Le triple enfermement historique des langues
Saussure n’est pas le seul à avoir conçu les langues en objets clos représentés par « la Langue » distincte des « paroles » pour chaque langue. On peut développer une analyse diachronique de « l’archéologie » de ce savoir savant ou ordinaire (façon Foucault, 1969 et 1970), ou de l’histoire des idées linguistiques (façon Auroux, 1990-1992). On peut en faire une analyse plus synchronique en termes de formation discursive (façon Foucauld toujours), ou de domination linguistique (façon Bourdieu, 1982 et 2001). On peut en faire une analyse interdisciplinaire à l’aide des auteurs précités (entre autres), ou une analyse depuis le champ des sciences du langage (par exemple façon Blanchet et coll., 2007, comme synthèse récente). Quelque analyse que l’on en fasse, on en arrive à la même conclusion : la pensée occidentale sur les langues, la pensée historiquement dominante — et même hégémonique — sur les langues, a principalement cherché à enfermer les énergies langagières dans des catégories limitatives, artificielles, idéologiques. Cet enfermement obéit à trois forces de restrictions sélectives, autrement dit à trois contraintes de conformation normative : un ordre logico-mathématique techniciste, un ordre sociopolitique discriminatoire et un ordre ethno-nationaliste biologisant.
L’enfermement logico-mathématique
L’ordre logico-mathématique a été plaqué sur les langues de façon récurrente en Occident. Il a été imposé contre le foisonnement complexe et chaotique (au sens non péjoratif de Morin, 1997-2004) des productions langagières. Cette mise en un certain ordre avait et a toujours trois finalités liées : philosophique, esthétique et politique. Sur le plan philosophique, il y a d’abord une successivité particulière et peut-être en partie accidentelle. En effet, les penseurs de la Grèce antique, les premiers en Occident à s’intéresser à l’analyse des pratiques langagières (en tant qu’intellectuels dont les écrits nous sont restés), ont d’abord inventé la philosophie, fondée sur une rationalité logique. Ils ont ensuite analysé les pratiques langagières avec pour critères cette même logique (platonicienne puis aristotélicienne) à laquelle il leur a fallu plier les pratiques sociolinguistiques afin qu’elles y correspondent et ne fassent pas exploser ces critères logiques. On est donc très vite passé de l’analyse descriptive, impossible en termes logico-mathématiques puisque les pratiques sociolinguistiques sont organisées selon d’autres ordres et apparents désordres, à une « analyse » prescriptive. Pour cette analyse in vitro, on a sélectionné des formes linguistiques (et non des pratiques sociolinguistiques) qui pouvaient correspondre à un ordre logique (de façon décontextualisée, déshumanisée, désocialisée, pour s’approcher de la « pureté » d’une équation mathématique). On a prescrit ces formes comme étant meilleures puisque logiques et on a proscrit d’autres pratiques puisque non conformes à cette logique. Cela permettait de conforter les critères et leur application aux questions linguistiques, par un tour de passe-passe circulaire dont la philosophie sortait triomphante. Cette réduction a, en outre, été favorisée par plusieurs facteurs. D’abord par la xénophobie qui régnait chez ces Grecs, notamment sous la forme de ce que j’ai appelé une glottophobie (Blanchet, 2013a et 2013b). Les étrangers étaient considérés comme des barbares, c’est-à-dire explicitement comme des gens n’ayant pas de langue et à peine capables d’émettre des bruits animaux (« br-br »). Seuls les Grecs et leur langue étaient considérés dignes d’intérêt. Cela réduisait d’autant l’hétérogénéité chaoïde et complexe des pratiques langagières et engageait à la réduire davantage encore avec un certain sentiment de « légitimité » intellectuelle. Ensuite parce que, les formes linguistiques étudiées étant ainsi limitées, on a pu plus facilement y voir des traits logiques universels qui n’étaient en fait que des singularités grecques. On a pu prendre pour une universalité logico-linguistique de l’esprit humain « fonctionnant bien » ce qui n’était en fait que le résultat tronqué d’une vision ethnocentriste. Enfin parce que le processus anthropologique qui a permis d’exercer plus facilement une analyse intellectuelle sur les pratiques langagières a été celui d’une mise à distance des pratiques langagières sous la forme de l’écrit, qui avait déjà pris une importance capitale dans la culture grecque. Or l’écrit fige le processus permanent et foisonnant de l’oralité et chosifie les formes linguistiques. Il est d’ailleurs apparu d’abord sous la forme de liste comptables et de tableaux administratifs, comme l’a montré Goody (1979). Par conséquent l’attention des analystes a été captée par des séries closes et géométriques de formes figées, hors des interactions sociales et des processus de changement permanent qui sont pourtant constitutifs des pratiques sociolinguistiques.
