On ne sait pas précisément quand les Japonais ont commencé à se familiariser avec les chats. Les deux célèbres chroniques compilées au viiie siècle, sources majeures de la mythologie japonaise, pourraient-elles donc nous fournir un indice à ce sujet ? Malheureusement, contrairement à nos attentes, le Kojiki (Recueil de faits anciens) (712) et le Nihonshoki (Annales du Japon) (720) ne renferment aucun épisode relatif aux félidés (Tanaka, 2014, p. 12). En fait, pour voir apparaître la figure du chat dans la littérature japonaise, il faut attendre jusqu’au début de l’époque de Heian, plus précisément jusqu’au ixe siècle : c’est au Nihon ryôi-ki (Relation des choses miraculeuses et étranges du Japon)1 que l’on peut attribuer l’une des premières apparitions du félidé. Ce recueil de contes bouddhiques, rédigé par un moine de Nara nommé Kyôkai, contient en effet un passage dans lequel un défunt parvient à assouvir la faim qui le tiraillait depuis trois ans en se transformant en chat2. Notons qu’il s’était déjà introduit dans la maison de son fils sous d’autres formes animales (un grand serpent d’abord, puis un chien rouge) et avait échoué à deux reprises dans ses tentatives de trouver de la nourriture. Cette troisième métamorphose pourrait donc indiquer que le chat bénéficiait quant à lui d’une image positive.
Si l’on en croit un témoignage de Makura no sôshi (Notes de chevet), œuvre attribuée à une dame de la cour nommée Sei Shônagon, les chats occupaient une place privilégiée parmi les animaux domestiques du palais impérial autour du xie siècle. Il s’agit d’une anecdote insérée dans le chapitre intitulé « Choses particulières » et dont voici le résumé :
L’Empereur Ichijô (980-1017) avait pour animal domestique une chatte à laquelle il accorda le 5e rang (littéralement « la coiffure de noblesse »). Elle se nommait Myôbu no Otodo. Un jour qu’elle était sortie du palais et se tenait sur la véranda, la femme chargée de s’occuper d’elle lui demanda de rentrer. Mais l’animal n’obéit pas. Pour lui faire peur, la dame appela donc un chien qui s’appelait Okinamaro et lui ordonna de la mordre. Le chien obéit et s’élança vers la chatte. Effrayée, celle-ci se réfugia derrière le store, dans la salle à manger de l’empereur. Sa Majesté la prit dans ses bras pour la consoler, puis ordonna qu’Okinamaro fût chassé hors du palais et battu à mort par deux chambellans. Mais alors qu’on le croyait mort, il revint au palais. Son triste état et sa gueule déformée par les coups inspiraient la pitié et lui valurent finalement la clémence de l’empereur. L’ordre de bannissement fut donc annulé et Okinamaro retrouva bientôt son bonheur passé. (Sei Shônagon, 1966, p. 32-34)
Certes, cette anecdote décrit de manière humoristique la rivalité de deux animaux et le statut particulier dont bénéficiait la chatte dans le palais impérial. Mais elle met également en avant sa nature indépendante et capricieuse en l’opposant à la fidélité du chien qui obéit aux ordres de son maître.
Intéressons-nous à présent au Genji Monogatari (Le Dit du Genji), œuvre majeure dans la littérature japonaise du xie siècle attribuée à Murasaki Shikibu, car on y trouve également un épisode fort significatif où, comme le note Gilbert Durand (1992, p. 100), « la félinité du chat est reliée à la grâce de la femme ». Il s’agit de l’épisode dans lequel Kashiwagi, le capitaine des gardes des portes, tombe amoureux de la femme du Genji, qu’il n’a pas encore rencontrée mais dont il a entendu parler. Voici donc ce qui se passa alors que Kashiwagi participait à un jeu de balle dans la résidence de la Sixième Avenue (Rokujô-in) : un tout petit chat, poursuivi par un congénère à peine plus grand, cherche à sortir par les stores. Retenu par une longue laisse, il la tire pour s’enfuir et soulève ainsi un store qui permet à Kashiwagi d’apercevoir la belle Onna-Sannomiya, la femme du Genji. Elle retourne à l’intérieur, mais le cœur de Kashiwagi est en feu. Pour calmer sa détresse, il appelle le chat et le prend dans ses bras, mais le parfum suave qui se dégage de l’animal ainsi que son miaulement gracieux lui inspirent par analogie de tendres pensées pour Onna-Sannomiya (Shikibu, 1988, p. 68-69).
