« So hold me, Mom, in your long arms. In your automatic arms. Your electronic arms. […] Your petrochemical arms. Your military arms. »
Laurie Anderson
(Ô Superman, 1981)
Il est des cas où l’empreinte phénoménologique d’une installation se mesure à l’aune de la sensation d’étrangeté qu’elle génère auprès de celui qui en fait l’expérience. Sa scénographie aura beau être immersive, l’œuvre n’est alors pas vécue en termes d’hospitalité, mais plus désagréablement comme une forme de réticence. C’est précisément sur ce registre d’approche que se fondent les Kandors (1999-2011) de Mike Kelley : une série d’installations réalisées sur plus d’une décennie, et qui forme le dernier ensemble majeur de son travail. Avec les Kandors, Kelley instaure dans l’espace quelque chose d’absolument rétif qui concerne en premier lieu la relation d’objet, au sens le plus psychanalytique du terme. Cette expérience de l’objet réticent pourrait paraître essentiellement affective, ou subjective : nous pensons qu’il n’en est rien. À travers elle, l’enjeu est au moins triple. D’une part, c’est parce qu’elles mettent en place une véritable kinesthésie du conditionnement que les Kandors permettent d’appréhender la portée collective, pour ne pas dire politique, d’un confinement spatial. D’autre part, il s’agit pour Kelley de se défendre d’une interprétation biographique réductrice de son œuvre, et de se réapproprier ironiquement les mécanismes de projection ayant mené à ce malentendu. Enfin, il en va des Kandors comme d’un jeu de réminiscences formelles contradictoires, dont chacune vient questionner les normes de goût qui régissent la fabrication de la mémoire officielle, avec leur corollaire : ce qui en est exclu.
Puissances empêchées
Comme point de départ à la série des Kandors, il y a la ville natale de Superman1 sur la planète Krypton, telle qu’elle est représentée dans les vignettes des comics d’origine (fig. 1) : soit une architecture fictive au cœur d’un scénario d’exclusion spatiale, dont l’aspect ne cesse de se modifier au gré des épisodes et des dessinateurs successifs. D’après l’histoire, Kandor fut rapetissée puis mise en bouteille par le collectionneur Brainiac. Ses habitants ne pouvant en aucun cas respirer l’atmosphère terrestre, et Krypton ayant été détruite, Superman doit maintenir la ville sous cloche, doublement confinée dans son repaire arctique, la « Forteresse de solitude ». D’un échantillon de dessins, Kelley tirera quatre installations modulaires à l’occasion de quatre expositions successives2. Toutes comportent différentes variations sculpturales3 autour de Kandor.
L’installation datée de 2007, en particulier, nous plonge dans une pénombre sonore aux codes visuels proches du Space opera : tons francs acidulés, halos lumineux, usage récurrent du rétro-éclairage, fragments métallisés semblant provenir de cockpits. Chacun des ensembles qu’elle contient met en scène la ville fictive comme un autel tripartite isolé, selon trois déclinaisons spatiales (fig. 2) : sur socle, un module sculptural adjoint de panneaux présente un moulage en résine de Kandor, sa cloche de verre reliée à une bouteille ou à un compresseur par des tuyaux ; au mur, une image lenticulaire affiche une version agrandie de la vignette graphique correspondante ; enfin, une projection vidéo se concentre sur la cloche vide, traversée par un ballet de particules luminescentes, sur une musique électronique vaguement psychédélique. D’un point de vue phénoménologique, ce troisième volet du cycle est emblématique d’une scénographie de l’injonction paradoxale : en faire l’expérience, c’est être pris dans le double mouvement d’une proximité fascinatoire (la séduction formelle exercée par les pièces), adjointe d’une sensation tenace d’éloignement — le spectateur jouant ici le rôle d’une altérité potentiellement intrusive. Les modules chromatiques se détachent du noir ambiant avec solennité et vous aspirent, et c’est peu dire que les Kandors sont magnétiques. Mais dans une œuvre où chaque élément fonctionne comme un dehors clos sur lui-même, chacun placé à bonne distance de l’autre, c’est aussi le vide entre eux qui se fait sentir. Dans l’ensemble, les masses ont une épaisseur étrange, comme si le passage des vignettes au volume ne s’était opéré que partiellement. Il y a un malaise palpable à côtoyer cette tridimensionnalité factice, exacerbée par le jeu des panneaux colorés, des reflets et des projections murales. Malgré l’ampleur exagérée des socles, leurs ancrages sonnent creux ; inversement, le confinement de l’air par le verre acquiert une certaine densité, si bien qu’un doute s’immisce envers la consistance des choses. Les sonorités d’inspiration spirite qui baignent l’installation, propagées par les vidéos, pourraient désamorcer ce trouble. Elles y participent avec une magie ridicule.
