L’espace méditatif dans l’installation sonore de Kichul Kim

  • The Meditative Space in the Sound Installation of Kichul Kim

DOI : 10.35562/iris.1272

Résumés

Kichul Kim (金起徹), né en 1969 à Séoul, a ceci de remarquable qu’il prétend — et réussit — à sculpter le son. En effet, il a une formation de sculpteur. Mais il se fascine très tôt pour le son, pour des raisons spirituelles. L’énigme du bodhisattva Gwan-eum (觀音) (Guān Yīn en chinois, Kannon en japonais, Avalokiteśvara en sanskrit) qui, selon l’étymologie de son nom, « voit ou fait voir les sons », l’intrigue. Une intuition lui révèle — pense-t-il — de quoi il s’agit. Il va s’efforcer de le faire voir à son tour. Le son fait voir, visualiser, évoquer, et on peut donc, en ce sens, voir le son. Ses installations sonores sont en général réalisées dans des formes minimales et simplifiées. Ces formes pures ne correspondent qu’au son qu’il veut diffuser. C’est le son qu’émettent des haut-parleurs, un son qu’il a enregistré et qui parle. En effet, le son, tout invisible et intangible qu’il est, par l’espace qu’il recrée et modèle, est tridimensionnel, et sculptable. Le spectateur ne peut certes pas voir ce travail sonore par ses yeux de chair, pas plus qu’il ne peut le toucher de sa main, mais son œil de l’imagination, son imagination visuelle, le construit, et en ce sens il le perçoit bien : à partir du son se crée une image, une image dont l’intensité frôle l’illusion. On a là un véritable environnement créé par le son. Inspiré par l’Extrême-Orient ancien, son art et sa pensée, Kichul Kim puise dans ses sites historiques, religieux souvent, et dans la nature, son inspiration et ses enregistrements. L’environnement particulier d’origine est rendu présent par son son, si puissamment que l’auditeur devient spectateur, recréant activement la scène originelle : spect-acteur. Plongé si profondément en lui-même, il est graduellement conduit aux portes d’une sorte de méditation, ici et ailleurs à la fois, comme hors du temps.

Kichul Kim ( ), born in 1969 in Seoul, is remarkable in that he claims—and succeeds—to carve the sound. He trained as a sculptor but was fascinated very early with the sound, for spiritual reasons. The enigma of the Bodhisattva Gwan-eum (觀音) (Guān Yīn in Chinese, Kannon in Japanese, Avalokiteśvara in Sanskrit) which, according to the etymology of its name, “sees or makes one see sounds”, intrigued him. He understood intuititvely what it means and tried to examplify it himself. The sound makes you see, visualize, evoke, and you can, in this sense, see the sound. His sound installations are generally performed in minimal and simplified forms. These pure forms correspond only to the sound he wants to produce. This is the sound emitted through loudspeakers, a sound that he recorded and that speaks. Indeed, the sound, as invisible and intangible as it is, thanks to the space it recreates and models, becomes three-dimensional, and “sculptable”. The spectator certainly cannot see this sonic work through his/her eyes of flesh, any more than he/she can touch it with his/her hand. But his/her eye of the imagination, the visual imagination, builds it, and in this sense he/she perceives it well: from the sound is created an image whose intensity borders on illusion. This is a real environment created by sound. Inspired by the ancient Far East, its art and thought, Kichul Kim draws from historical sites, often religious, and from nature, for his inspiration, and recordings. The particular environment of which the sounds originates is made present by the sound, so powerfully that the listener becomes a spectator, actively recreating the original scene: spect-actor. So deeply immersed in himself, he is gradually led to the gates of a kind of meditation, here and elsewhere at once, as if out of time.

Plan

Texte

Introduction 

N’étant pas surface mais espace, l’installation peut provoquer, chez le spectateur, diverses sensations autres que celles qui viennent seulement d’une surface : sensations non seulement visuelles, mais encore auditives, olfactives, gustatives, tactiles, voire synesthésiques quand un sens éveille des impressions venues d’un autre sens, par exemple quand un son évoque une ou des couleurs… Ici, nous présentons parmi les installations de Kichul Kim (金起徹), artiste d’origine coréenne, né en 1969 à Séoul, celles qui ont recours principalement au son.

Sur la scène artistique de la Corée du Sud, l’installation apparaît à la fin des années 1960, en même temps que d’autres mouvements expérimentaux, tels que le happening, l’event, la performance… Yoon Jinsup, critique d’art, affirme que l’installation en Corée du Sud a vraiment été lancée avec l’exposition Jeunes artistes coréens, qui eut lieu du 11 au 17 décembre 1967 dans une salle à l’ancien Office de l’Information Publique (Jinsup, 2004). Les travaux de ces artistes étaient réalisés collectivement par des mouvements auxquels appartenaient des groupes comme Mu, Shin, Origine. Au début, inévitablement, on y sentit l’influence de tendances venues d’Occident, antérieures, comme le Néo-Dada, le Nouveau Réalisme. Puis, dans les années 1980, des groupes comme Meta-vox et Nanjido expérimentèrent l’installation de plein air, souvent avec des matériaux naturels, sous l’influence du land art1. Mais c’est depuis les années 1990 que l’installation en Corée du Sud a enfin pris un tournant décisif. C’est alors qu’avec la diffusion de la pratique le terme d’installation est aussi devenu un terme courant du vocabulaire artistique. L’aspect des installations s’est également diversifié. On peut noter aussi que l’installation n’est plus seulement une pratique de groupe mais qu’elle a tendance à devenir plutôt une pratique individuelle. Certaines œuvres d’installation sont considérables, bien qu’il n’y ait pas beaucoup d’artistes qui créent surtout des installations à cette époque. Avec la construction du Pavillon coréen, à la biennale de Venise de 1995, l’installation de Jheon Soo-Cheon obtient une récompense. La même année, lors de la première biennale de Gwangju, plusieurs œuvres d’installation sont présentées au public. Aujourd’hui, l’installation coréenne s’est encore plus diversifiée et il devient difficile de la caractériser en peu de mots. Certaines de ses caractéristiques peuvent sembler contradictoires : par exemple, l’utilisation de la nouvelle technologie et le reflet de la pensée traditionnelle. Cependant, l’application active du multimédia à l’art n’a rien d’accidentel chez ces descendants de Paik Name June. Le reflet de la tradition coréenne la plus ancienne, et pas seulement de la société sud-coréenne actuelle, peut être tout naturel, sans qu’il y ait préméditation de l’artiste, même si parfois il est bien sûr très intentionnel, voulu pour marquer une particularité distinctive sur la scène internationale. Nous pouvons constater cette rencontre, d’ailleurs étrangement harmonieuse, de la technologie et de la tradition chez Kichul Kim, dans son emploi d’une technique très pointue du son pour créer un espace méditatif qui s’enracine dans la spiritualité traditionnelle. Notons d’emblée que ce type de démarche n’est pas plus dominant sur la scène sud-coréenne que sur la scène internationale. Mais cette réalisation d’un espace méditatif nous semble très significative dans la création artistique contemporaine, aussi bien en Corée du Sud que sur la scène internationale, car on pourrait citer des noms illustrant cette tendance, presque un mouvement, aussi bien japonais, qu’allemands ou français. Nous nous proposons d’en observer la puissance et la valeur au travers du travail de Kichul Kim.

