Karin Ueltschi propose une suite à ses recherches sur la boiterie entamées en 2011 (p. 7)1, en prenant en compte, comme le sous-titre du livre l’indique, un nombre considérable de personnages mythiques qui ont un rapport avec le pied et la boiterie. Elle propose de « penser par image et donc de consentir à accepter la pérennité dont elles sont porteuses au-delà du temps et de l’espace » (p. 9), en rappelant les travaux essentiels de Gaston Bachelard et Gilbert Durand, mais aussi de Carl Gustav Jung. L’image essentielle de la marelle est, au-delà du jeu auquel on joue à cloche-pied, la clé pour comprendre la boiterie dans la mythologie. Karin Ueltschi entraîne ainsi le lecteur dans un voyage étonnant qui lui permet de découvrir et de comprendre la question de la déambulation à cloche-pied et de l’examiner dans son rapport à la verticalité (relation terre-ciel) en présentant sa recherche en trois parties, trois « cercles concentriques ».
Le premier cercle, celui des divins boiteux, lui permet dans sa première partie (p. 19-84) de dégager une cohérence (p. 15). Ils sont classés en deux catégories : ceux qui sont en relation avec la chute originelle et ceux qui existent dans la vision olympienne. Pour les premiers, la notion de verticalité est essentielle à la compréhension de la boiterie de l’homme qui doit avancer en trébuchant. Depuis la chute originelle, Ève, Caïn souffrent de blessures aux pieds ; Lucifer l’ange déchu est précipité vers l’abîme. Plus tard, au Moyen Âge, la figure du Juif Errant est associée à cette notion de la chute. Dans la mythologie gréco-latine, les personnages qui ont des problèmes de jambes et de pieds foisonnent. On retrouve ainsi Saturne Cronos, maître du temps, Dionysos, Pan aux pieds de bouc. L’auteur souligne que les forgerons sont presque toujours boiteux et cette déficience physique va de pair avec leur métier (p. 71) et leur permet de se déplacer dans un monde complexe : le disgracieux Héphaïstos (Vulcain), Völung dans la mythologie nordique et Gobanon dans la mythologie celte (« Galant » dans la littérature médiévale, p. 68) sont des forgerons ingénieux.
Ce premier cercle est élargi « de façon concentrique » aux « boiteux fantastiques » dans une seconde partie (p. 87-172). Le boiteux rompt l’image de la symétrie du corps humain autour de l’axe « colonne vertébrale2 ». En s’intéressant à la « petite mythologie » (p. 98), Karin Ueltschi fait découvrir au lecteur la condition du boiteux dans les contes folkloriques et son évolution dans la société. Le boiteux, prodigue, craint ou moqué, dans les mythes et les récits est maintes fois associé à ces figures d’exclus (le lépreux, le roux) qu’il faut comprendre en considérant le langage mythique (p. 92). L’auteur entraîne alors le lecteur dans le dédale des boiteux, des chaussants, des chausseurs (le cordonnier), des chaussures au sens large pour les hommes comme pour les animaux, sans oublier la question de la forme du pied (la patte d’oie), ou de son absence (dans le cas de Mélusine) ; elle rappelle aussi la question de la fonction royale avec le roi Pêcheur (p. 162). Ces mythes différents montrent comment le « poète invente et “rêve” des variations autour de ces marques », et comment « le langage de l’imaginaire dissocie en effet volontiers les éléments constitutifs du scénario mythique primitif qu’il transforme en conte, chiffre poétique ou graphique » (p. 171).
Le troisième cercle, « Vertiges à l’envers ou le carré interdit » (p. 175-218), est composé d’un unique chapitre au nom évocateur : « Le jeu de la marelle ». La marelle, dont l’étymologie (p. 179) signifie « caillou, jeton, pièce », est considérée dans sa relation à la boiterie ; l’auteur l’analyse comme un passage de la terre vers le ciel, à cloche-pied (p. 175). Le questionnement sur la règle du jeu et sa relation aux pieds démontre que pour retourner à la Terre, à la maison, il ne faut pas poser les deux pieds en même temps sur le sol et donc imiter le boiteux.
Karin Ueltschi entraîne alors le lecteur, après une passionnante réflexion sur le jeu et sur l’homo ludens (p. 177), sur tout ce qui entoure le jeu de la marelle dont elle donne certaines représentations (p. 181) : le chiffre 9, le « cloche-pied », et enfin la notion de seuil et de tabous qui sont sous-jacents. Elle aborde également le cas de voyages extraordinaires des explorateurs à la recherche de l’ailleurs qui ont visité un Autre Monde3 et qui ont pu en revenir. La marelle est un axe horizontal, une projection de l’échelle, élément essentiel du symbolisme ascensionnel dans la mystique judéo-chrétienne (p. 203), qui permet de rejoindre le ciel et la terre4. L’auteur rappelle que les arbres, les ailes sont aussi un moyen de joindre le ciel et la terre, et inversement, puisque tel est le désir de l’homme de retrouver toujours un passage vers le paradis perdu.
Karin Ueltschi propose dans cet ouvrage, comme dans les précédents, une bibliographie riche et ouvre des pistes de réflexion inattendues et bienvenues.