La figure de Superman elle-même, lorsqu’elle apparaît, est porteuse d’un double message : son image de puissance est contredite par la référence centrale que Kelley lui accole d’emblée, et qui serait plutôt un paradigme d’empêchement. En 1999, la première installation du cycle, intitulée Kandor-Con 2000, comprenait une vidéo diffusée sur moniteur (fig. 3) placé en bordure d’une maquette blanche. Cheveux gominés, un acteur déguisé y récite des bribes de l’unique roman de Sylvia Plath, La cloche de verre4 (2011, p. 383-553). Ce Superman-là manipule une Kandor de plastique, créant des jeux d’ombres avec sa cape tandis qu’il déclame son texte sur une nappe sonore assez grotesque : c’est l’histoire de la dissociation psychique d’une jeune fille qui en vient à observer le monde « à travers la vision déformante d’une cloche de verre5 ». On notera que cette situation est précisément celle du spectateur face aux Kandors, dans les installations qui vont suivre. La part de malaise qu’elles véhiculent tient en partie à cette mise en abîme du conditionnement : cela passe par des espaces-contenants, sous pression, structurellement dépendants. En 2007, les dômes de verre recouvrant Kandor sont systématiquement rattachés à des bouteilles d’air comprimé par des cordons hermétiques, et bien sûr les projections vidéo qui les mettent en scène ne manquent pas de jouer avec l’imagerie intra-utérine (fig. 4). Ces contenants sont d’autant plus anxiogènes qu’ils ne vous englobent pas — ce qui revient spatialement à vous exclure. À la longue, pourtant, chaque cloche vous comprime et finit par produire l’effet de manquer d’air.
Par ailleurs, en raison de la référence initiale au texte de Sylvia Plath, l’éclairage très coloré des modules est des plus ambigus : il renvoie aussi bien aux féeries saturées des univers de science-fiction qu’aux effets (lumineux) des traitements psychiatriques par électrochocs6. Le second degré se teinte alors d’une violence sourde — qui rappelons-le, dans le cas de Kelley comme de Plath, ira jusqu’au suicide par asphyxie.
Il n’en reste pas moins que les Kandors relèvent d’une parabole à la portée psychique autant que collective : en ayant recours au moulage pour la fabrication de ses architectures en résine, Kelley s’inscrit dans toute une généalogie du questionnement des moules, dont les enjeux sont à la fois institutionnels, sexuels et historiques. On pense aux Moules mâlics, ces uniformes sociaux présents dans Le Grand Verre, aux Casseroles de moules et autres Autoportrait en bocal réalisés par Marcel Broodthaers, mais aussi à un vocabulaire plastique traditionnellement associé aux artistes femmes — tels que les moulages anatomiques crispés contenus dans les Cells de Louise Bourgeois7. De Superman à la jeune fille dépeinte par Sylvia Plath, deux figures d’identification adolescentes très genrées se croisent, et se recoupent pour incarner un symptôme de frustration sociale (le sentiment d’exil sur Terre pour l’un, la dépression clinique pour l’autre). Or il est bien connu, en psychanalyse, que l’identification projective empêche l’introjection : pour ainsi dire, le héros des comics incarne une puissance à la place de sa réalisation effective par le spectateur lui-même. En tant que figure condensée de ses attentes, Superman devient dans Kandors un instrument pédagogique qui pose avant tout des questions d’anthropologie culturelle. Peut-être Kelley avait-il lu l’analyse qu’en a faite Umberto Eco en 1976 :
L’homme qui lit Superman et pour lequel Superman est produit […] est un homme hétérodirigé […]. [C’est] un homme qui vit dans une communauté à niveau technologique élevé et à structure socio-économique […] de consommation, auquel on suggère constamment […] ce qu’il doit désirer et comment l’obtenir selon certains canaux préfabriqués qui l’exemptent de faire des projets d’une façon risquée et responsable. (Eco, 1976, p. 33-34)
Et Eco de conclure, insistant sur le fait que ce super-héros en particulier se caractérise par la plus grande disproportion entre l’étendue de ses pouvoirs, qui pourraient changer le monde, et leur utilisation effective dans la bien-nommée Smallville : « Nous avons en Superman un parfait exemple de conscience civile complètement séparée de la conscience politique. »
Interprétation abusive