Nous nous demanderons tout d’abord pourquoi et comment le son est devenu nécessaire à Kichul Kim, son intérêt pour ce medium devenant au fil des œuvres une préoccupation centrale, voire une obsession. Nous soulignerons aussi que son travail puise son inspiration dans l’Antiquité extrême-orientale, et la pensée traditionnelle. Au travers des analyses de ses œuvres, nous verrons comment cette source d’inspiration se manifeste dans ses installations, en y créant un certain environnement très particulier, une atmosphère calme, paisible, à tel point qu’on peut véritablement parler d’espace méditatif, car il induit un certain état d’esprit fait d’une intériorisation profonde.

« Le sculpteur de son » : d’une curiosité initiale à une attention profonde vis-à-vis du son

L’artiste Kichul Kim se dit « sculpteur de son », deux termes qui semblent évidemment contradictoires. En effet, le mot sculpteur semble impliquer un art visuel, parce que fondé sur une matière, alors que le son est un élément immatériel. Kichul Kim a d’ailleurs commencé ses études par la pratique des arts plastiques, et plus spécialement de la sculpture, donc rien qui ait un lien direct avec l’élément sonore. Cependant, le son lui est peu à peu devenu indispensable pour atteindre ce qu’il voulait exprimer et il l’a étudié auprès d’acousticiens. Puis il a étudié l’Audio Production dans un atelier de l’université Stanford, puis l’Art/Integrated Media au California Institute of the Arts, à Los Angeles2. Malgré ce que ce projet semblait avoir de contradictoire, il a réussi à se débarrasser de la matière sans abandonner la sculpture, et il est ainsi devenu « sculpteur de son ». Sa démarche est fondée non sur la matière ou la technique, mais sur la recherche de l’éveil spirituel, comme il l’exprime lui-même :

Quand j’ai commencé [en art], je me demandais comment je pourrais vivre en paix et en quoi consistait cette paix. Alors que je réfléchissais ainsi, il m’a semblé que ce qu’il y avait de mieux serait d’atteindre l’Éveil. Mais comment faire pour y arriver ? À ce moment-là, j’ai vu [une statue de] Gwan-eum (觀音) [Guān-Yīn en chinois, Kannon en japonais, Avalokiteśvara en sanskrit]. Je m’en suis servi dans mon travail3. 

Son premier travail avec l’élément sonore est en effet l’installation intitulée Eleven Faced Gwan-eum (Avalokiteśvara aux onze visages), montrée lors de sa première exposition personnelle, en 1993 (fig. 1)4. Il avait alors installé plusieurs panneaux blancs pour former une sorte de mandala. Ces panneaux étaient des portes abandonnées, dont la taille était irrégulière, aussi, afin d’uniformiser l’ensemble, il les a peintes en blanc et agencées en une installation. Sur ces panneaux, il a placé dix postes de radio, et dessus dix statuettes de Gwan-eum. Il a placé une onzième statuette de Gwan-eum, seule, directement sur les panneaux et non sur un poste de radio. Les sons des radios se croisaient donc au hasard, sauf au moment où ils marquaient tous ensemble le début d’une heure, pour les informations ou le début d’une nouvelle émission.

Figure 1. – Kichul Kim, Sibilmyeon gwan-eum ou Eleven Faced Gwan-eum (Avalokiteśvara aux onze visages), Crossroad Gallery, Séoul, 1993 (vue de l’installation).

Figure 1. – Kichul Kim, Sibilmyeon gwan-eum ou Eleven Faced Gwan-eum (Avalokiteśvara aux onze visages), Crossroad Gallery, Séoul, 1993 (vue de l’installation).

Kichul Kim, Sibilmyeon gwan-eum ou Eleven Faced Gwan-eum (Avalokiteśvara aux onze visages), installation sonore, médias mixtes, dimensions variables, Crossroad Gallery, Séoul, 1993 (autre vue).

Kichul Kim, Sibilmyeon gwan-eum ou Eleven Faced Gwan-eum (Avalokiteśvara aux onze visages), installation sonore, médias mixtes, dimensions variables, Crossroad Gallery, Séoul, 1993 (autre vue).

Mais en quoi Kichul Kim devait-il son inspiration à Gwan-eum dans cette première utilisation du son ? Cette inspiration tient à une expérience personnelle particulière, précisément liée à l’activité du grand bodhisattva. Passionné de littérature spirituelle ancienne, il venait, peu de temps auparavant, de penser à Gwan-eum, et il s’interrogeait sur son nom, en effet très étrange, puisqu’il signifie, littéralement : « son-vu » ou « son-qui-fait-voir », le bodhisattva étant supposé voir les sons. L’artiste se rappelle le moment de cette expérience qu’il fit comme si cela avait été un moment d’éveil :

 Qu’est-ce que ça veut dire, ça : « voir le son » ? Or j’étais en train d’écouter la retransmission d’un match de base-ball à la radio, avec des amis. Et alors que nous ne le voyions pas, pourtant le terrain de base-ball était comme déployé devant nos yeux. À ce moment-là, où [le son de] la radio était ainsi comme transformé en image, je me suis dit que, bien sûr, c’était ça : Gwan-eum [voir le son] !, et qu’alors c’était peut-être ça, l’Éveil5. 

Ainsi, alors qu’il écoutait attentivement la radio, il avait eu l’impression de visualiser ce dont parlait la voix, comme quelque chose de très physique et de très réel, et de découvrir alors toute la puissance évocatrice du son, capable de recréer concrètement, s’il est écouté et entendu comme il faut, un environnement spatio-temporel, de manière presque matérielle. En outre, il lui sembla qu’il avait ainsi compris ce que faisait ce bodhisattva au nom si étrange de Gwan-eum.