Cette vision parcellaire et artificialisée de pratiques sociolinguistiques réduites et homogénéisées sous des formes logiciennes, écrites, décontextualisées a perduré en Occident (puis dans le reste du monde colonisé par l’Occident) à travers les siècles. La grammaire-logique de la philosophie grecque est devenue la grammaire latine, puis, à travers le prestige du latin, la base des analyses des autres pratiques langagières sous la formes de langues homogénéisées, cloisonnées, artificialisées, dont un excellent exemple est celui du français. On retrouve cette vision dans la grammaire de Port-Royal, dans le « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » de Boileau, dans l’analyse grammaticale dite « logique » enseignée à l’école et ses catégories arbitraires calquées du latin, dans le mythe de la « clarté » spécifique de la langue française, dans la notion de « maîtrise de la langue » sur laquelle je reviendrai plus loin, dans le modèle du « monolingue natif » qui serait seul capable de « maîtriser » à fond la logique spécifique compliquée des règles grammaticales de sa langue dite « maternelle », ces dernières notions renvoyant déjà à l’ordre sociopolitique (aux normes discriminatoires) et à l’ordre ethno-nationaliste (biologisant).
L’enfermement sociopolitique
Venons-en donc à l’enfermement par et dans un ordre sociopolitique discriminatoire. Boltanski et Bourdieu ont montré, dans un article précurseur, que « le pouvoir sur la langue est une des dimensions les plus importantes du pouvoir » (1975, p. 12) : le pouvoir sociopolitique se manifeste et s’exerce par un pouvoir sur les pratiques sociolinguistiques. Bourdieu a ensuite montré, dans un ouvrage lui aussi précurseur (1982), que, de façon complémentaire, les pratiques sociolinguistiques sont un des moyens et donc l’un des filtres les plus puissants d’accès au pouvoir. De nombreux travaux sur les langues comme objets et comme moyens de pouvoir politique ont confirmé cette interrelation directe, qu’il s’agisse de ceux de Calvet (2001 [1974]) sur le colonialisme, de Klemperer (1996 [1947]) sur la propagande nazie, de Guespin (1985) sur les glottopolitiques dirigistes et néo-libérales, de Morilhat (2008) sur l’impérialisme langagier, de Wionet (2011) sur les liens historiques entre instauration d’un ordre social et instauration d’un ordre linguistique, de Debono (2013) sur les liens entre élaboration d’un ordre juridique et élaboration d’un ordre linguistique, ou mes propres travaux sur les discriminations linguistiques (Blanchet, 2013a), etc. L’État français et la langue française en constituent un exemple archétypique qui a été lui aussi bien étudié (et souvent à la base des travaux à portée plus générales cités ci-dessus), par exemple par Certeau et coll. (1974) sur les politiques linguistiques issues de la Révolution française de 1789, par Vigier (1979) sur le rapport aux langues de l’école française, etc. On trouve de bonnes synthèses récentes de l’ensemble de ces travaux dans Rispail (2013) ou Colonna (2013).
