Le chat dans Kokon chomon-jû

Trois anecdotes extraites de l’œuvre compilée par Tachibana no Narisue et traduites du japonais en français

  • The Cat in Kokon chomon-jû. Three Anecdotes Taken from the Work Compiled by Tachibana no Narisue and Translated from Japanese into French

DOI : 10.35562/iris.1331

Abstracts

La figure du chat fait son apparition dans la littérature japonaise au ixe siècle, mais son image évoluera de manière inattendue à l’époque médiévale. Des témoignages littéraires du xie et du xiie siècle, tels que les Notes de chevet de Sei Shônagon et Le Dit du Genji de Murasaki Shikibu, montraient clairement l’intérêt porté aux chats par les dames de cour. Pourtant, à partir du xiiie siècle, le félidé fera au contraire l’objet d’une forme de « diabolisation », et c’est cette dimension plus inquiétante du chat que nous aimerions évoquer ici, à travers trois exemples tirés du Kokon chomon-jû, vaste recueil de contes et légendes. Cette œuvre méconnue en Europe est attribuée à Tachibana no Narisue et achevée en 1254.

The figure of the cat made its appearance in Japanese literature in the 9th century, but its image evolved unexpectedly in medieval times. Literary evidence from the 11th and 12th centuries, such as the Bedside Notes by Sei Shônagon and The Tale of Genji by Murasaki Shikibu clearly showed the interest of court women in cats. However, from the 13th century, the feline became the object of a form of “demonization”, and it is this more disturbing dimension of the cat that we would like to describe here, through three examples taken from Kokon chomon-Jû, a vast collection of tales and legends. This work, unknown in Europe, has been attributed to Tachibana no Narisue and was completed in 1254.

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On ne sait pas précisément quand les Japonais ont commencé à se familiariser avec les chats. Les deux célèbres chroniques compilées au viiie siècle, sources majeures de la mythologie japonaise, pourraient-elles donc nous fournir un indice à ce sujet ? Malheureusement, contrairement à nos attentes, le Kojiki (Recueil de faits anciens) (712) et le Nihonshoki (Annales du Japon) (720) ne renferment aucun épisode relatif aux félidés (Tanaka, 2014, p. 12). En fait, pour voir apparaître la figure du chat dans la littérature japonaise, il faut attendre jusqu’au début de l’époque de Heian, plus précisément jusqu’au ixe siècle : c’est au Nihon ryôi-ki (Relation des choses miraculeuses et étranges du Japon)1 que l’on peut attribuer l’une des premières apparitions du félidé. Ce recueil de contes bouddhiques, rédigé par un moine de Nara nommé Kyôkai, contient en effet un passage dans lequel un défunt parvient à assouvir la faim qui le tiraillait depuis trois ans en se transformant en chat2. Notons qu’il s’était déjà introduit dans la maison de son fils sous d’autres formes animales (un grand serpent d’abord, puis un chien rouge) et avait échoué à deux reprises dans ses tentatives de trouver de la nourriture. Cette troisième métamorphose pourrait donc indiquer que le chat bénéficiait quant à lui d’une image positive.

Si l’on en croit un témoignage de Makura no sôshi (Notes de chevet), œuvre attribuée à une dame de la cour nommée Sei Shônagon, les chats occupaient une place privilégiée parmi les animaux domestiques du palais impérial autour du xie siècle. Il s’agit d’une anecdote insérée dans le chapitre intitulé « Choses particulières » et dont voici le résumé :

L’Empereur Ichijô (980-1017) avait pour animal domestique une chatte à laquelle il accorda le 5e rang (littéralement « la coiffure de noblesse »). Elle se nommait Myôbu no Otodo. Un jour qu’elle était sortie du palais et se tenait sur la véranda, la femme chargée de s’occuper d’elle lui demanda de rentrer. Mais l’animal n’obéit pas. Pour lui faire peur, la dame appela donc un chien qui s’appelait Okinamaro et lui ordonna de la mordre. Le chien obéit et s’élança vers la chatte. Effrayée, celle-ci se réfugia derrière le store, dans la salle à manger de l’empereur. Sa Majesté la prit dans ses bras pour la consoler, puis ordonna qu’Okinamaro fût chassé hors du palais et battu à mort par deux chambellans. Mais alors qu’on le croyait mort, il revint au palais. Son triste état et sa gueule déformée par les coups inspiraient la pitié et lui valurent finalement la clémence de l’empereur. L’ordre de bannissement fut donc annulé et Okinamaro retrouva bientôt son bonheur passé. (Sei Shônagon, 1966, p. 32-34)