En effet, le nom du bodhisattva pose une énigme non résolue. À l’origine Gwan-eum traduisait le nom sanskrit Avalokiteśvara. Or ce mot peut être décomposé de deux façons : 1) ou bien en Avalokita + Īśvara, « Le seigneur (Īśvara) au regard (lokita) vers le bas, (ava-), c’est-à-dire abaissé par compassion » ; 2) ou bien en Avalokita + svara, « Regardant vers le bas (avalokita) les sons (svara)6 ». Cette seconde compréhension étymologique est certes obscure, mais elle semble bien être la plus ancienne et la plus authentique, étant donné la date de sa traduction en chinois vers le iiie siècle en Guanyin, mots compris comme « Qui prête attention aux sons, à savoir les pleurs, des êtres vivants », ou Guanshiyin, « Attentive aux sons, les pleurs, du Monde7 ».

L’œuvre de Kichul Kim se réfère plus particulièrement à un passage, l’Avalokitesvara Bodhisattva bomunpum8, du vingt-cinquième chapitre du Sûtra du Lotus9, où il est dit qu’on peut atteindre le nirvâna en appelant Avalokiteśvara avec une grande concentration, lorsqu’on est submergé par la souffrance. Ici, Kichul Kim a donc voulu représenter la recherche de la délivrance par le son10. Enfin, autre possibilité d’interprétation, le sens d’Avalokiteśvara, s’il remonte à la forme plus ancienne Avalokitasvara, comme c’est donc le plus probable, peut aussi être compris, nous dit le spécialiste du zen, Daisetz Teitaro Suzuki, comme « [le possesseur] d’une voix [qui est] vue [quand elle descend] vers le bas ». De Gwan-eum émanerait donc une voix qui serait visualisée sous différentes formes par les êtres quand elle est entendue par eux11, que ce soit Gwan-eum qui voit les cris des êtres, ou que ce soit ceux-ci qui visualisent sa voix quand ils l’entendent, les deux interprétations étant également possibles. Quand Kichul Kim réalise tout à coup qu’il voit le terrain de base-ball et les joueurs à partir de la seule voix émise par la radio, il comprend qu’il fait comme Gwan-eum qui voit les sons, mais il retrouve aussi l’autre variante de cette compréhension, celle de voix visualisée (par ceux qui l’écoutent). Kichul Kim, tout en ne connaissant sans doute que la première de ces interprétations, celle de Gwan-eum qui voit les sons, aurait ainsi spontanément retrouvé aussi la deuxième, Gwan-eum dont la voix devient visible à ceux qui l’écoutent, ce qu’il aurait traduit par l’utilisation de postes de radio sur chacun desquels est perché un Gwan-eum. Pour Kichul Kim, voir le son c’était à la fois voir Gwan-eum qui, comme on l’a dit, peut étymologiquement se comprendre comme « son-vu », mais aussi voir le « son-qui-fait-voir ». La voix et le son sont à la fois ceux de Gwan-eum et ceux du monde, sans dualité. Le point commun aux deux interprétations est cet étrange « son vu » qui, d’une part, fait voir à Gwan-eum les cris de souffrance du monde et, d’autre part, donne au monde, aux êtres, la vision qui fait voir le son, les cris. Cette vision leur fait percevoir ce que perçoit Gwan-eum — la compassion —, et en ce sens fait donc voir Gwan-eum lui-même, — ou elle-même, puisqu’elle ne tarda pas à changer de sexe en Chine, puis en Corée (où sa masculinité a mieux résisté) et enfin au Japon. La question est complexe, mais nous voulons faire sentir combien elle n’était pas seulement intellectuelle pour Kichul Kim : elle était aussi, et surtout, spirituelle, existentielle.

Ainsi, très tôt, en raison de sa recherche spirituelle, l’élément sonore a donc été essentiel pour Kichul Kim. Néanmoins, en tant que sculpteur à l’origine, l’élément visuel reste important pour lui dans Eleven Faced Gwan-eum. D’après les explications qu’il donne sur le processus de son travail, il a passé beaucoup de temps et a fait beaucoup d’efforts concernant l’aspect visuel de l’œuvre. Il a cherché dans le quartier Hwang-hak à Séoul, connu pour ses marchés où l’on trouve de tout et pour ses brocantes, afin de trouver de jolis postes de radio. Quant aux statuettes de Gwan-eum, il les a fabriquées très soigneusement en imitant un célèbre modèle original particulièrement beau. Il s’agit en effet d’un relief très connu représentant Gwan-eum dans la grotte de Seokguram12. Puisque l’élément visuel tient encore une très grande place dans ce travail, les spectateurs prêtent plus d’attention à l’aspect de ces statues et à celui des postes de radio qu’à ce que signifie l’élément sonore, qui est pourtant plus important pour l’artiste13.

C’est en fait assez progressivement que Kichul Kim a essayé de minimiser l’importance des éléments visuels, afin que soit moins masqué par eux l’élément sonore, ou plus précisément, pour reprendre ses termes, afin de mieux « montrer, faire voir, le son14 ». L’apparence de ses installations est donc devenue de plus en plus simple. En 1998, l’artiste a réalisé une installation intitulée Sound Looking-Water qui voulait manifester cet intérêt pour une visualisation du son qui ne soit cependant pas, paradoxalement, réalisée au bénéfice de l’élément visuel (fig. 2). Pour l’élément visuel, Kichul Kim a seulement placé trois simples vases cylindriques transparents remplis d’eau sur trois colonnes avec trois écouteurs. Chaque écouteur diffuse les trois sons produits par l’eau : des vagues de la mer, un cours d’eau dans une vallée et des gouttes de pluie qui tombent. Ici l’élément sonore, clairement, est l’essentiel, les éléments visuels ne jouant que le rôle d’auxiliaires pour manifester visuellement un son, un son qu’on ne peut pas voir, mais qui semble s’incarner.

Figure 2. – Kichul Kim, Sound Looking-Water, installation sonore, médias mixtes, dimensions variables, Art Center, Séoul, 1999.

Figure 2. – Kichul Kim, Sound Looking-Water, installation sonore, médias mixtes, dimensions variables, Art Center, Séoul, 1999.