La mise en place et la reproduction d’un ordre sociopolitique au service des dominants (c’est-à-dire de ceux qui tiennent le pouvoir sociopolitique voire l’ensemble des pouvoirs économique, religieux, culturel, éducatif…) nécessitent la mise en place et la reproduction d’un ordre sociolinguistique. Pour que les dominants préservent leur domination, il leur faut en effet, dans cette optique (et surtout dans un système dit démocratique), réserver l’accès au pouvoir aux membres des groupes sociaux dominants (au sens large incluant des paramètres économiques, culturels, linguistiques, ethniques…). L’une des façons les plus efficaces d’y parvenir est d’organiser un système en boucle où la pratique d’une certaine langue, clairement distinguée et distinctive par rapport à d’autres pratiques sociolinguistiques, est à la fois la condition d’accès au pouvoir et une obligation que ce pouvoir prescrit pour et par l’ensemble du système sociopolitique, y compris surtout par son système éducatif et par son système médiatique, tout en proscrivant les autres pratiques sociolinguistiques. En d’autres termes, le pouvoir politique permet un pouvoir linguistique qui permet un pouvoir politique, dans une boucle fermée. Ceux qui sont au pouvoir (pour des raisons principalement historiques et économiques) ont le pouvoir de dire quelles sont les formes linguistiques exclusives qui permettent l’accès au pouvoir et l’exercice du pouvoir. Il s’agit bien sûr des formes linguistiques choisies parmi les pratiques sociolinguistiques de ces mêmes groupes détenteurs du pouvoir et surélaborées par des membres de ces mêmes groupes au service de leurs propres groupes sociaux : en France et pour le français, ce sont les formes linguistiques de l’aristocratie de cour et de la grande bourgeoisie parisienne, latinisées et retravaillées par des clercs, des grammairiens, des lettrés, un organe de censure royale puis républicaine (l’Académie française), puis un appareil idéologique d’État (Althusser, 1970) : l’école nationale, dont la mission première effective est de sélectionner une élite dite « républicaine » (Bourdieu & Passeron, 1970 ; Baudelot & Establet, 2009) notamment sur des critères linguistiques, et d’écarter des voies prestigieuses la masse des élèves d’origines populaires, régionales, étrangères. Non pas que l’école renonce à leur enseigner ce qu’elle appelle « la maîtrise de la langue ». Mais, d’une part, l’école survalorise les formes linguistiques et les types culturels de rapport aux savoirs que pratiquent déjà les enfants des groupes dominants et dévalorise les pratiques linguistiques et culturelles des enfants des groupes dominés (Lahire, 1993 et 2008 ; Bautier, 2005). Et, d’autre part, la diversité des pratiques sociolinguistiques et des dynamiques de socialisation qui y sont liées est très résistante au projet réel ou factice d’homogénéisation de la société. Cela instaure de fait une discrimination très efficace, même si la réussite de certains élèves issus des groupes dominés existe et sert d’alibi pour « justifier » ce système globalement discriminatoire, marqué dès ses fondations par une idéologie coloniale (Biberfeld & Chambat, 2013) qui se perpétue dans le cadre d’une hégémonie1 généralisée.
Ainsi est mise en place la sacralisation d’une sous-partie d’une langue unique : un français (ou un anglais ou un arabe, etc.) hyper normatif dont le modèle idéal serait la langue pure d’un monolingue natif mononormatif standardisé. Ce français-là est enfermé dans un espace clos, bordé par une frontière affichée comme la plus nette possible (en fait elle ne l’est pas) et bien gardée par la police linguistique depuis les miradors du contrôle linguistique (dont le stéréotype est ce que l’on appelle désormais un grammar nazi). L’ensemble du système masque une domination sociopolitique sous une hégémonie linguistique, celle d’une langue qui serait « par nature » supérieure à d’autres pratiques sociolinguistiques. C’est parce qu’il s’agit d’une sous-partie des pratiques sociolinguistiques, ouvertement revendiquée comme sophistiquée, épurée et circonscrite, qu’on peut en envisager la « maîtrise », terme-clé du discours hégémonique francophone sur les langues et notamment sur le français. On ne peut en effet envisager de « maîtriser » une langue qu’à la double condition qu’on considère les pratiques sociolinguistiques comme des comportements « sauvages » dont il faut « prendre le contrôle » pour s’en rendre « maître » et qu’on limite la langue en question à un ensemble clos de formes linguistiques sélectionnées (une prononciation et un lexique standardisés, une grammaire logico-mathématique) excluant les métissages, l’inventivité, la diversification (Blanchet, 2014).