Il n’est pas anodin que Kelley se ressaisisse de l’une des toutes premières icônes du Pop Art américain : Superman apparaît dans la peinture de Warhol8 dès 1961, sous la forme d’un signe générique et abstrait. L’image choisie alors était une représentation du super-héros en plein vol, produisant un gigantesque souffle qui enfumait le décor. À l’exception de la vidéo citée plus haut, Kelley s’attarde quant à lui non pas sur la figure, mais sur l’arrière-plan à partir duquel elle émerge : son paysage culturel, infiniment variable. Sous leurs cloches de verre soufflé, les Kandors opèrent ainsi une rematérialisation du contexte fictionnel au détriment de la figure d’identification qui le masquait. Pour prendre la mesure de ce geste en termes de réception, il nous faut les resituer dans un cycle de réflexions entamé par Kelley de longue date, et qui concerne les relations entre architecture, mémoire, trauma et fiction. En 1995, l’installation Educational Complex9 prend elle aussi la forme d’une maquette d’architecture. Sa réalisation fait suite à un malentendu symptomatique : l’interprétation biographique douteuse qui fut faite à l’époque10, par une partie de la critique, des travaux antérieurs de Kelley sur les peluches. Des œuvres comme More love hours than can ever be repaid (1987) ou la série Arenas (1990) s’appuyaient sur la tendance naturelle du public à se projeter sur les animaux en peluche pour questionner, par le biais de scénarios relationnels, la fonction sociale de ces objets produits pour les enfants par les adultes. Il s’agissait, en raison même de leur forte tonalité affective, de porter sur eux un regard analytique. Mais cette démarche fut mal comprise : Kelley eut beau s’en défendre, certains commentateurs voulurent voir dans ces œuvres un témoignage intime d’abus sexuels ou de mauvais traitements qu’il aurait subis durant l’enfance. L’enjeu de cette lecture biaisée est évidemment crucial. En réduisant ces œuvres à l’expression d’un simple trauma individuel, on en supprimait aussi — non sans violence — la charge politique11.
Kelley identifie parfaitement les fondements idéologiques d’une telle exégèse, en premier lieu le succès grandissant, dans les talk-shows télévisés américains des années 1990, des théories psychologiques dites du Syndrome de la Mémoire Refoulée. Selon cette version Pop de la psychanalyse, il convient d’envisager le moindre trou de mémoire comme la preuve irréfutable d’un trauma sexuel refoulé. Les quelques scandales médiatiques qui suivront n’y changeront rien, incriminant pourtant des thérapeutes qui, à force d’y croire, étaient parvenus à faire germer dans l’esprit de leurs patients de faux souvenirs infantiles, créés de toutes pièces… Puisqu’il est censé avoir été victime, Kelley va se lancer avec Educational Complex (fig. 5) dans une grande parodie auto-interprétative de ses supposés traumatismes. Mais au lieu de livrer la pseudo-vérité d’un témoignage, il va s’appuyer sur certains détails de son autobiographie pour interroger en profondeur les mécanismes de conditionnement collectifs sur lesquels reposent ces allégations. Ainsi l’installation de 1995 consistera-t-elle à représenter de mémoire l’ensemble des établissements scolaires que Kelley a fréquentés depuis l’enfance, et à les rassembler dans une grande maquette blanche sous vitrine, montée sur tréteaux. Kelley se rendant rapidement compte qu’il est incapable de se souvenir de ces espaces en entier, les bâtiments miniatures qu’il reconstruit sont en grande partie composés de blocs opaques — où il va de soi que d’obscurs événements se seront déroulés. Au sol, un petit matelas à une place, glissé sous la maquette permet même d’examiner de près la cave de Calarts — l’université de Californie, qui fut sa deuxième école d’art —, endroit propice aux projections les plus sales en creux des structures les plus immaculées. C’est ainsi qu’Educational Complex signe le début d’un usage particulièrement perfide du matériau autobiographique, dans l’intention de dévoiler toute une infrastructure des régimes de croyance : d’une part, les défaillances de la mémoire témoignent ici essentiellement d’une reconstruction du réel — autrement dit, l’autobiographie rejoint la fiction ; d’autre part, en s’attaquant à des lieux institutionnels, à commencer par sa propre formation artistique, Kelley souligne combien l’autobiographie est une affaire collective.