Cependant, dans ses installations sonores ultérieures, Kichul Kim place souvent des haut-parleurs ou des casques avec écouteurs, sans ajouter aucun élément visuel. Sa deuxième exposition personnelle, de 1998, Not two (Bul-i)15 en est un exemple représentatif. Le titre, Bul-i (不二), signifie littéralement « ne pas être deux », et veut donc dire « non-dualité ». En tant que notion bouddhique essentielle, la non-dualité, advaya, représente cette perception selon laquelle les couples d’opposés, le Bouddha et les sattva-s (les êtres vivants), l’éveil et le non-éveil, le sacré et le profane, l’autre et soi, ne font pas deux : il y a ultimement non-dualité (advaya)16. Selon l’artiste, l’audible et le visuel ne forment pas non plus des dualités.

Dans cette exposition Not two (Bul-i), deux œuvres manifestent remarquablement cet élément sonore, sans détruire pour autant l’harmonie entre visuel et sonore : Comprimer le Dongpaeri17 d’Ilsan18 sur 6 mètres et Entrer dans la cloche divine du roi Seongdeok. Ces deux installations sont constituées presque seulement de haut-parleurs. Mais ces haut-parleurs sont visuellement disposés pour s’accorder à la particularité du son.

Examinons Comprimer le Dongpaeri d’Ilsan sur 6 mètres (fig. 3). Pour ce travail, l’artiste n’a employé que des haut-parleurs. Il en a installé plusieurs le long des murs, des deux côtés d’un passage de six mètres. Comme le titre l’indique, quand les spectateurs-auditeurs passent par cette installation, ils y entendent les bruits de la forêt du village de Dongpae dans la ville d’Ilsan. Ainsi l’apparence visuelle de l’installation n’est que fonction de la disposition du système sonore.

Figure 3. – Kichul Kim, Comprimer le Dongpaeri d’Ilsan sur 6 mètres, installation, dimensions variables, Noksaek Gallery, Séoul, 1998.

Figure 3. – Kichul Kim, Comprimer le Dongpaeri d’Ilsan sur 6 mètres, installation, dimensions variables, Noksaek Gallery, Séoul, 1998.

Pour l’installation Entrer dans la cloche divine du roi Seongdeok, Kichul Kim s’est inspiré de la forme de cette cloche — un trésor national datant de la période Silla19 —, mais sans fabriquer quelque chose en forme de cloche (fig. 4). Contrairement à l’œuvre Eleven Faced Gwan-eum, dans laquelle l’artiste avait réalisé des statues reproduisant une image de pierre célèbre de Gwan-eum, cette fois il ne crée rien qui reproduise la forme de la cloche divine du roi Seongdeok, sans abandonner pour autant tout recours à un élément visuel. Réduisant cet élément visuel au minimum, il a cherché à produire le maximum d’effets sonores sans détruire l’équilibre visible-audible. L’artiste a placé de nombreux haut-parleurs dans une niche en demi-cercle qui a encore la même forme que l’intérieur de la cloche, et c’est donc comme si les spectateurs-auditeurs entraient dans cette cloche. Il a même conservé, pour les dimensions de la niche où sont placés les haut-parleurs, le diamètre de la cloche originale du roi Seongdeok. Ainsi, c’est donc dans ce demi-cercle que l’on peut entendre le son enregistré produit par l’authentique cloche du roi Seongdeok.

Figure 4. – Kichul Kim, Entrer dans la cloche du roi Seongdeok, installation sonore, médias mixtes, dimensions variables, Noksaek Gallery, Séoul, 1998.

Figure 4. – Kichul Kim, Entrer dans la cloche du roi Seongdeok, installation sonore, médias mixtes, dimensions variables, Noksaek Gallery, Séoul, 1998.

On peut voir dans son exposition Hwayang, de 2010, une accentuation supplémentaire de la prédominance du son chez Kichul Kim. Dans cette exposition, en effet, l’artiste ne présente plus aucune forme qui ait encore un rapport avec celle de la source originelle du son, ni d’ailleurs aucun élément visuel qui puisse en évoquer d’autres. Il n’a disposé les haut-parleurs que selon des critères purement acoustiques, pour mieux diffuser le son, ici les bruits de la pluie, qu’il a enregistrés lui-même dans un célèbre temple confucianiste de l’ère Joseon, le sanctuaire de Jongmyo dédié au culte des ancêtres. En outre, pour ne pas déparer l’atmosphère naturelle de l’espace d’exposition, la galerie Space, dont l’architecture est constituée de briques rouges20, tous les haut-parleurs sont entièrement revêtus d’un coffrage de bois. Kichul Kim a diminué la lumière pour ne pas accentuer le visuel des éléments de l’installation. Ainsi, lorsque les spectateurs entrent dans l’espace de l’exposition, ils peuvent se concentrer essentiellement sur l’élément sonore. De fait, dans la réalité, on écoute en effet mieux quand on est dans un endroit sombre, où la visibilité est moindre, ou bien lorsque l’on ferme les yeux, l’attention n’étant plus divisée entre plusieurs sens. Ainsi les handicapés visuels et les aveugles peuvent souvent mieux capter un petit bruit que les personnes sans handicap.

Par ailleurs, les haut-parleurs fonctionnent selon le mouvement des spectateurs. L’un des dispositifs diffuse un son en permanence, mais les trois autres n’en diffusent un qu’à l’approche d’un spectateur-auditeur. Finalement, tous peuvent ainsi percevoir le son d’une manière plus physique, ambiophonique et sculpturale. Ce son qu’on ne voit pas semble pourtant prendre ici un relief, une forme quasi sculpturale, du fait qu’il provient de différentes directions et selon un espace qui est déterminé par le mouvement même du spectateur, en fonction de sa distance d’avec le dispositif, devenant tantôt plus bas, tantôt plus haut. On comprend maintenant pourquoi on appelle Kichul Kim « le sculpteur du son ».

De l’inspiration par des sites historiques à la création d’un espace intemporel, méditatif

Dès son enfance, Kichul Kim a été environné d’objets et de livres anciens. Du fait qu’il soit issu d’une famille d’antiquaires, mais surtout parce que son père était passionné par l’Antiquité, il a grandi, pour ainsi dire, en baignant dans l’Antiquité. Il lisait les « classiques », les livres des anciens sages. Il s’intéressait aux œuvres d’art antiques, surtout celles d’Extrême-Orient. Étudiant, il a fait partie d’un groupe d’amis à l’université, une sorte de cercle où l’on lisait les classiques de la philosophie orientale. On les commentait et on en discutait après leur lecture. Aller au musée, rendre en quelque sorte visite au patrimoine culturel pour y saluer les œuvres anciennes, ce n’était pas seulement pour lui un devoir, mais un loisir et un plaisir. Il était surtout attiré par la philosophie et l’art du bouddhisme. On en voit la preuve dans plusieurs de ses œuvres, et dans le thème de ses expositions. Les titres de ses expositions, Sibilmyeon gwan-eum (Avalokitésvara aux onze visages), Bul-i (Non-dualisme), Haein (Le Sceau de l’Océan), Hwayang (Le Moment le plus lumineux), manifestent chez lui cette influence de thèmes chers à la pensée bouddhique.