Certes, cette anecdote décrit de manière humoristique la rivalité de deux animaux et le statut particulier dont bénéficiait la chatte dans le palais impérial. Mais elle met également en avant sa nature indépendante et capricieuse en l’opposant à la fidélité du chien qui obéit aux ordres de son maître.

Intéressons-nous à présent au Genji Monogatari (Le Dit du Genji), œuvre majeure dans la littérature japonaise du xie siècle attribuée à Murasaki Shikibu, car on y trouve également un épisode fort significatif où, comme le note Gilbert Durand (1992, p. 100), « la félinité du chat est reliée à la grâce de la femme ». Il s’agit de l’épisode dans lequel Kashiwagi, le capitaine des gardes des portes, tombe amoureux de la femme du Genji, qu’il n’a pas encore rencontrée mais dont il a entendu parler. Voici donc ce qui se passa alors que Kashiwagi participait à un jeu de balle dans la résidence de la Sixième Avenue (Rokujô-in) : un tout petit chat, poursuivi par un congénère à peine plus grand, cherche à sortir par les stores. Retenu par une longue laisse, il la tire pour s’enfuir et soulève ainsi un store qui permet à Kashiwagi d’apercevoir la belle Onna-Sannomiya, la femme du Genji. Elle retourne à l’intérieur, mais le cœur de Kashiwagi est en feu. Pour calmer sa détresse, il appelle le chat et le prend dans ses bras, mais le parfum suave qui se dégage de l’animal ainsi que son miaulement gracieux lui inspirent par analogie de tendres pensées pour Onna-Sannomiya (Shikibu, 1988, p. 68-69).

Il nous semble que ces deux témoignages littéraires montrent de façon évidente l’intérêt porté aux chats par les dames de cour de l’époque de Heian. Or, cet animal fera plus tard, surtout à partir du xiiie siècle (l’époque de Kamakura)3, l’objet d’une forme de « diabolisation ». En matière de symbolisme, il s’agit d’un point commun entre la culture japonaise et les cultures occidentales, puisqu’en Europe, le chat, notamment le chat noir, fut diabolisé au Moyen Âge4 et ne retrouvera une certaine noblesse qu’au xviiie siècle.

Dans ce qui suit, nous nous permettrons donc d’évoquer cette face plus inquiétante du chat à travers l’ouvrage intitulé Komon chomon-jû (Recueil d’histoires fameuses de jadis et d’aujourd’hui), attribué à Tachibana no Narisue. Cette grande compilation, achevée en 1254 et composée de 20 livres, contient plus de 700 contes et légendes d’origine japonaise ou chinoise, classés par catégories5. Nous voulons ici proposer au lecteur francophone trois anecdotes relatives au chat tirées de Komon chomon-jû :

  • <609> À propos de la métamorphose du chat de Kara qui fut élevé par un moine dénommé Kankyô dans sa maison de Saga (Liv. XVII, sect. 27)

  • <686> À propos du chat de l’ancienne nourrice de Saishô no chûjô (Liv. XX, sect. 30)

  • <687> À propos du chat d’un aristocrate qui ne mangeait jamais les rats et les moineaux qu’il attrapait (Liv. XX, sect. 30)

L’édition utilisée ici est celle de Shinchô-sha (Tachibana, 1986).