Il nous semble que ces deux témoignages littéraires montrent de façon évidente l’intérêt porté aux chats par les dames de cour de l’époque de Heian. Or, cet animal fera plus tard, surtout à partir du xiiie siècle (l’époque de Kamakura)3, l’objet d’une forme de « diabolisation ». En matière de symbolisme, il s’agit d’un point commun entre la culture japonaise et les cultures occidentales, puisqu’en Europe, le chat, notamment le chat noir, fut diabolisé au Moyen Âge4 et ne retrouvera une certaine noblesse qu’au xviiie siècle.
Dans ce qui suit, nous nous permettrons donc d’évoquer cette face plus inquiétante du chat à travers l’ouvrage intitulé Komon chomon-jû (Recueil d’histoires fameuses de jadis et d’aujourd’hui), attribué à Tachibana no Narisue. Cette grande compilation, achevée en 1254 et composée de 20 livres, contient plus de 700 contes et légendes d’origine japonaise ou chinoise, classés par catégories5. Nous voulons ici proposer au lecteur francophone trois anecdotes relatives au chat tirées de Komon chomon-jû :
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<609> À propos de la métamorphose du chat de Kara qui fut élevé par un moine dénommé Kankyô dans sa maison de Saga (Liv. XVII, sect. 27)
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<686> À propos du chat de l’ancienne nourrice de Saishô no chûjô (Liv. XX, sect. 30)
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<687> À propos du chat d’un aristocrate qui ne mangeait jamais les rats et les moineaux qu’il attrapait (Liv. XX, sect. 30)
L’édition utilisée ici est celle de Shinchô-sha (Tachibana, 1986).
Traduction du texte
<609> À propos de la métamorphose du chat de Kara qui fut élevé par le moine dénommé Kankyô dans sa maison de Saga6
Dans sa maison située dans la montagne de Saga, le moine dénommé Kankyô7 attrapa un joli chat de Kara8, surgi d’on ne sait où. Il le garda auprès de lui et constata bientôt que l’animal s’amusait beaucoup avec une balle. Cela plut au moine qui le laissa jouer. Ensuite, il sortit sa précieuse épée et la lui offrit comme jouet, à la place de la balle. Le chat prit alors immédiatement la fuite, tenant l’épée dans sa gueule. Les gens le poursuivirent et tentèrent de l’attraper, mais en vain : il disparut à tout jamais sans laisser de trace. N’était-ce donc pas plutôt un démon9, qui avait pris une forme animale pour pouvoir sans vergogne blesser son maître après lui avoir dérobé son épée ? Ce serait là une chose affreuse !
<686> À propos du chat de l’ancienne nourrice de Saishô no chûjô10
À l’époque de Hôen11, l’ancienne nourrice de Saishô no chûjô (Conseiller – Lieutenant général de la garde proche)12 élevait un chat. Ce chat mesurait un shaku (environ 30 centimètres) de haut13 et était si fort que lorsqu’on tentait de l’attacher, sa laisse finissait toujours par rompre. C’est pourquoi sa propriétaire préférait le laisser en liberté. Il avait plus de dix ans quand elle vit, à la nuit tombée, une lumière briller sur son dos14. Or elle lui avait souvent dit :
— « Ne te montre pas à moi quand tu seras mort. »
Peut-être est-ce la raison pour laquelle le chat disparut lorsqu’il avait dix-sept ans15…
<687> À propos du chat d’un aristocrate qui ne mangeait pas les rats ni les moineaux qu’il attrapait16
Dans une maison appartenant à un aristocrate était élevé un chat dénommé Shironé17. Ce chat attrapait souvent des rats et des moineaux, mais il ne les mangeait jamais : il déposait sa proie devant les gens avant de la laisser s’enfuir18. Voilà un chat bien étrange !