Dans ses réalisations, Kichul Kim tente de faire ressentir directement cette présence de la tradition en donnant au spectateur l’impression d’être dans un espace qui baigne littéralement, de façon sonore, dans celle-ci. En général, on peut dire qu’il a trouvé deux façons de rendre présente dans ses œuvres la tradition. Premièrement, les exposer dans un site historique. Deuxièmement, réaliser des œuvres inspirées par un site historique.

Prenons le premier cas et donnons-en un exemple. C’est à l’occasion du « Haein Art Projet 2013 » que Kichul Kim a présenté dans la salle du Gugwangru du Haeinsa, sous le titre d’ensemble Endless Thinking (Pensée qui ne s’arrête pas), ses quatre œuvres sonores « Vide », « Résonance », « Larme », et « Le rythme est en train de te tromper21 ». Le Haeinsa est un temple bouddhique. Il est situé sur le flanc de la montagne Gaya, dans la province du Gyeongsang du Sud. Il fut fondé en 802, lors de l’époque dite des États du Nord et du Sud (698-926), époque durant laquelle le royaume de Silla Unifié (668-935) et le royaume de Balhae (698-926) ont coexisté, le premier dominant le sud, l’autre le nord de la péninsule. Bien que plusieurs des bâtiments actuels du Haeinsa aient dû être reconstruits à l’époque Joseon, à la suite d’incendies qui se reproduisirent plus de cinq fois, ce temple subsiste encore comme l’un des plus fameux sites historiques qui reflètent la gloire des temps passés. Le Haeinsa, l’un des trois temples majeurs du pays, avec le Tongdosa22 et le Songgwangsa23, est connu plus particulièrement parce qu’y sont conservés de nombreux trésors du patrimoine culturel, dont certains nommés trésors nationaux par le gouvernement coréen. Il y a, entre autres, le très célèbre Goryeo Daejanggyeong24, encore appelé Tripitaka Koreana, c’est-à-dire le canon bouddhique gravé au xiiie siècle sur plus de 80 000 planches de bois, dans le but d’invoquer la protection du Bouddha face au danger de l’invasion mongole. Le Janggyeong Panjeon, le bâtiment encore existant le plus ancien de Haeinsa, avait été construit au xve siècle tout exprès pour y préserver le Goryeo Daejanggyeong25.

Le bâtiment où Kichul Kim a exposé ses travaux était le Gugwangru, un pavillon situé au milieu de l’ensemble des bâtiments du Haeinsa. Son nom provient aussi d’une histoire tirée du Hwaeomgyeong. Littéralement, gu désigne le chiffre « neuf », gwang signifie « lumière » et ru « pavillon ». D’après cette histoire, le Bouddha aurait donné neuf sermons en sept endroits différents et, à chaque fois, il aurait émis, à partir d’un poil blanc situé entre ses sourcils, de la lumière, afin de mieux persuader ses auditeurs. L’endroit où prend place l’exposition de Kichul Kim est donc un lieu qui a une longue histoire, et par là un lieu qui peut concentrer l’Histoire, avec ses traditions, ses cultures, ses religions, nous invitant ainsi à une réflexion philosophique sur une mystérieuse contemporanéité de tous les instants de tous les temps, à la racine du temps, située elle-même hors du temps. C’est l’enseignement de l’école Hwaeom (華嚴), de l’Avatamsaka-Sûtra (Huayan en chinois, Kegon en japonais).

Regardons maintenant chez Kichul Kim le deuxième cas, où l’artiste réalise des œuvres inspirées par des sites historiques. Souvent les œuvres évoquent, en cherchant même à la faire surgir, l’atmosphère qui les a inspirées. Avant l’exposition de 2013 au Haeinsa, Kichul Kim avait été vivement ému par une visite de ce temple Haeinsa. Ainsi, c’est après l’expérience de visites répétées qu’il avait déjà réalisé le travail intitulé Haein, en 2000 (fig. 5). Au milieu d’une salle, Kichul Kim avait alors installé un système mécanique qui frappait régulièrement un moktak, six fois chaque minute. Le moktak (木鐸) est une sorte de cloche de bois, en forme de grelot, que les bonzes frappent pour rythmer la prière dans les temples bouddhistes. Autour étaient disposés seize haut-parleurs, qui diffusaient des sons enregistrés au Haeinsa par l’artiste : le bruit de gouttes de pluie qui tombent, et le son du culte au début du jour. Cette harmonie des sons du moktak et des gouttes de pluie invitait fortement le spectateur à se croire dans un temple. On pouvait en effet facilement s’imaginer, se visualiser même, aux côtés d’un moine priant au son du moktak, environné par la chute des gouttes tombant de l’avant-toit.

Figure 5. – Kichul Kim, Haein, installation sonore, médias mixtes, dimensions variables, Insa Art Space, Séoul, 2000 (vue de l’installation).

Figure 5. – Kichul Kim, Haein, installation sonore, médias mixtes, dimensions variables, Insa Art Space, Séoul, 2000 (vue de l’installation).

Kichul Kim, dans sa tentative pour nous montrer le son par sa sculpture, compte paradoxalement sur l’invisibilité de l’élément sonore comme sur un charme puissant. Il dit : « Ce qu’on ne voit pas, c’est très attirant. Puisqu’on ne peut pas voir, on peut d’autant mieux sentir, et mieux évoquer. En l’évoquant, on peut le lier à des éléments visuels et tactiles. [Une évocation par l’élément sonore] c’est une combinaison à la fois visuelle et tactile26. » De fait, ce son évoque immanquablement des images, et nous emmène dans un endroit à part, qui est en réalité là où demeura l’artiste, jadis. Le bruit du moktak et des gouttes d’eau, ce ne sont pas là des bruits agressifs ou désagréables. Ils nous apaisent en nous baignant dans une atmosphère paisible et quasi sacrée. Plongés dans cette ambiance, les spectateurs, ou plutôt les auditeurs, écoutent mieux, voient mieux, pensent moins, voire méditent.