L’enfermement ethno-nationaliste
L’exclusion des métissages et des diversifications nous conduit à examiner le troisième type d’enfermement, ethno-nationaliste. Les pratiques sociolinguistiques d’un groupe humain (en général identifié par d’autres critères sociohistoriques, y compris arbitraires et imposés [Marcellesi, 1986 ; Blanchet, 2004]) sont un des principaux éléments d’emblématisation de l’identité de ce groupe. Elles ont en effet deux fonctions existentielles principales et complémentaires : faciliter des relations, dès lors privilégiées, au sein du groupe (fonction de convergence dite « de communication ») et marquer des différences, dès lors renforcées, par rapport à d’autres groupes (fonction de divergence dite « identitaire »). La pluralité spontanée toujours renouvelée des pratiques sociolinguistiques des humains permet tout à la fois ces différenciations et le dépassement de ces différenciations puisque les humains ont la capacité et l’habitude d’être plurilingues. En effet, les humains qui ne comprennent et ne parlent qu’une seule « langue » » sont rares et tous les humains ont des pratiques sociolinguistiques plurielles, y compris ceux réputés monolingues (car ils utilisent la pluralité des variations « interne » à leur langue). On observe à travers l’histoire, et de façon intense dans certaines situations, une tendance à instrumentaliser la fonction identitaire des pratiques sociolinguistiques (Calvet, 2001 [1974] ; Blanchet, 2002). Il s’agit alors d’homogénéiser les pratiques sociolinguistiques d’une communauté en supprimant sa pluralité interne de deux façons : d’une part, en rendant les individus et la collectivité monolingues pour qu’on ne puisse plus ou difficilement « franchir la frontière » qui fait contact avec d’autres communautés et, d’autre part, en amenant les membres de la communauté à parler tous de la même façon pour radicaliser leur ressemblance à l’intérieur et leur différence collective vis-à-vis de l’extérieur. Il s’agit de supprimer la pratique plurilingue non contrôlée de langues qui seraient partagées avec des communautés extérieures (langues transfrontalières, langues de migrants…), ainsi que celle de langues ponts, langues intermédiaires plus proches de langues extérieures (langues régionales, interlangues, « sabirs »…). L’un des arguments largement diffusé a été la diabolisation du bilinguisme, tant sur le plan individuel que collectif (Tabouret-Keller, 2011) : il aurait, d’une part, conduit à des difficultés linguistiques individuelles dans chacune des langues pour la pratique desquelles on a imposé le modèle idéologiquement correct du locuteur « monolingue natif » ou « de langue maternelle » — ces termes étant significatifs2 ; il aurait, d’autre part, conduit à des difficultés collectives, les bilingues étant des « traîtres » potentiels puisque insérés dans deux loyautés collectives différentes et donc menaçants pour la cohésion de la communauté…
Les États-nations, qui sont devenus à partir du xixe siècle le modèle dominant de l’organisation politique en Europe de l’Ouest, puis dans la quasi-totalité du reste du monde à travers la colonisation, ont pour beaucoup d’entre eux pratiqué cet enfermement linguistique à finalité ethno-nationale, au moins à des moments significatifs de leur histoire : la France depuis la Terreur sous la Révolution française, l’Espagne sous la dictature franquiste, l’Italie sous celle de Mussolini, l’Allemagne nazie, l’Angleterre dominant le Royaume-Uni au xixe siècle, l’Union soviétique pendant sa période stalinienne, et, plus loin, la Turquie depuis la révolution nationaliste de Mustapha Kémal, l’Algérie dans les décennies qui ont suivi son indépendance, etc.3. La coïncidence fréquente entre des despotismes politiques et des despotismes linguistiques n’est pas fortuite : le despotisme linguistique est une des formes-clés du despotisme politique y compris de façon masquée sous des régimes apparemment libéraux ou démocratiques (voir l’enfermement sociopolitique ci-dessus). Mais au-delà de ces périodes d’affirmations nationalistes intenses, la dynamique globale tend vers l’idée d’organiser les « cohésions nationales » autour de monolinguismes nationaux (ou, parfois, à d’autres échelles selon l’organisation des États, par exemple les cantons en Suisse ou les communautés/territoires en Belgique). La comparaison des évolutions politiques récentes des États européens montre ainsi un fort repli sur une langue nationale « face à » une perception négative des immigrations (Gout, à paraître) et d’un phénomène dit de « mondialisation ». Même dans des États historiquement plus ouverts à une pluralité linguistique interne, on a vu des tentations, parfois réussies, parfois repoussées, de centration sur une seule langue identitaire, comme pour l’anglais dans certains États des États-Unis.