Quatre ans plus tard, via la référence aux comics, aucune distinction n’est faite entre une expérience subjective qui se voudrait intérieure, et l’environnement culturel médiatique qui participe pleinement de son élaboration. Les Kandors sont une mise en scène structurelle de cet état de fait : de nouveau, une installation prend pour objet une architecture d’ordre biographique.
Celle-ci se donne cette fois d’emblée comme fictionnelle, et sujette aux variations les plus diverses par l’intermédiaire d’une vitrine. Qui plus est, Kandor est observable dans un rapport d’échelle qui est délibérément celui du spectateur face à son écran12 — dans certaines pièces du cycle, elle est même substituée par un moniteur TV affichant un paysage en bocal. Non sans ironie, Kelley se réapproprie l’interprétation abusive initiale, mais la considère en tant que scénario médiatique : les Kandors sont une fausse révélation du point de vue de l’authenticité biographique, mais une véritable déconstruction du mécanisme d’identification projective, dont le spectateur est invité à prendre conscience. À cet effet, la scénographie d’Educational Complex envisageait déjà deux positions d’observation bien distinctes : on pouvait se contenter d’appréhender la maquette par le dessus, du point de vue dominant de l’homme-oiseau, ou l’investiguer par en dessous, depuis le point de vue du pervers infantile qui espionne sans scrupule sous les jupes13. Dans les Kandors, Kelley reprend cette double posture en accentuant spatialement la disjonction, voire le clivage, qui peut exister de l’une à l’autre : en surplomb vis-à-vis des modules urbains d’échelle réduite, le spectateur se retrouve littéralement dans le rôle de Superman. Face à lui, les petits habitants de Kandor, eux, sont en position de pouvoir observer sous sa cape… Entre sujet et objet, le malentendu est total.
Par ce renversement des places, où les petits lointains abusent et les grands proches se désacralisent, Kelley suggère que le véritable traumatisme est de l’ordre d’un conditionnement du regard, dont il attaque foncièrement le paradigme d’autorité. Tant que l’œil se cristallise dans l’identification, l’accès aux fondements structurels (mnésiques et idéologiques) des formes majoritaires demeure empêché. Dans l’installation de 2007, plusieurs éléments vont dans le sens d’un trou de mémoire déjoué par un changement de position : par leur procédé optique, les images lenticulaires de Kandor (fig. 6), présentées sur les murs, font successivement apparaître ou disparaître l’architecture selon le point de vue adopté — une fois entrevue, la Kandor traumatique ne manque pas d’incruster la rétine par rémanence. Les modules sculpturaux eux-mêmes, avec leurs parois occultantes et leurs recoins, sont conçus de manière à multiplier les effets de recto-verso : au détour de certains panneaux se divulguent des fragments de coulisses, pour la plupart des contenants domestiques vides — çà et là un panier, un coussin, une bassine métallique (fig. 7). L’éclairage contrasté de l’installation ne fait qu’accentuer ce fonctionnement par strates, découpant le décor de Kelley en zones tantôt exposées, tantôt plus opaques. Quant aux vidéos qui réaniment le contenu des cloches dans un tournoiement de poussières pailletées, elles sont montées à l’envers, comme des réminiscences. Tributaires d’un régime de représentation et d’une spatialité fondamentalement médiatiques, les Kandors adoptent une configuration très similaire à certaines sections du Musée d’Art Moderne14 de Marcel Broodthaers (1968-1972) : elles engagent toute une psychopathologie culturelle du musée d’art contemporain.