Le bruit de la pluie est souvent présent dans le travail de Kichul Kim. Le travail intitulé Sound Looking-Rain en est un exemple représentatif, qui a été réalisé plusieurs fois, dans des endroits différents, depuis 1995 (fig. 6). Kichul Kim y invite le spectateur à entrer dans un espace où il se trouve entouré de plusieurs haut-parleurs. À l’intérieur de cet espace, le spectateur entend le bruit de la pluie. Il est ici important de savoir où ce son a été enregistré. Parce que c’est tout d’abord cet endroit qui a inspiré l’artiste et c’est donc là que l’œuvre est née. Ainsi, lors de la présentation de cette œuvre, Kichul Kim précise cet endroit : le Jongmyo, qui est un lieu à la fois ancien et religieux, comme le Haeinsa. Cependant, tandis que le Haeinsa est un temple bouddhique, le Jongmyo est un sanctuaire du confucianisme, construit sous le premier roi de la dynastie Joseon, Taejo (1335-1408), et dédié aux ancêtres de cette dynastie (1392-1910). C’est le plus ancien et le plus authentique des sanctuaires royaux confucéens conservés aujourd’hui, mais son aspect actuel date du xvie siècle. L’architecture du Jongmyo est rigoureusement conforme à la doctrine confucéenne du culte des ancêtres et parfaitement adaptée au rituel des cérémonies confucéennes, supervisées strictement par les rois. Les rites traditionnels du culte des ancêtres (les jongmyo jerye) y sont encore exécutés, de même que la musique et les danses rituelles qui les accompagnent. Le Jongmyo est inscrit au patrimoine culturel mondial de l’UNESCO du fait que d’antiques traditions et coutumes telles que les services funéraires et leur musique traditionnelle y sont bien conservées27. Ainsi, le travail Sound Looking-Rain semble se rattacher naturellement à la provenance du son. Environné par le bruit de la pluie qui tombait sur la cour vaste et calme du Jongmyo, et par celui des gouttes qui tombaient de son toit, le spectateur peut éprouver cette même sensation qu’il aurait eue s’il s’était trouvé dans cette cour, puis sur le maru (le sol surélevé formé de planches de bois de l’architecture coréenne traditionnelle) du Jongmyo. Comme le Jongmyo lui-même, lieu dédié aux esprits des morts, l’œuvre de Kichul Kim nous apporte la tranquillité, la gravité, l’impression du sacré, et même le sentiment de l’éternité, suggéré par la pérennité.

Figure 6. – Kichul Kim, Sound Looking-Rain, installation sonore, médias mixtes, dimensions variables, Nam June Paik Art Center, Yongin, 2012.

Figure 6. – Kichul Kim, Sound Looking-Rain, installation sonore, médias mixtes, dimensions variables, Nam June Paik Art Center, Yongin, 2012.

Le site historique peut ainsi nous rendre présent, nous faire sentir l’éternité sous la forme de la concentration, en ce lieu, de toute la profondeur insondable des temps anciens écoulés. Ils y ont laissé leur trace, ravivée par la visite des pèlerins, des touristes, etc. Ainsi, le site patrimonial ou bien le monument, et plus encore le site religieux, là où l’on doit garder le silence, peuvent faire surgir l’éternité de façon quasi sensible en nous déconnectant de l’espace extérieur banal et profane (celui situé hors de l’espace de l’exposition), ainsi que de ce temps présent où nous sommes ordinairement immergés et qui nous submerge. Ce lieu, du fait de sa singularité historique, semble réunir, concentrer les siècles. Il donne un sentiment d’éternité. Celle-ci est logée dans chaque instant, elle est « omnicontemporaine », source temporalisante, à l’origine du temps, mais hors du temps. Elle crée chaque instant dans ce qui est, pour elle seule, un maintenant ponctuel qui ne passe pas. Tandis que ces instants sont pour nous successifs, éparpillés au fil du temps.

Conclusion

Dans les installations sonores qui ont succédé à sa première tentative de ce genre, nous avons pu retrouver la passion de Kichul Kim pour les anciens sites historiques et archéologiques, en plus de son intérêt pour les icônes bouddhiques. Rappelons son travail Eleven Faced Gwan-eum, que nous avons évoqué au début. Par la statuette de bodhisattva et par les planches qui forment comme une sorte de mandala, l’installation évoque l’ambiance d’un ancien temple bouddhique. Cet espace créé par Kichul Kim suggère une ambiance religieuse, sacrée, mais il rappelle aussi un temps qui commença il y a bien longtemps et qui, passant par le présent, continuera d’enchaîner ses instants à l’infini dans le futur.

Dans un autre travail que nous avons aussi évoqué, Entrer dans la cloche du roi Seongdeok, Kichul Kim ne s’est pas inspiré d’un site archéologique particulier, mais d’une œuvre ancienne. Le site est, cette fois, à l’intérieur de cette œuvre. En effet, il donne à celui qui y entre la sensation de pénétrer dans un espace mystérieux qui est celui auquel se réfère cette œuvre, l’espace intérieur d’une antique cloche, très fameuse. Cette cloche n’est pas reproduite par l’artiste au moyen d’une sculpture plastique, mais suggérée par une sculpture sonore. C’est en 1998 que Kichul Kim a réalisé cet espace, à la Noksaek Gallery de Séoul. Pour « créer » cet espace dans l’espace environnant, il a, on l’a vu, disposé des enceintes acoustiques délimitant un espace de même dimension que la cloche. Ces enceintes diffusent le célèbre et poignant son de la cloche du roi Seongdeok (règne : 702-737). Le spectateur est donc invité par ce titre à entrer dans cette « cloche » pour l’écouter sonner comme jamais il ne le pourra : de l’intérieur. Cette cloche du roi Seongdeok est une œuvre bien mystérieuse, comme l’annonce l’adjectif divine dans son nom officiel28. Même avec la technologie de pointe d’aujourd’hui, on n’a pas encore pu expliquer exactement sa fabrication. Toutefois, comme elle avait été installée dans le temple Bongdeoksa, on l’appelait également cloche de Bongdeoksa. Enfin, elle est également connue sous le nom de cloche Émîlé, à cause d’une légende selon laquelle un enfant aurait été offert en sacrifice et jeté dans le métal en fusion afin de lui permettre de produire des sons aussi merveilleux, donc en lui prêtant sa voix, pour ainsi dire. Le son, émîlé, évoque en coréen un mot qui signifie « maman29 ». Sa beauté et son intégrité ont été soigneusement préservées malgré les plus de 1 300 ans écoulés depuis sa création. Malheureusement, nous ne pouvons plus actuellement entendre directement ce fameux son de la cloche divine du roi Seongdeok. En effet, par souci de conservation, elle a été décrochée et posée sur des cales. Cependant, Kichul Kim nous le ressuscite, enregistré par Kim Bul-rai. Le spectateur-auditeur, embrassé par les enceintes en forme de cloche, dans cet espace sacré, sort lui aussi du temps profane pour rejoindre le maintenant éternel.