La France, une fois de plus, constitue un exemple archétypal (mais pas unique), ici d’enfermement linguistique ethno-national qui rejoint les deux autres facettes de l’enfermement présentées ci-dessus, et qui y ajoute une dimension historique. Lors de la création de l’État-nation « France » par la Révolution de 1789, le projet a été clairement de faire coïncider l’État et la nation : il fallait pour atteindre cet objectif créer une nation française qui n’existait pas auparavant, c’est-à-dire créer une communauté nationale de type ethnique, unifiée autour d’une identité, d’une langue et d’une culture communes (Certeau et coll., 1975 ; Weber, 1982 ; Wionet, 2011). La langue a joué un rôle central en étant promue totem de l’unité nationale, révérée quasi religieusement, occupant ainsi la fonction symbolique qu’occupait la personne du monarque de droit divin avant la Révolution. C’est bien sûr la langue de la cour et de la grande bourgeoisie qui a été choisie, avec l’argument issu de l’enfermement logico-mathématique et pour permettre d’accentuer fortement sa fonction de clôture sociopolitique. De nombreux travaux ont montré les aspects « religion d’État » (Cerquiglini, 2003 ; Encrevé, 2005), « fétiche » (Boltanski & Bourdieu, 1975) de la politique linguistique monolingue mononormative au profit du français en France. Après les célèbres discours de Barrère et de l’abbé Grégoire « sur la nécessité d’anéantir les patois », ou sur les opposants contre-révolutionnaires et la superstition qui « parlent alsacien ou bas-breton », les décrets de 1793 concrétisent cette politique d’enfermement ethno-nationaliste sur une seule langue. Plusieurs textes légaux imposent ainsi le français et punissent l’usage d’autres langues à l’école, dans l’administration, dans les textes officiels, même dans l’enregistrement des contrats sous seing privé. Cette orientation a été plusieurs fois confirmée par la législation française depuis 1793 jusqu’à nos jours, avec notamment la modification de la Constitution en 1992 et la loi Toubon en 1994. Les débats qui entourent avec outrance toute tentative de reconnaissance, voire de protection, d’autres langues en France (par exemple autour de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, ou de la place des langues dites « d’origine ») mettent à chaque fois crûment en lumière les finalités ethno-nationalistes de l’uniformisation linguistique française.
L’émergence d’expressions nouvelles dans les espaces entre les langues
Pourtant, si ce triple enfermement fonctionnait vraiment totalement, si personne n’y échappait, si personne n’y résistait, si personne ne le dépassait, il n’y aurait ni style individuel (d’auteur, d’interprète, de conférencier, de chacun…), ni caractéristiques collectives (générationnelles, sociales, locales, nationales, culturelles…), ni renouvellement des langues (la plupart des langues actuelles sont issues de mélanges entre langues précédentes), ni pratiques plurilingues et interculturelles.
L’entre est à la fois avant et après le cloisonnement des langues
La perspective traditionnelle structurée par les trois enfermements exposés ci-dessus, en général cumulés, a répandu l’idée qu’il existe des langues qui, non seulement préexistent aux pratiques (lesquelles n’en seraient que des mises en œuvre secondaires), mais surtout constitueraient des entités définies en elles-mêmes et pour elles-mêmes par leur organisation interne clairement distincte pour chaque langue (organisation descriptible en termes logico-mathématiques dits « grammaticaux » ou « linguistiques »). L’observation des pratiques sociolinguistiques, sans catégorisation a priori en langues closes de ce type, révèle au contraire un continuum de pratiques et de formes sans frontières, regroupées ici ou là par des polarisations propres à des communautés sociales en partie spécifiques, ouvertes et mêlées les unes aux autres dans une composition toujours variable et renouvelée en fonction des besoins communicationnels et identitaires des individus et des communautés, où le plurilinguisme est très fréquent. Dans les sociétés occidentales où la pression logico-mathématique, sociopolitique et ethno-nationale a été forte, les locuteurs ont été amenés, par domination ou hégémonie (c’est-à-dire de force ou de gré) à réduire l’hétérogénéité de leurs ressources et de leurs pratiques sociolinguistiques pour tendre vers des usages beaucoup plus homogènes et plus contrôlés, sans toutefois empêcher une nécessaire dose de pluralité. À l’échelle du monde, ces situations de langues normées et réifiées sont finalement plutôt rares. La plupart des pratiques sociolinguistiques au monde fonctionne sans et/ou hors normes prescrites et à partir de répertoires plurilingues. Sur les plusieurs milliers de « langues » et variétés identifiées sur Terre (soit selon des polarisations spontanées, soit par des constructions normatives artefactuelles, mentionnées ci-dessus), quelques dizaines seulement font l’objet de ces enfermements à des degrés divers (mais il s’agit des plus répandues). Et à l’échelle de l’ensemble des pratiques sociolinguistiques, les usages hypernormés, contrôlés, purifiés sont rarissimes : on a pu estimer que moins de 3 % des anglophones du monde utilisent un anglais standardisé (Hughes & Trudgill, 1992) et la proportion est probablement valable aussi pour la 2e langue la plus diffusée et comparable de ce point de vue, le français. L’idée selon laquelle les pratiques sociolinguistiques des humains relèvent d’un processus permanent de type créolisation a été défendue très tôt dans l’histoire des études linguistiques (Schuchardt, 2011 [1885-1925] ; Meillet, 1926) et a toujours été poursuivie jusqu’aux travaux actuels (Blanchet & Robillard, 2003 ; Blanchet, 2012 ; Robillard, 2008). Mufwene (2005, 2008) montre par exemple que le processus d’émergence des créoles est le même, au fond, que celui des langues romanes à partir du latin, tant sur le plan de l’acquisition par les individus que sur celui des dynamiques collectives de contacts de langues, avec une différence de temporalité due à des conditions sociales différentes (sociétés coloniales esclavagistes de plantation pour les langues dites créoles, sociétés coloniales impériales et post-impériales pour les langues dites romanes).
