Hommage à Patrick Pajon (1955-2020)

Texte

Au seuil de sa retraite, Patrick Pajon a quitté cette terre sans que rien ne laissât présager une aussi brutale et déchirante disparition. Il n’aura même pas eu droit à un otium paisible dans son havre nîmois qu’il aimait tant. Il est arrivé au CRI pratiquement dès que j’en ai pris la direction en 1999. Il n’y est pas venu avec un projet de carrière et de promotion personnelle bien arrêté, ni pour y imposer ses idées aux autres. Il y est venu parce qu’il voulait vivre pleinement sa vie de chercheur avec des envies d’innovation, de dialogue et de création au sein d’un groupe qu’il sentait ouvert et partageux. Selon la phrase célèbre, il n’est pas venu au CRI en attendant ce que le CRI pouvait lui apporter mais plutôt parce qu’il pensait apporter du nouveau au CRI. Et du nouveau, il en a apporté ! C’étaient moins des thématiques à l’emporte-pièce qu’une vision novatrice sur l’intérêt stratégique de l’imaginaire dans cette société de l’innovation permanente où nous sommes entrés depuis plusieurs décennies. Il a été l’ouvrier discret mais efficace d’une connexion heureuse entre le CRI et de grandes entreprises (Chanel, Renault en particulier) mais aussi avec le pôle scientifique grenoblois des nanotechnologies (Minatec). Diplomate et réaliste, avec mon soutien total, il a su œuvrer efficacement à la mise en œuvre de contrats doctoraux financés par lesdites entreprises, suscitant l’intérêt pour nos travaux en interne ; ceux-ci trouvaient ainsi à s’enrichir de partenariats inhabituels pour une équipe composée majoritairement de « littéraires ». Il a suscité des séminaires et des conférences où un sang neuf venait irriguer les cervelles et stimuler les idées nouvelles.

Il n’y avait pas de chercheur plus désintéressé que Patrick. Malgré mon amicale pression, il a toujours repoussé un éventuel projet d’habilitation (HDR) pour devenir professeur. Cela lui importait bien moins que d’aider des étudiants à valoriser professionnellement leur réflexion critique sur l’imaginaire en vue de leur future insertion professionnelle. Patrick pensait, comme moi, que le temps perdu pour soi est du temps offert aux autres, c’est donc du temps multiplié. En bon professionnel, il a toujours été de bon conseil et sa parfaite connaissance du monde de l’entreprise (d’où il venait) a été un atout de premier ordre pour le CRI « new look » auquel nous aspirions. Bien sûr, il a éclairé de ses avis notre conseil de laboratoire dont il fit partie pendant plusieurs mandats ; calme et posé, il nous aidait à défricher des pistes de travail prometteuses et pleines d’avenir. Il nous a aidés à faire « bouger les lignes » en matière de recherches littéraires et anthropologiques, en toute indépendance d’esprit et de mouvement.

Évidemment, tout cela bousculait passablement les habitudes d’une université alors ghettoïsée sur le campus grenoblois. À l’époque de la défunte Université Stendhal, Patrick fut très froissé que les hautes instances décrètent qu’il n’avait pas sa place au CRI mais dans une équipe de sa discipline d’origine : les sciences de la communication. Nous souffrions presque quotidiennement de cet ostracisme qui se traduisait concrètement par des menaces de rétorsion ciblée sur les postes d’enseignant-chercheur et sur les promotions pour les chercheurs réfractaires aux parcours et révérences obligées. Par exemple, les instances d’évaluation (l’AERES de l’époque) dûment chapitrées voyaient d’un mauvais œil cette équipe pluridisciplinaire de lettres et sciences humaines (regroupant des représentants des quatre UFR de l’Université) et qui bousculait le petit entre-soi des mandarins locaux ou parisiens. C’est dire la somme de préjugés qu’il nous fallut affronter pour garder au CRI son indépendance d’esprit et son espace de liberté chèrement acquis (au sein même de la mouvance des CRI, travaillaient des forces sectaires travaillant à notre musellement). Combien ridicules apparaissent aujourd’hui ces anathèmes de circonstance, au moment où nos options pluridisciplinaires, jugées jadis incompatibles, sont devenues une norme dans l’université réunifiée de Grenoble Alpes ! Les instances locales ont été très satisfaites d’utiliser la réputation internationale du CRI comme une vitrine pour leur ravalement de façade contraint et forcé, avant de faire quasiment disparaître le sigle de l’imaginaire du nouvel organigramme.

Fidèle à nos côtés, Patrick a toujours été lucide sur ce que nous pouvions (et nous devions) faire afin que les lettres et sciences humaines restent « humanistes » dans le monde d’aujourd’hui et non pas passéistes ou ringardes. Nous garderons de lui le souvenir d’un collègue attachant et volontaire, dévoué et sincère, amical et courageux.

Citer cet article

Référence électronique

Philippe Walter, « Hommage à Patrick Pajon (1955-2020) », IRIS [En ligne], 40 | 2020, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1137

Auteur

Philippe Walter

Directeur (1999-2013) du CRI EA 610

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