Traduction du texte

<609> À propos de la métamorphose du chat de Kara qui fut élevé par le moine dénommé Kankyô dans sa maison de Saga6

Dans sa maison située dans la montagne de Saga, le moine dénommé Kankyô7 attrapa un joli chat de Kara8, surgi d’on ne sait où. Il le garda auprès de lui et constata bientôt que l’animal s’amusait beaucoup avec une balle. Cela plut au moine qui le laissa jouer. Ensuite, il sortit sa précieuse épée et la lui offrit comme jouet, à la place de la balle. Le chat prit alors immédiatement la fuite, tenant l’épée dans sa gueule. Les gens le poursuivirent et tentèrent de l’attraper, mais en vain : il disparut à tout jamais sans laisser de trace. N’était-ce donc pas plutôt un démon9, qui avait pris une forme animale pour pouvoir sans vergogne blesser son maître après lui avoir dérobé son épée ? Ce serait là une chose affreuse !

<686> À propos du chat de l’ancienne nourrice de Saishô no chûjô10

À l’époque de Hôen11, l’ancienne nourrice de Saishô no chûjô (Conseiller – Lieutenant général de la garde proche)12 élevait un chat. Ce chat mesurait un shaku (environ 30 centimètres) de haut13 et était si fort que lorsqu’on tentait de l’attacher, sa laisse finissait toujours par rompre. C’est pourquoi sa propriétaire préférait le laisser en liberté. Il avait plus de dix ans quand elle vit, à la nuit tombée, une lumière briller sur son dos14. Or elle lui avait souvent dit :
— « Ne te montre pas à moi quand tu seras mort. »
Peut-être est-ce la raison pour laquelle le chat disparut lorsqu’il avait dix-sept ans15

<687> À propos du chat d’un aristocrate qui ne mangeait pas les rats ni les moineaux qu’il attrapait16

Dans une maison appartenant à un aristocrate était élevé un chat dénommé Shironé17. Ce chat attrapait souvent des rats et des moineaux, mais il ne les mangeait jamais : il déposait sa proie devant les gens avant de la laisser s’enfuir18. Voilà un chat bien étrange !

Bibliography

Durand Gilbert, 1992, Figures mythiques et visages de l’œuvre. De la mythocritique à la mythanalyse, 2e éd., Paris, Dunod.

Origas Jean-Jacques, 2000, Dictionnaire de littérature japonaise, Paris, PUF, coll. « Quadrige ».

Sei Shônagon, 1966, Notes de chevet, traduit du japonais par A. Beaujard, Paris, Gallimard/Unesco.

Shikibu Murasaki, 1988, Le Dit du Genji, t. 2 : Impermanence, traduit du japonais par R. Sieffert, Paris, Publications Orientalistes de France.

Sieffert René, 1973, La Littérature japonaise, Paris, Publications Orientalistes de France.

Tachibana no Narisue, 1986, Komon chomon-jû, t. II, texte établi et annoté par K. Nishio et Y. Kobayashi, Tokyo, Shinchô-sha (en japonais).

Tanaka Takako, 2014, Neko no koten bungakushi (Les chats dans la littérature classique japonaise) Tokyo, Kôdansha (en japonais).

Walter Philippe (dir.), 2001, Le Livre du Graal, t. I, Paris, Gallimard.

Watanabe Kôji, 2006, « La naissance des fantômes au Japon antique », dans F. Cransac et R. Boyer (dir.), Figures du fantastique dans les contes et nouvelles, Paris, Publications Orientalistes de France, Association À la Rencontre d’Écrivains, p. 54-65.

Notes

1 La date de compilation se situe approximativement entre 787 et 822. Voir Jean-Jacques Origas, 2000, p. 275. Return to text

2 Il s’agit du conte no 30 du Premier Livre de Nihon ryôi-ki. Return to text

3 On constate le même processus pour la figure du fantôme. Voir, à ce propos, Kôji Watanabe (2006). Return to text

4 Notons à titre d’exemple l’épisode du chat du lac de Lausanne terrassé par le roi Arthur qu’on peut trouver dans un roman arthurien rédigé vers 1235 (Les Premiers Faits du roi Arthur, texte établi par Irène Freire-Nunes, présenté par Philippe Walter, traduit et annoté par Anne Berthelot et Philippe Walter [Philippe Walter, 2001, p. 1606-1616]). Ce chat-monstre fait penser à son tour au Chat de Paluc que les Triades galloises présentent comme l’un des trois fléaux de l’île d’Anglesey (d’après la triade 26). Il serait mis bas par la truie mythique Henwen (Vieille-Blanche). Return to text

