaisir sensuel qu’éprouve Nora, tout en le recouvrant d’un voile de pudeur. Et effectivement, la sexualité féminine, et notamment le plaisir, apparaît comme le tabou premier, ce qui doit non seulement être tu, mais aussi resté intouchable. Jacques Lacan, dans ses travaux sur l’interdit15, définit ce dernier par le biais de l’étymologie — interdicere en latin — i.e. « ce qui est dit entre [les lignes]16 ». À cet égard, les images du corps hybridé permettent de contourner le tabou en le laissant entre-apercevoir / entre-dire. Dans l’exemple suivant, c’est également la sexualité axée sur le plaisir qui semble appeler cette abstraction :

Collé à la vitre, le désert me darde, me nargue, son néant. Désert intégriste, macabre, qui fait le mort et attend l’orgasme rouge du vent. La dune lascive. Ses mamelons gorgés de soleil. La dune catin offerte et dont l’immobilité aspire le vent. (Mokeddem, 1993, p. 134)

La question de la « matérialité du corps » est au cœur de ce passage : une stratégie d’évitement des tabous sociaux consiste à user, comme nous l’avons vu, de métaphores pour évoquer le corps. Ce dernier, même dans une société de l’image comme la nôtre — n’oublions pas qu’écrivant en français, Malika Mokeddem vise d’abord un lectorat francophone en général, et français en particulier —, semble ne pas pouvoir être dit. Indicible, les corps des femmes n’en demeurent pas moins très présents en se glissant dans l’inter-dit. Dans ce contexte, l’hybridation se fait le révélateur et le critique de la différence des sexes. Dans son article intitulé « Le Rire de la méduse », Hélène Cixous évoque l’anxiété que provoque la description de la sexualité féminine dans une société patriarcale : « Les vrais textes de femmes, des textes avec des sexes de femmes, ça ne leur fait pas plaisir ; ça leur fait peur ; ça les écœure. » (1975, p. 40) Ainsi, en se libérant du poids du référent, l’abstraction de ces hybridations corporelles amène une peinture très réelle.

« Je n’aime pas les mots. Surtout dans ma voix. Ils m’écrasent et ils m’étouffent », explique Nora dans N’Zid (Mokeddem, 2001, p. 113). Dans cette déclaration se condense la tension entre les personnages féminins et la langue d’expression : les mots pèsent sur la chair. Aux mots prononcés se substituent d’autres signifiants, un autre biais à l’expression de soi : les non-dits sont mis en langage par les Arts. L’héroïne de N’Zid, à défaut de trouver les mots pour dire et se dire, recourt au dessin pour « faire cracher l’inconscient » (ibid., p. 116) :

Sur la planche suivante, elle est une clé de sol accrochée au manche du luth […]. Court-circuitant la menace des mots, elle rive ses sens à son jeu sur l’épiderme, sur la rétine et sur les nerfs tendus comme des cordes. (Ibid., p. 98)

Dans cette image, l’héroïne tout entière est elle-même l’instrument17, elle l’incarne littéralement. On assiste ici à une double hétérogénéité de l’expression : le dessin exprime la musique qui elle-même explicite le personnage. Langage à part entière, la musique traverse ces deux œuvres et y trouve aussi une résonnance ; elle en rythme certes la narration, mais surtout elle est une pierre angulaire de la construction identitaire et scripturaire. Un luth accompagne la narration de L’Interdite et de N’Zid, il y agit à la manière d’une mémoire corporelle : le son instrumental résonne dans ces textes et fait écho au passé, c’est une « romance sans parole18 », à la manière d’un chant intérieur. À la douleur de l’écriture répond la sensualité de la musique. En cela, ces références sont à mettre en rapport avec le « chant » qui est apparenté à la voix maternelle d’avant la langue dans la théorie cixousienne d’une « écriture féminine19 ». Cette esthétique ne joue pas du fragment, mais procède de l’hétérogénéité : il y a continuité de Soi, produit corporellement, tout au long de la quête identitaire grâce à l’articulation de langages pluriels. Cette coprésence de divers moyens langagiers tend à (re)créer une communication totalisante, ce qui semble corroborer les théories cixousiennes d’un retour vers le langage, la voix maternelle, pour s’approprier l’identité féminine. On ne peut plus parler du corps féminin, mais bien des corps féminins ; la pluralité des hybridations rendant possible l’exploration du « corps textuel » qui traverse les œuvres.