Formes réprimées
En tant que mètre-étalon culturel, de quoi Superman est-il le souvenir-écran ? Dans son Esthétique de l’ufologie, Kelley insinue que plus un objet est réticent, plus il est anxiogène15. Les modules des Kandors ont vu leurs parties souterraines devenir de plus en plus disproportionnées au fil du temps, leur architecture cristalline n’étant plus que le sommet visible d’un conglomérat opaque de roches carbonisées (fig. 8). Ces installations, en particulier les plus tardives, cultivent une qualité d’inquiétante étrangeté et d’hétérogénéité qui répond aux mêmes enjeux que les scénarios de science-fiction : une structure ordonnée domestique accueille le refoulé décoratif-sexuel, et ses émanations visqueuses, délicieusement « anti-autoritaires16 », viennent menacer les frontières érigées par le Moi. On sait le choix de Kelley, dès ses débuts, de prendre le parti d’une contre-histoire qui intègre nombre d’éléments de la contre-culture et de la culture vernaculaire habituellement passés sous silence. La spatialité retranchée des Kandors manifeste qu’une ablation mnésique est à l’œuvre, suivant laquelle un certain type de formes se retrouve systématiquement occulté des récits officiels. Leur scénographie entière va dans le sens d’un rétroéclairage, attirant l’œil vers l’espace underground opaque qui est la base (ordinairement cachée) des constructions. Ce rapport politisé que Kelley entretient avec l’historicisme se traduit bien souvent dans ses pièces par un paradoxe formel exacerbé, qui vient rejouer le duel entre le moralisme de l’épuration moderniste d’une part, et le débordement ornemental jugé criminel des peuples « non-civilisés », d’autre part. Lampe à sel et fleurs artificielles, motifs faux bois et bibelots mal dégrossis côtoient dans les Kandors les géométries les plus impeccables. L’effet double bind de ces installations doit beaucoup à ce renvoi dos à dos de deux instances stylistiques, dont les connotations ont les plus larges implications sociales.
Ce n’est pas seulement qu’en tant que réminiscences d’une bande dessinée à succès populaire, les Kandors transgressent ce que le modernisme a pu comporter de séparation élitiste17. Les Kandors sont de fausses candeurs, surchargées d’allusions sexuelles. À travers leurs variations architecturales, Kelley prend soin d’associer le paradigme de la cité utopique épurée, tendance Bauhaus, à un vocabulaire décoratif inspiré du Memphis design italien des années 1980 : un mobilier-totem polychrome et régressif, typiquement postmoderne, dont les codes visuels « primitifs » seraient plutôt d’ordre pulsionnel. À l’instar d’un module phallique en cire déjà présent dans More love hours than can ever be repaid, les Kandors sont des autels, mais sur le modèle des peep-show. Leurs appendices sexuels se couvrent parfois d’une texture mousseuse très spermatique (fig. 9). Or il est implicite que Superman a fait vœu de chasteté. Sa Forteresse de solitude est réputée impénétrable, ce que les érections kandoriennes viennent ouvertement contredire de l’intérieur, derrière leur vitre froide. Ce double mouvement d’attraction-répulsion se confirme également d’un point de vue symbolique, Kelley jouant de Superman comme d’une référence idéologiquement ambivalente, en raison du contexte historique de son apparition : créé aux États-Unis en 1933 par deux fils d’immigrés juifs européens, ce personnage de surhomme, d’abord méchant, se charge de résonances bibliques autant que d’allusions au Troisième Reich. En somme, les Kandors superposent et compressent dans le temps des vocabulaires contradictoires : les réductions avant-gardistes, les ornements qu’elles entendaient précisément refouler, mais aussi leur reprise ultérieure sur un mode propagandiste18 ou commercial — le tout à travers une fiction populaire qui elle-même traverse les grands écueils du xxe siècle. Elles sont ainsi porteuses de fonctions complexes qui questionnent le projet artistique moderne à différents niveaux : en tant que processus de refoulement castrateur (la table rase comme élision du décoratif, mais aussi le trauma de l’utopie manquée) ; en tant que phénomène fétichisé (le design d’objets partiels idéalisés, qui correspondent en fait à un faux souvenir, constamment reconstruit) ; et enfin, en tant que mécanisme d’exclusion sociale (l’autonomie de l’œuvre et son espace privatisé devenant ici une étrangeté « extra-terrestre »).