C’est à partir de ce continuum que sont découpées des « langues » (ou autres dénominations de variétés linguistiques individuées) qui sont avant tout des catégorisations sociopolitiques à finalité principalement communautaires, souvent (mais pas toujours4) issues de polarisations (convergences) spontanées et partielles propres à des communautés sociales, « nations », « ethnies », groupes sociaux divers (Marcellesi, 1986). Et, suite à cette première catégorisation, des constructions logico-mathématiques homogénéisantes, marginales par rapport aux usages effectifs, sont parfois inventées (Calvet, 2004) par des grammairiens et autres linguistes, y compris pour servir des enfermements ethno-nationalistes et sociopolitiques — mais pas toujours.
C’est après ces élaborations artefactuelles qu’on a l’impression que les langues préexistent aux espaces interlinguistiques qui les « séparent ». En fait, « l’entre-les-langues » est plutôt le tissu ordinaire et originel du monde sociolinguistique qui, de ce fait, est là avant que des parties de ce continuum soit isolées sous la forme de langues, et qui perdure après ce découpage. Il n’est perçu comme un « entre-les-langues » que parce que des idéologies linguistiques dominantes/hégémoniques posent les langues clôturées comme priorité à la fois cognitive, politique et historique.
Un regard interculturel sur les passages linguistiques
Si l’on considère avec Jullien (2012) ou Demorgon (1996 et 2005) que l’entre n’est ni un espace vide ni un espace intermédiaire, c’est-à-dire qu’il n’est pas prédéfini « par défaut » à partir des catégories polarisées du monde humain et social, on peut alors l’envisager comme un espace de passage et d’inventivité marqué par sa propre dynamique. Il permet, à l’inverse, de questionner les polarisations par un renversement copernicien, depuis cette démarche de l’écart dont parle Jullien. L’interculturation, pour reprendre le terme de Demorgon (2005)5, n’est pas qu’un processus de juxtaposition ou même au mieux d’articulation de traits culturels empruntés aux deux cultures (ou plus) entre lesquelles il se produirait. C’est aussi et surtout un processus créatif où s’invente une culture tierce qui n’est pas réductible à la somme de traits des deux cultures envisagées comme « pôles » de référence. Et, en même temps, c’est un processus de remise en question de ces deux cultures du point de vue de l’entre, qui peut conduire d’ailleurs à leur modification.
Il en va de même pour les dynamiques interlinguistiques qui sont une des modalités des dynamiques interculturelles. Les pratiques sociolinguistiques qui se développent entre les langues (exemples dans le point suivant) ne sont pas que des alternances et des mélanges de langues individuées en « pôles ». Ces pratiques sont aussi constituées d’innovations spécifiques, sur le plan des formes linguistiques ainsi que sur celui des usages existentiels de communication et d’identification (Blanchet & Martinez, 2010 ; Blanchet et coll., 2010). Elles permettent également d’observer comme non évidents les usages et les formes des « langues » polarisées, individuées, et notamment de celles, dominantes, qui font l’objet des enfermements analysés plus haut et que des pressions idéologiques cherchent à imposer comme « allant de soi ». De façon complémentaire, ces pratiques « entre-les-langues » permettent enfin d’observer les « dépolarisations » possibles ou en cours, dans un monde où des pôles dominants cherchent à annexer des pôles résistants, où des communautés linguistiquement dominantes cherchent à assimiler des communautés linguistiquement différentes6.