Corps du texte et hybridations

Enfin, le corps textuel des œuvres se voit lui-même hybridé, métissé, par sa rencontre avec d’autres textes, au travers de nombreuses et fécondes intertextualités. Ces mouvements constitutifs du texte reposent, nous dit Roland Barthes, sur « la traversée de plusieurs œuvres » (1986, p. 73). Cette hybridation de l’écriture marque une « anomalie face à un ensemble de valeurs et de codes culturels qui veulent refléter une identité donnée » (Cohn & Trémolières). Dans cette optique, le but de cette ultime partie est de souligner la mise en scène du corps au travers de l’hybridation des œuvres, de dégager le rôle des intertextualités plaçant les corps féminins au cœur des interrogations identitaires. D’abord avec Mikhaïl Bakhtine, puis Julia Kristeva, la notion de dialogisme amène à considérer le texte comme un objet d’étude ouvert, dans lequel non seulement les référents littéraires sont interprétés, mais où le lecteur fait partie intégrante du processus de signification. La simple étude de la filiation de notre corpus ne s’avère plus suffisante à rendre compte de l’intégralité de l’œuvre, c’est bien l’interprétation qui est faite des intertextualités liées au corps qui constitue la clé de lecture : les corps textuels féminins doivent être, une nouvelle fois, complétés. Du fait que le corps physique se retrouve dans le corps textuel, le « faire corps » est ainsi continuellement en mouvement et en devenir. Les classiques littéraires sont présents dans la totalité des œuvres de notre corpus, et tendent à inscrire ces œuvres dans une lignée littéraire. L’Interdite fait référence à maintes œuvres européennes et arabes, illustrant bien notre propos : « Lamartine, Musset, Victor Hugo, Senghor, Omar Khayyam, Imru’Al-Qays et encore d’autres. » (Mokeddem, 1993, p. 44) Notons bien que cette liste non exhaustive d’auteurs se compose uniquement de poètes : outre le sens littéral des mots, c’est bien ici la poétique du texte, ses rythmes et son lyrisme qui sont incrustés en filigrane dans le roman. Néanmoins, l’ascendance littéraire est avant tout masculine… ce qui explicite le rejet des mots que Nora oppose à sa quête d’identité : Hélène Cixous rattache la langue au patriarcat, soulignant l’importance pour les femmes de retrouver le langage — antérieur à l’acquisition des langues. Ce retour vers des éléments primordiaux se traduit également par le recours aux mythèmes qui, universels et intemporels, traversent les cultures et les représentations. Les mythes fondateurs apparaissent étroitement liés à la construction de l’inconscient et de l’imaginaire, notamment en ce qu’ils sont étroitement liés aux corps féminins dans l’écriture de Malika Mokeddem. Leur portée est universelle et permet une compréhension des « demi-teintes » et des nuances que ces renvois apportent à notre corpus d’étude. Le mythe de Méduse tient une place prépondérante et peut à cet égard être considéré comme le fil conducteur du roman N’Zid :

Dans la mythologie, Méduse et ses deux sœurs, Euryalé et Sthéno représentent justement les déformations monstrueuses de la psyché. Et tiens-toi bien, Méduse, elle, elle est le reflet d’une culpabilité, d’une faute, transformée en exaltation vaniteuse et narcissique. En fait, une exagération, une succession d’images falsifiées de soi qui empêchent l’objectivité, la réparation, donc la guérison. (Mokeddem, 2001, p. 115)