Ainsi, le travail de Kichul Kim nous montre que des éléments non visuels peuvent jouer un rôle aussi important que les éléments visuels dans l’environnement que construisent les installations. Le son, si invisible et intangible qu’il soit, contribue à former une tridimensionnalité. Le spectateur ne peut certes pas voir ce travail sonore par ses yeux, pas plus qu’il ne peut toucher par la main le son de l’œuvre, mais il peut le sentir, et le percevoir. Plus précisément, à partir du son peut se créer une image, une image à l’intensité proche de l’illusion. On a là un environnement totalement créé par le son. Kichul Kim entoure le spectateur de son, comme dans les installations Entrer dans la cloche divine du roi Seongdeok, Haein, et Sound Looking-Rain. Ce son stéréophonique est partout, nous touchant au point de nous donner l’illusion d’une perception presque tangible. Dans Sound Looking-Rain, le bruit des gouttes de pluie qui tombent ne peut pas — évidemment — nous mouiller30, mais le spectateur immergé dans ce travail, qui devient sa réalité, croit qu’il pourrait sentir tomber cette goutte d’eau sur son crâne, croit pouvoir dire où est tombée telle ou telle goutte, devant lui, derrière lui, ou même sur son épaule (sauf qu’il ne l’a pas sentie…). Finalement, ces éléments immatériels que sont le son, l’odeur, la lumière et l’air créent eux aussi un petit espace clos, paisible, bien que ni tangible ni visible. Nous avons alors l’impression d’être entourés de près, et même d’être comme embrassés. Le son de Kichul Kim nous entoure et nous embrasse comme un bouddha qui, par compassion, embrasserait les êtres.

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Notes

1 Sur l’histoire de l’installation en Corée, voir Sungrok Seo (2005) et Yeonshim Chung (2018). Retour au texte

2 Voir Dae-chan Heo (2010). Retour au texte

3 Entretien de l’auteur avec Kichul Kim, le 1er novembre 2014, au Blume Museum à Paju. Retour au texte

4 En troisième année d’Arts plastiques à l’université Hongik, il emprunta un espace pour y organiser sa première exposition personnelle. Retour au texte

5 Entretien de l’auteur avec Kichul Kim, le 1er novembre 2014, au Blume Museum à Paju. Retour au texte

6 Voir Kurt Friedrichs, Ingrid Fischer-Schreiber, Franz-Karl Erhard & Michael S. Diener (1989), s.v. Avalokiteśvara ; Har Dayal, 1978, p. 46-59 ; Daisetz Teitaro Suzuki, 1950, p. 30 ; Louis Frédéric, 2001, p. 155. Retour au texte

7 En effet, le bodhisattva se féminisa en Chine à partir du xe siècle. Retour au texte

8 Hyejo, 2011, p. 87. Retour au texte

9 Le Sûtra du Lotus, traduit du chinois par J.-N. Robert, 1997. Retour au texte

10 Kichul Kim, Entretien avec Wonsuk Goh, dans Wonsuk Goh (2010). Retour au texte

11 Voir Daisetz Teitaro Suzuki, ouvr. cité. Retour au texte

12 Aménagé au viiie siècle, à l’époque Silla, sur les pentes du mont Toham, le Seokguram est une grotte artificielle construite en granit. Elle comprend une antichambre, un couloir et une rotonde principale. La grotte de Seokguram a été classée Trésor National et elle est aussi inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, avec son temple tout proche, le Bulkguksa. La grotte renferme une statue monumentale du Bouddha qui regarde la mer dans la position dite « prise de la terre à témoin », bhūmisparśa-mudrā. Avec ses représentations de divinités, de bodhisattvas et de disciples l’entourant, sculptées avec tout à la fois délicatesse et réalisme, en haut et bas-relief, c’est un chef-d’œuvre de tout l’art bouddhique. La sculpture en bas-relief du Sibilmyeon gwan-eum bosal qui a inspiré Kichul Kim est située derrière la statue principale du Bouddha. C’est un bas-relief, mais au relief assez accentué, et dont notamment la tête et la couronne sont très en relief, presque en ronde-bosse. Le bodhisattva Gwan-eum, Avalokiteśvara, se tient debout, dans une somptueuse tenue princière de bodhisattva. Sa main droite tient avec grâce un grand chapelet de perles, tandis que sa gauche tient un flacon de nectar, d’où sort un lotus. Une auréole entoure sa tête, sur laquelle est posée une imposante couronne. Tout au sommet de cette couronne, un bouddha est assis, dont tout le corps est auréolé par une mandorle. Devant et au-dessous de ce bouddha situé au-dessus de la couronne, trois têtes supplémentaires du bodhisattva sont alignées, tandis que plus bas, à un rang inférieur, les deux rangs formant comme cette couronne, trois autres de ses têtes à gauche et trois autres à droite sont séparées en leur milieu par un bouddha debout, identifié comme Amitabha (hwabul). Retour au texte

13 Entretien de l’auteur avec Kichul Kim, le 1er novembre 2014, au Blume Museum à Paju. Retour au texte

14 Ibid. Retour au texte

15 Voir Hye-young Shin (2003). Retour au texte

16 Voir Seongtaek Jo (2003). Retour au texte

17 Nom d’un quartier de la ville d’Ilsan. Retour au texte

18 Nom d’une ville au nord-ouest de Séoul. Retour au texte

19 Cette cloche du roi Seongdeok (règne : 702-737) est la plus grande cloche de toute la Corée. Elle est aujourd’hui propriété du Musée national de Gyeongju. Retour au texte