Il est du reste assez fréquent chez les humains de ne pas « polariser » les pratiques linguistiques en « langues » ou « variétés » individuées, identifiées et dénommées de façon distinctive. Tout comme de nombreux groupes humains se désignent comme étant simplement des « humains » sous le mot usité dans leur groupe en ce sens, des groupes tout aussi nombreux nomment leur parler du même nom que leur groupe ou sous un nom du type « à notre façon ». Ces pratiques linguistiques non polarisées sont invisibilisées par le critère dominant de polarisation en langues individuées et clôturées, qui conduit éventuellement à les englober comme « variétés » en agrandissant les territoires et en déplaçant les frontières linguistiques.
Éléments de l’inventivité de l’entre-les-langues
La forme la plus visible de l’inventivité de l’entre-les-langues est celle des pratiques plurilingues, individuelles et/ou collectives. L’enfermement des langues a rendu largement dominante une vision du bi-plurilinguisme comme « bi-pluri-monolinguisme », c’est-à-dire comme juxtaposition étanche de pratiques linguistiques de monolingues au sein d’une même personne ou d’une même communauté. Au point que beaucoup de gens ne considèrent « bilingue » ou « plurilingue » que quelqu’un qui le serait « parfaitement », c’est-à-dire sans aucune pratique entre-les-langues (de mélange, d’alternance, d’invention), comme si il ou elle était monolingue dans chacune de ces langues cloisonnées. Après la phase de défiance envers le bilinguisme (voir plus haut), on en est passé à son acceptation à la condition qu’il maintienne les frontières et la suprématie du monolinguisme comme modèle. De très nombreux travaux (Dabène, 1994, ou Zarate et coll., 2008 pour des synthèses) ont profondément remis en question cette vision du plurilinguisme depuis quelques décennies, qu’il s’agisse des plurilinguismes collectifs (voir les travaux fondateurs de Gumperz, 1989), ou individuels (Hymes, 1984 ; Lüdi & Py, 2002 [1986] ; Coste et coll., 1997). Il est devenu clair que ce que l’on appelle plurilinguisme n’est pas, sauf exceptions ponctuelles, pratiques séparées de langues étanches mais, à l’inverse, de l’interlinguisme7 (de l’entre-les-langues), c’est-à-dire pratiques à la fois intermédiaires (mélanges tel le banal « accent », alternances) et innovantes (invention de formes nouvelles et d’usages nouveaux qui ne sont pas que des transferts d’une langue sur l’autre, tels les français de Marseille, du Québec ou… de partout) (voir à nouveau Blanchet & Martinez, 2010 ; Blanchet et coll., 2010 pour des synthèses francophones, Prudent, 1993 pour le concept approchant d’interlecte en contextes créolophones). C’est l’entre-les-langues qui redevient alors le centre, et les langues des périphéries.
Cette inventivité individuelle et collective des plurilingues n’est, au fond, qu’une des formes que prend ce que l’on peut appeler le style. Le lien entre les deux est manifeste chez des écrivains francophones qui font de leur situation plurilingue et interculturelle une ressource stylistique qui subvertit la langue française normative (Gontard, 1981). Dans les pratiques sociolinguistiques « ordinaires » (Labov, 1976 ; Gadet & Tyne, 2004) comme chez celles des écrivains et autres professionnels du discours (Molinié & Cahné, 1994), de façon collective et/ou individuelle, le style est une liberté inventive à partir de la pluralité constitutive des pratiques linguistiques, à la fois comme exploitation originale d’une pluralité préexistante et comme apports créatifs qui ajoutent à cette pluralité. Le style est par définition toujours pluriel. Dans le cadre de l’idéologie dominante du triple enfermement linguistique, les styles sont des écarts par rapport aux normes homogénéisantes. L’enfermement linguistique vise en effet à empêcher les styles, car il vise à réduire au maximum, voire à interdire totalement, toute variation, toute originalité, toute liberté, toute créativité. En fait, l’enfermement sociopolitique, dans son caractère discriminatoire, permet certains styles à certaines personnes (par exemple les écrivains de la culture nationale légitimée) et le rejette chez d’autres (par exemple les adolescents des quartiers populaires). On peut à l’inverse poser les styles, dans une théorie de l’entre-les-langues, comme des usages ordinaires puisqu’hétérogènes, comme des usages libertaires puisqu’émancipatoires, qui renvoient une fois de plus les enfermements des langues homogénéisées aux marges de ces usages.