5 D’après René Sieffert (1973, p. 76), « l’énumération des rubriques fait penser aux Histoires Naturelles de Pline : rites shintô, enseignement bouddhique, gouvernement correct et ministres fidèles, étiquette, lettres, poésie, musique et danse, calligraphie, techniques, piété filiale, amour, vertu militaire, armes, équitation, lutte, peinture, jeu de la balle au pied, jeux de hasard, voleurs, histoires de bon augure, peines et douleurs, plaisirs et joies, querelles, histoires curieuses et instructives, spectres, métamorphoses, aliments et boissons, plantes, poissons et bestioles, oiseaux et quadrupèdes ». Return to text

6 Tachibana no Narisue, 1986, p. 299-300. Return to text

7 Il s’agit de Minamoto no Nobusuke (934-1012), un des fils de Minamoto no Kintada (889-948). Nobusuke se fit moine du Goganji. Return to text

8 Il s’agit d’un chat d’origine étrangère, qui est arrivé sur un bateau en provenance de Chine. Return to text

9 Il s’agit dans le bouddhisme d’un esprit tentateur qui essaie d’empêcher les hommes de faire le bien. Return to text

10 Tachibana no Narisue, 1986, p. 373. Return to text

11 Sous le règne de l’empereur Sutoku : 1135-1141. Return to text

12 Chûjô (littéralement « moyen général ») : on appelait ainsi l’homme qui avait pour mission de veiller sur la sécurité personnelle de l’empereur. On peut proposer plusieurs personnages historiques qui correspondraient à cette fonction parmi lesquels on peut citer notamment Fujiwara no Narimichi (1097-1162), Fujiwara no Shigemichi (1099-1161), Fujiwara no Kin’nori (1103-1160), Fujiwara no Sanehira (1100-1142), Fujiwara no Suenari (1102-1165), Fujiwara no Tadamoto (1101-1156), Fujiwara no Norinaga (1109-?) et Fujiwara no Tsunesada (1100-1156). Mais on ne peut l’identifier avec certitude. Return to text

13 Il s’agit de la hauteur depuis les pieds jusqu’aux épaules. Return to text

14 S’agit-il d’une lumière qui brillait sur le dos de ce chat durant la nuit ? Si oui, ce phénomène étrange signifie-t-il que le chat en question a acquis une force mystérieuse grâce à sa longévité ? C’est bien possible. Return to text

15 Aujourd’hui encore, le chat est réputé avoir l’habitude de s’arranger pour que son propriétaire ne puisse voir son cadavre. Return to text

16 Tachibana no Narisue, 1986, p. 374. Return to text

17 Shiro veut dire « blanc » : il s’agirait donc d’un chat blanc. Ce nom apparemment anodin mérite néanmoins notre attention, car, à part « Myôbu no Otodo », le nom donné à la chatte de l’empereur Ichijô d’après Makura no sôshi, que nous avons précédemment mentionné, les chats élevés comme animaux domestiques portaient rarement un nom à l’époque concernée. Return to text

18 Cette habitude de venir montrer ses proies est considérée depuis longtemps comme un trait caractéristique du chat. Mais pourquoi se comporte-t-il ainsi ? Certains pensent qu’il montre ainsi sa fierté tandis que d’autres estiment plutôt qu’il tente d’apprendre aux hommes à pratiquer la chasse. Dans la présente anecdote, on ne peut deviner ce qui motive le chat. Mais son habitude semble illustrer parfaitement l’une des lois du bouddhisme qui interdit précisément de tuer les animaux. Return to text

References

Electronic reference

Kôji Watanabe, « Le chat dans Kokon chomon-jû », IRIS [Online], 40 | 2020, Online since 15 décembre 2020, connection on 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1331

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Kôji Watanabe

Université Chuo, Tokyo

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