Conclusion
Dans le prolongement d’Educational Complex, les Kandors continuent d’insister sur le fait que les normes de goût sont avant tout une affaire d’éducation, et reposent donc sur le maintien d’un clivage social. Kelley ne se prive pas d’inclure sa double formation artistique dans ce dilemme. Abuse report, en 1995, peut nous éclairer sur ce point : Kelley y remplit un formulaire standard de signalement d’abus infantile, et l’adresse ironiquement à sa galerie allemande19. En lieu et place du père fautif, il désigne le peintre Hans Hofmann — la figure tutélaire de ses anciens professeurs à l’université du Michigan, sa première école d’art marquée par l’expressionnisme abstrait — dans une forme administrative qui n’est pas sans rappeler son second traumatisme pédagogique : le conceptualisme dominant20 à Calarts dans les années 1970. Par le biais d’un « formalisme pervers21 » du même acabit, les Kandors font de Superman et de son costume bleu et rouge une incarnation œdipienne de Hans Hofmann (1967, p. 40-48) et de ses théories chromatiques sur le Push and Pull. Avec leurs jeux de panneaux occultants et colorés, les installations de Kelley reconduisent la structure formelle de sa peinture, ainsi que son utilisation psychologique de la couleur (fig. 10 et 11). Mais d’une théorie qui se voulait un champ de forces essentiellement plastiques, on passe désormais à une lecture plus politique : l’occupation de l’espace obéit à des règles de composition, en vertu desquelles les éléments chromatiques intenses se démarquent, et produisent un effet physique d’avancée-expansion (Push). Celui-ci s’avère inversement proportionnel au mouvement de retrait-contraction (Pull) du reste de la surface, qui passe ainsi au second plan.
Kelley a largement insisté sur cet état de fait : « La culture officielle de l’art contrôle l’histoire avec bien plus d’efficacité que les stratèges républicains, car elle sait que le meilleur moyen de traiter un matériau qui la contredit est non pas de s’insurger contre lui, mais de prétendre simplement qu’il n’a jamais existé22. » Sur le modèle des maisons pour oiseaux qui marquèrent le commencement de sa carrière, il y a toujours conflit, dans la mémoire à long terme, entre la « voie facile » (la reproduction populaire, féminine et grotesque, menant à l’oubli) et la « voie difficile23 » (la réduction moderniste, d’accès restreint et garante de postérité). Chez Kelley, c’est la culture populaire elle-même qui se met à fonctionner comme une parcelle littéralement contenue — refoulée — au sein de l’institution artistique. Ainsi les Kandors font-elles retour dans la Forteresse de solitude qu’est le musée, dont elles incarnent la fonction traumatique, à forte teneur sexuelle. Mais la tentative de pénétration promet d’être problématique : elle opère sous une forme qui se situe logiquement à rebours des installations de type contextuel (Site-specific), s’employant d’abord à formuler cette séparation inique des atmosphères. Car, en définitive, dans les comics, seul Superman détient l’accès au coffre-fort muséal. Certaines vignettes le montrent en survol, une énorme clef en mains, sous le regard envieux d’un autochtone resté au sol. Par un dédoublement de perspectives essentiel, les Kandors autorisent une version alternative de ce scénario. City 000 (fig. 12) nous en fait la démonstration : le Spectateur/Superman qui choisit de monter les marches trouvera une Birdhouse à sa hauteur sur le mur adjacent, orifice ouvert. Derrière lui, en revanche, une Kandor sans cloche. Un autre spectateur pourra observer la scène traumatique depuis le sol.