Enfin, ces trois grands types d’éléments étant liés, cette inventivité de l’entre-les-langues est la dynamique même de l’émergence des ressources linguistiques et de leur renouvellement permanent. Toutes les pratiques linguistiques actuellement existantes, toutes les langues polarisées, même celles triplement enfermées, ne sont que le résultat provisoire de l’inventivité de l’entre-les-langues. C’est parce que des individus et surtout des groupes ont mêlé leurs ressources linguistiques, ont inventé de nouveaux usages et de nouvelles formes, que ces pratiques ont été transformées à travers le temps comme à travers les espaces géographiques, sociaux et discursifs. On a vu à partir du ve siècle de l’ère chrétienne des variétés romanes émerger sur du latin et d’autres variétés, à partir du xie siècle de l’anglais émerger sur du vieux saxon mêlé à du normand et à d’autres stimuli encore, à partir du xiie siècle des créoles à base dite « française » émerger sur des langues d’oïl et des langues africaines, à partir du xxe siècle du « chiac » émerger à Moncton (Acadie) sur du français et de l’anglais locaux non sans imprégnation de langues amérindiennes, et, en y ajoutant des langues africaines, au xxie siècle du « camfranglais » émerger au Cameroun (Feussi, 2008)… Et il ne s’agit pas que de mélanges de formes préalables issues de « langues » individuées : il s’agit aussi d’inventer les moyens de dire une façon d’être au monde ici et maintenant, de dire un environnement changeant, de dire et de caractériser des relations humaines et sociales nouvelles, etc. En fait, nous sommes pris dans un processus permanent d’une sorte de créolisation générale que le triple enfermement tente de masquer en nous proposant l’artefact d’une image arrêtée, ajoutant ainsi un autre enfermement, historique, celui du conservatisme, tout aussi arbitraire dans l’absolu que les trois enfermements déjà examinés. Car en effet, il s’agit une fois de plus de poser une frontière, dans le temps ce coup-ci. Mais où borner l’histoire d’une langue polarisée ? À quel moment historique, puisqu’il y a là aussi continuum à des degrés divers ? C’est là qu’on voit la frontiérisation diachronique rejoindre les autres enfermements, en s’appuyant la plupart du temps sur des enjeux sociopolitiques et ethno-nationalistes : certains font émerger la langue française dès les Serments de Strasbourg (ixe siècle) quand d’autres proposent le xvie, voire le xviie siècles, soit 700 à 800 ans plus tard…
Un imaginaire contre ou pour l’entre-les-langues
Le triple enfermement synchronique et diachronique des langues a conduit, en Europe occidentale et dans ses origines méditerranéennes, ainsi que dans ses conséquences coloniales, à une croyance en une vision cloisonnée et unifiante des « langues ». Dans cette croyance s’est développé un imaginaire organisé autour d’un totem et de tabous. En continuité d’une quête idéologique plus large que l’on retrouve dans diverses religions monothéistes et diverses instrumentalisations scientistes (théories du Big Bang, de l’ancêtre Lucy ou des Indo-Européens par exemple), on a fait de l’unité pensée comme une unicité un fétiche, un totem, une divinité, avec tous les dogmes et les intolérances qui en découlent : obligation de la révérer, recherche permanente du commun pensé comme en termes de « comme un » (voir la notion de « langue commune ») et de l’universel centré sur « l’universel » et non sur un diversel, mépris de la pluralité voire condamnation comme faute capitale… L’idéologie linguistique (et plus largement nationale) française en constitue un exemple archétypal.
À l’inverse, une entrée par l’entre-les-langues (et plus généralement par l’entre-deux) permet le développement copernicien d’un imaginaire émancipatoire qui critique et relativise les polarisations, les mises aux normes unifiantes, les frontières, les exclusions, les minorations et les empêchements d’inventer. Mais cela signifie aussi remettre radicalement l’organisation de ce monde en question pour imaginer un autre monde, non seulement dans ses aspects sociolinguistiques, mais aussi plus transversalement par son entrée sociolinguistique qui ouvre sur la totalité des phénomènes humains et sociaux.