L’auteure joue de l’homophonie/homographie qui lie l’animal marin et la femme mythique : « Mais cette fois, elle soutient son regard sans ciller, sans se sentir régresser à l’état de méduse. » (Ibid., p. 45) Roland Barthes assimile la mythique Méduse à la doxa, en cela qu’« elle pétrifie ceux qui la regardent » (1975, p. 126). La méduse de Malika Mokeddem appartient au visible : le glissement du mythe fondateur à l’animal fait de Nora un symbole d’un genre féminin dangereux autant qu’une créature diaphane ; ce faisant, l’auteure brise le clivage traditionnel cantonnant les femmes à un rôle prescrit de mère ou de prostituée : elle est simultanément dans la soumission aux normes sociales et dans la transgression de ces dernières. Ainsi, le recours au mythe déconstruit la naturalisation du genre et dépasse la vision figée et stéréotypée du roman traditionnel.

L’imaginaire permet à l’auteure d’explorer non seulement les rapports de genres et d’espèces, mais aussi celui entre langue d’expression et langue seconde. L’hybridation du corps permet le questionnement du métissage linguistique : les idiomes s’entrelacent et se répondent mutuellement, se mêlant jusqu’à ne plus en former qu’une seule et unique, hybride. Au niveau de la typologie, la langue arabe est insérée dans le texte par le biais des italiques qui contrastent d’autant plus avec la langue d’expression qu’ils sont « la trace de la pression subjective qui est imposée au mot » (Barthes, 1986, p. 300). L’expression de soi se développe dans un imaginaire en tension entre culture maternelle et langue d’expression : « Le mot arabe désignant l’œil, aïne, lui revient en mémoire. Pour l’œil et la source, ce même mot, aïne. Nora hausse les épaules : “Aïne, hagitec-magitec, les yeux qui se détournent, les sources qui se tarissent enterrent et la mémoire et l’imagination”. » (Ibid., p. 171) Se rajoute ici la (re)transcription de l’oralité : la langue maternelle est rendue dans le texte par une phonétisation du discours. L’oralité évidente de ce passage précédent est un des éléments relevés par Hélène Cixous : appartenant au langage et non à la langue, l’oralité est en lien direct avec l’identité du fait qu’elle représente une des traces de la présence corporelle de l’auteure dans le texte, et rend compte d’une réalité vécue. Ainsi, les phénomènes d’intertextualités et de confrontations de différentes langues dans les œuvres étudiées se rattachent eux aussi à l’hybridation. Le différent se mêle à l’unité première, réfutant les clivages traditionnels et réducteurs et conférant une dimension identitaire plurielle aux œuvres.

Conclusion. Vers une nouvelle identité…

Outre le rôle d’objet de la représentation, le corps féminin s’avère être le lieu du questionnement identitaire. Dans son ouvrage Sur le corps romanesque, Roger Kempf affirme que « livres et corps, tout est texte d’égale dignité. Tout parle ou se parle, s’écrit, se lit » (1992, p. 7) ; ainsi, Malika Mokeddem interroge la dialectique entre « l’écriture du corps et le corps de l’écriture ». La critique féministe a travaillé ces trente dernières années sur les corps féminins en tant que lieu de production de l’écriture, développant « le rapport étroit entre l’acte éminemment culturel et littéraire de l’écriture d’une part, et l’expérience vitale que le sujet possède de son corps et de son sexe, de l’autre » (ibid., p. 5). Les différentes hybridations, qu’elles touchent aux corps charnels ou au corps des textes, construisent la réflexion sur le corps féminin : la singularité d’une identité est réfutée au profit d’un corps-texte pluriel, se faisant le support des identités plurielles du genre féminin. L’imitation totale ou partielle d’éléments extérieurs tend à traduire l’impossibilité d’une circonscription de l’être à une singularité, qui serait fausse ou tout du moins imprécise, pour rendre dans le texte même la pluralité qui compose les identités, comme l’explicite Malika Mokeddem au travers du personnage féminin de L’Interdite : « Mes Sultana, antagonistes, s’en trouvent disjointes, disloquées. » (1993, p. 82) La violence textuelle imposée aux corps féminins par une écrivaine tient du « défoulement » produit par l’imagination qu’évoque Gilbert Durand (1969, p. 36) ; la quête d’identité semble passer par l’intégration de l’altérité et l’altération de l’unicité. En cela, l’écriture de Malika Mokeddem se fait celle de la rupture, sans cesse placée « entre la tension du refus et la dispersion que procurent les libertés. Entre l’aliénation de l’angoisse et l’évasion par le rêve et l’imagination » (1993, p. 65).