20 Le bâtiment, le SPACE Group Building, qui se situe à Wonseo dong, Jong-ro gu, à Séoul, a été construit en 1978 par l’un des architectes coréens les plus représentatifs, Swoo Geun Kim (1931-1986). Selon Gil-ryong Park, professeur à l’université de Kukmin, Kichul Kim fut le premier en Corée du Sud à affirmer que l’architecture devait posséder ses propres concepts et sa propre philosophie. L’architecte Hyeon Sik Min dit que Swoo Geun Kim vivait en s’interrogeant constamment sur la façon de transmettre et d’adapter efficacement la tradition coréenne à l’architecture contemporaine. C’était sa grande obsession. La brique rouge est l’un des caractères qui font reconnaître son architecture. Il disait que « l’architecture [était] un poème fait par la brique et la lumière ». Ayant fait faillite en 2013, le SPACE Group fut utilisé par l’Arario Gallery et ré-ouvert au public en 2014 sous le nom d’Arario Museum in SPACE. Retour au texte

21 Les titres des œuvres, donnés en coréen, sont ici traduits par l’auteur. 허공 [Vide], 울림 [Résonance],눈물 [Larme], et 리듬은 너를 속이고 있다 [Le rythme est en train de te tromper]. Retour au texte

22 통도사 (通度寺), temple bouddhique situé à Yangsan, dans la province du Gyeongsang du Sud. Retour au texte

23 송광사 (松廣寺), temple bouddhique situé à Suncheon, dans la province du Jeolla du Sud. Retour au texte

24 고려대장경 (高麗大藏經). Voir le site web « The Research Institute of Tripitaka Koreana » : <http://www.sutra.re.kr/home_eng/index.do> [consulté le 15/03/2018]. Retour au texte

25 Voir le site web « Korean National Commission for UNESCO » : <http://www.unesco.or.kr/heritage/wh/korwh.asp>
<http://heritage.unesco.or.kr/whs/haeinsa-temple-janggyeong-panjeon-the-depositories-for-the-tripitaka-koreana-woodblocks/> [consulté le 30/12/2018]. Retour au texte

26 Entretien de l’auteur avec Kichul Kim, le 1er novembre 2014, au Blume Museum à Paju. Retour au texte

27 Voir le site web « Cultural Heritage Administration » : <http://jm.cha.go.kr/n_jm/index.html> [consulté le 9/08/2016] et le site web « Korea National Commission for UNESCO » : <http://heritage.unesco.or.kr/whs/jongmyo-shrine/> [consulté le 9/08/2016]. Retour au texte

28 Son nom officiel coréen est 성덕대왕신종(聖德大王神鍾) qui signifie littéralement « cloche divine du roi Seongdeok ». Retour au texte

29 Voir Sang-su Choi (1958). Aujourd’hui, cette légende est évidemment très controversée, tellement elle révolte la pensée bouddhiste. D’ailleurs, d’après une analyse de sa composition en 1998, il n’y avait pas de trace de phosphore, donc d’ossements humains. Étant donné par ailleurs qu’on ne trouve d’enregistrement de cette légende qu’à partir du xxe siècle, la plupart des spécialistes estiment qu’elle a été créée durant l’occupation japonaise. Voir, pour connaître la controverse, Nack Joo Sung, 2006, p. 149-184. Retour au texte

30 Ce bruit ne peut pas nous mouiller. Ou indirectement, car il peut nous faire pleurer… D’ailleurs, pour répondre à la question de la dimension thérapeutique de son travail, Kichul Kim raconte un souvenir : il a vu un spectateur pleurer devant son œuvre Rain. Entretien de l’auteur avec Kichul Kim, le 1er novembre 2014, au Blume Museum à Paju. Retour au texte

Illustrations

  • Figure 1. – Kichul Kim, Sibilmyeon gwan-eum ou Eleven Faced Gwan-eum (Avalokiteśvara aux onze visages), Crossroad Gallery, Séoul, 1993 (vue de l’installation).

    Figure 1. – Kichul Kim, Sibilmyeon gwan-eum ou Eleven Faced Gwan-eum (Avalokiteśvara aux onze visages), Crossroad Gallery, Séoul, 1993 (vue de l’installation).

  • Kichul Kim, Sibilmyeon gwan-eum ou Eleven Faced Gwan-eum (Avalokiteśvara aux onze visages), installation sonore, médias mixtes, dimensions variables, Crossroad Gallery, Séoul, 1993 (autre vue).

    Kichul Kim, Sibilmyeon gwan-eum ou Eleven Faced Gwan-eum (Avalokiteśvara aux onze visages), installation sonore, médias mixtes, dimensions variables, Crossroad Gallery, Séoul, 1993 (autre vue).

  • Figure 2. – Kichul Kim, Sound Looking-Water, installation sonore, médias mixtes, dimensions variables, Art Center, Séoul, 1999.

    Figure 2. – Kichul Kim, Sound Looking-Water, installation sonore, médias mixtes, dimensions variables, Art Center, Séoul, 1999.

  • Figure 3. – Kichul Kim, Comprimer le Dongpaeri d’Ilsan sur 6 mètres, installation, dimensions variables, Noksaek Gallery, Séoul, 1998.

    Figure 3. – Kichul Kim, Comprimer le Dongpaeri d’Ilsan sur 6 mètres, installation, dimensions variables, Noksaek Gallery, Séoul, 1998.

  • Figure 4. – Kichul Kim, Entrer dans la cloche du roi Seongdeok, installation sonore, médias mixtes, dimensions variables, Noksaek Gallery, Séoul, 1998.

    Figure 4. – Kichul Kim, Entrer dans la cloche du roi Seongdeok, installation sonore, médias mixtes, dimensions variables, Noksaek Gallery, Séoul, 1998.

  • Figure 5. – Kichul Kim, Haein, installation sonore, médias mixtes, dimensions variables, Insa Art Space, Séoul, 2000 (vue de l’installation).

    Figure 5. – Kichul Kim, Haein, installation sonore, médias mixtes, dimensions variables, Insa Art Space, Séoul, 2000 (vue de l’installation).

  • Figure 6. – Kichul Kim, Sound Looking-Rain, installation sonore, médias mixtes, dimensions variables, Nam June Paik Art Center, Yongin, 2012.

    Figure 6. – Kichul Kim, Sound Looking-Rain, installation sonore, médias mixtes, dimensions variables, Nam June Paik Art Center, Yongin, 2012.

Citer cet article

Référence électronique

Hye-Jun Park, « L’espace méditatif dans l’installation sonore de Kichul Kim », IRIS [En ligne], 40 | 2020, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 16 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1272

Auteur

Hye-Jun Park

Docteure en histoire de l’art

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