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Notes

1 Ainsi, le pouvoir de l’imitation réside avant tout dans la création, ce qui amène le roman à une véritable réflexion sur le monde : « L’exercice inventif qui conduit, par toutes sortes de moyens, à une représentation dotée de réalité, est un vecteur d’intelligibilité tant pour celui qui imite que pour celui qui est en position de récepteur de la performance. » (Cohn & Trémolières) Il en va, bien entendu, de même pour les représentations littéraires qui, complexes, interrogent non seulement les motivations des auteur.e.s de telles images, mais aussi leurs réceptions auprès du lecteur. Retour au texte

2 À ce sujet, on consultera notamment avec profit l’interview qu’Orlan a accordée au journal Le Monde le 23 avril 2004 ; elle y précise qu’elle est « la première artiste à utiliser la chirurgie esthétique dans [s]es performances, mais cet “art charnel” s’est joué de 1990 à 1993 seulement. [Elle a] fait toutes ces opérations non pour le résultat physique final, mais comme des processus de production d’œuvres d’art ». (Interview disponible sur <www.lemonde.fr/vous/article/2004/03/22/orlan-artiste-mon-corps-est-devenu-un-lieu-public-de-debat_357850_3238.html#yYIDLVcz6K1pDsZB.99>) Retour au texte

3 Malika Mokeddem est née le 5 octobre 1949 à Kénadsa. Docteure spécialisée en néphrologie, elle cessera d’exercer à partir de 1985 pour se consacrer exclusivement à la littérature. En 1991, son premier roman Les Hommes qui marchent lui vaudra l’obtention du Prix Littré, du Prix collectif du festival du Premier roman de Chambéry, ainsi que du Prix algérien de la fondation Nourredine Aba. Par la suite, elle se verra décerner, en 1992, le Prix Afrique – Méditerranée de l’ADELF pour son second roman Le Siècle des sauterelles, puis en 1994, le Prix Méditerranée – Perpignan pour L’Interdite. L’ensemble de son œuvre est parcouru par la quête de l’émancipation féminine et de l’égalité entre femmes et hommes. Retour au texte

4 Cette dernière revient dans Entre Orient et Occident (1999) sur les prises de vue théoriques du courant féministe dit « différentialiste » ou relevant de la « French Theory ». Si certaines de ces idées ont été reçues comme marquant une régression face au deuxième âge des Gender studies, il n’est en aucun cas question pour elle de revenir à une pensée essentialiste. Le concept d’identité féminine recouvre une reconnaissance des spécificités, socialement construites, du deuxième sexe. Au cœur de la philosophie irigarayienne, le phallogocentrisme constitue l’objet à repenser pour qu’il corresponde aux deux sexes. Retour au texte

5 Platon, « Le Discours d’Aristophane sur Eros », Le Banquet, 189d-193e. Retour au texte

6 Intégrer les normes sociales revient, littéralement, à les incorporer ; c’est-à-dire à les intérioriser dans le corps même. Or, le contrôle des corps des femmes — notamment de leur sexualité et de leur génésique — représente un des enjeux principaux du patriarcat. Retour au texte

7 Expression de Jacques Derrida. Elle désigne les binômes antagonistes, dont le premier élément a l’ascendant sur le second, qui constituent les représentations traditionnelles. Notons que les systèmes de pensée basés sur des oppositions binaires ont été démontrés et analysés dans de nombreux domaines : nous les retrouvons notamment dans les travaux sociologiques, chez Pierre Bourdieu avec le « schéma synoptique des oppositions pertinentes » ; ou encore en anthropologie, avec par exemple les recherches de Gilbert Durand sur l’imaginaire, etc. Retour au texte

8 Voir G. Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire (1996). De manière très synthétique, il s’agit d’un système d’images polarisées autour de l’antithèse Lumière/Ténèbres, dans lequel la lumière ne saurait exister que dans son opposition aux Ténèbres (l’inverse, dixit Durand, n’étant pas exact). Retour au texte

9 À ce sujet, on consultera l’excellent article de Francine Descarries avec la collaboration de Christine Corbeil, « La maternité au cœur des débats féministes » (2002). Retour au texte

10 Le titre de cette partie est un emprunt à Malika Mokeddem. Retour au texte

11 Ce concept (die Verdrängung) développé par Sigmund Freud désigne un mécanisme de défense psychisme qui, suite à un conflit entre satisfaction et interdit au niveau de la conscience, amène à faire passer les pulsions indésirables dans l’inconscient — où elles demeurent néanmoins actives, sous forme d’actes manqués, de phobies, d’inadaptations, etc. Retour au texte

12 Relevons néanmoins que le silence peut être aussi un choix délibéré, visant à affirmer ou à protéger les personnages féminins. Dans L’Interdite, Salah interrogera Sultana sur la manière dont il est censé interpréter les multiples silences de la jeune femme : « Comme des réponses. Comme des défenses ouvertes ou fermés. » (Mokeddem, 1993, p. 47) Retour au texte

13 La béance renvoie au stade de « la prématuration de la naissance » dans la pensée lacanienne : il s’agit des « fantasmagories du corps morcelé ». Retour au texte

14 Cette graphie particulière, qui inscrit la différence à l’écrit sans qu’elle puisse être entendue à l’oral, souligne « le jeu systématique des différences, des traces de différences, de l’espacement par lequel les éléments se rapportent les uns aux autres » (Derrida, 1967, p. 19). Retour au texte

15 L’interdit n’empêchant bien sûr pas le désir. À ce sujet, on verra notamment J. Lacan, 1986, Le Séminaire, liv. VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil ; ou encore J. Lacan, 2001, L’Angoisse, version de l’Association freudienne internationale, Paris, HC, Leçon du 13 mars 1963. Retour au texte

16 W. von Wartburg, 1928-2002, Französisches Etymologisches Wörterbuch (FEW), vol. 4, p. 751-752 b, <interdicere>. Retour au texte

17 Voir Le Violon d’Ingres, der Kontrabasse de Süskind, Picasso, etc. Retour au texte

18 Cette expression constitue un clin d’œil aux « Romances sans parole » de Félix Mendelsohn. Retour au texte

19 Comme le stipule Merete Stistrup Jensen dans son article « La notion de nature dans les théories de l’“écriture féminine” » (2010) : « La notion d’“écriture féminine” apparaît vers 1975, quand Hélène Cixous publie La jeune née en collaboration avec Catherine Clément, suivi, dans la même année, de l’essai Le Rire de la Méduse dans un numéro de L’Arc, consacré à Simone de Beauvoir. » Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Hélène Barthelmebs-Raguin, « Conquête d’identités composites : les hybridations corporelles et textuelles dans L’Interdite et N’Zid de Malika Mokeddem », IRIS, 38 | 2017, 105-119.

Référence électronique

Hélène Barthelmebs-Raguin, « Conquête d’identités composites : les hybridations corporelles et textuelles dans L’Interdite et N’Zid de Malika Mokeddem », IRIS [En ligne], 38 | 2017, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1110

Auteur

Hélène Barthelmebs-Raguin

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