Typologies de l’entre-deux : de l’intervalle au tiers inclus

  • Typologies of the In-Between: From the Interval to the Included Third

DOI : 10.35562/iris.1426

p. 97-108

Résumés

La pensée met en œuvre des entités, matérielles ou immatérielles, et leurs relations. Dès lors apparaît la catégorie de l’entre-deux, qui renvoie à des significations spatiales et temporelles, statiques et dynamiques. La typologie des usages permet de distinguer une variété qui va d’un sens faible, comme intervalle neutre, à un sens fort, supposant un tiers inclus. On étudie ces différents emplois dans des domaines qui vont du sacré à la sexualité.

Thought implements material or immaterial entities, and their relations. From then on appears the category of in-between, which sends back to spatial and temporal, static and dynamic meanings. The typology of uses allows to distinguish a variety which goes of a weak sense, as neutral interval, to a strong sense, supposing a third party. We study these various uses in domains which go of the sacred to the sexuality.

Plan

Texte

Tout ce qui est dispose d’une identité, d’une manifestation ici et maintenant. Sauf à rester immuable, tout être se modifie, se différencie, passe d’un état à l’autre parcourant parfois toute l’étendue entre deux extrêmes contraires (chaud-froid, grand-petit, etc.). La différenciation interne peut donc être comprise comme un passage entre deux états selon le moins ou le plus. Mais à son tour, tout être dans son existence se distingue d’autres êtres, semblables sans être identiques ou dissemblables, jusqu’à n’avoir aucun rapport possible avec ce qui relève d’un tout autre. On peut donc parler de variations internes comme passage entre un état, une forme et une autre, définissant souvent un transit, un état moyen (le tiède entre le chaud et le froid, l’adolescence entre l’enfance et l’adulte), mais aussi de contrastes externes, qui séparent deux genres ou deux espèces différentes (le chien et le chat, une table et une chaise). Si la locution « entre » est commune à toutes ces situations, elle change de signification. Tantôt elle désigne un processus de différenciation sans nommer un troisième état substantiel, tantôt au contraire elle renvoie à des états qui ne sont ni l’un ni l’autre, qui peuvent rester singuliers, sous forme d’un et unique troisième, ou englober une multitude de transitions.

« Entre deux » désigne donc tantôt la seule différence existant entre au moins deux états ou êtres, tantôt un intervalle temporel ou spatial qui, tout en séparant les deux, laisse apparaîre un troisième intermédiaire. Dans le premier cas, l’« entre deux » se rapporte à des opérations cognitives de différenciation, dans le second cas, il renvoie à une réalité ontologique nouvelle, tierce, qui tout en servant à distinguer, donne corps et prise à un tiers (voir Wunenburger, 1989, et Piclin, 1980). Comment penser donc le tiers qui dans certains cas s’ajoute ou s’interpose lorsqu’on a déjà différencié deux êtres matériels ou immatériels ?

L’« entre-deux » semble généralement un terme évident, transparent, univoque : c’est un intervalle d’espace et/ou de temps, un chronotope qui sépare deux entités, substances, mondes matériels ou immatériels. Apparaissant au milieu de deux autres, il est ce qui sépare et relie à la fois. Il est donc ambivalent, ce qui donne prise à une description complexe mais qui se prête aussi à une symbolisation, d’autant plus que le symbole est lui-même ce qui relie et sépare deux niveaux de signification. Mais, à la réflexion, cette figure de l’entre-deux peut recouvrir des expériences et des structures fort dissemblables. On peut essayer d’en repérer plusieurs, de les illustrer, et d’en montrer les enjeux épistémologiques et esthétiques.

Profils du chronotope de l’inter

— Topologie : envisagé du point de vue des coordonnées spatiales, l’entre-deux suppose que les deux espaces définis par leur surface propre ne soient pas contigus, ce qui ne laisserait place pour aucun interstice. Dès lors qu’un écart apparaît, l’espace entre deux devient une zone extraterritoriale, qui n’appartient ni à l’un ni à l’autre. Ainsi se forme un no man’s land, souvent sans nom ni identité. C’est le cas de frontières qui ne se ramènent pas à une ligne de démarcation mais laissent place parfois à une zone de construction et de renforcement de la séparation. La frontière séparant l’Europe occidentale des États communistes durant la guerre froide était ainsi lourdement défendue par un mur, des barbelés, des zones vides pour surveiller tout éventuel passage clandestin. Cet espace de l’entre-deux donnait lieu à une surveillance policière redoutable, afin qu’il reste totalement étanche. L’entre-deux devient ainsi un territoire imperméable renforçant la séparation de pays limitrophes. Il en est de même pour la ligne de démarcation fortifiée entre la Corée du Nord et la Corée du Sud, étroitement surveillée de chaque côté et dont l’unique point de passage constitue un sas hautement sécurisé. Au contraire, une frontière traditionnelle, marquée par des bornes éparses et des points de passage légaux, ne ménage pas d’espace intermédiaire, susceptible d’abriter des constructions et des systèmes de défense militaire (sur la frontière, voir Roussel, 1995).

La géographie naturelle ménage de même des zones morphologiques constituant un entre-deux analogue. Ainsi le détroit (du Bosphore ou de Messine) est constitué par un bras de mer qui sépare et relie deux massifs de terre ferme (continent ou île). Le détroit devient ainsi un espace à partir duquel les deux péninsules apparaissent comme des bords séparés entre lesquels un passage peut se faire sans toucher les bords de la terre1.

— Chronologie : du point de vue des coordonnées temporelles, l’entre-deux est l’intervalle temporel entre deux moments essentiels, c’est la pause, le suspens, l’instant qui marque un arrêt et précède une reprise. Il perd dans ce cas de sa signification première pour acquérir sans doute un sens plus métaphorique mais néanmoins pertinent, qui dépend de la conception que l’on se fait du temps.

Pour le temps objectif, la question est de savoir s’il est continu et donc sans suspens, ou discontinu, même infinitésimalement ? Dans la perspective discontinuiste de Gaston Bachelard par exemple, il existe bien un intervalle de néant, nommé l’instant. Celui-ci constitue une sorte d’entre-deux qui entrecoupe la durée globale ressentie. Le néant

est en nous-mêmes, éparpillé le long de notre durée, brisant à chaque instant notre amour, notre foi, notre volonté, notre pensée. Notre hésitation temporelle est ontologique. L’expérience positive du néant en nous-mêmes ne peut que contribuer à éclaircir notre expérience de la succession. Elle nous apprend en effet une succession nettement hétérogène, clairement marquée par des nouveautés, des étonnements, des ruptures, coupée par des vides […]. (Bachelard, 1989, p. 29)

L’entre-deux devient ainsi un temps négatif, vide, qui interrompt la durée pour lui conférer un rythme. Le rythme est précisément le concept qui permet de penser la succession selon des interruptions hétérogènes qui viennent lui conférer des variations fortes. Sans cette syncope de temps, le temps coulerait comme un flux mais, appuyé sur la syncope, il est une relation vibratoire entre des instants. Le temps ne serait qu’une suite syncopée d’instants.

Du point de vue d’une temporalité subjective, l’entre-deux désignerait plutôt une séquence, une période atone entre deux moments intenses, clairement ressentis. L’entre-deux renverrait à une sorte de baisse d’attention, d’activité, qui peut aboutir au vécu de l’attente, de l’ennui. Le temps vécu (Minkovski, 1995) oscillerait donc entre des temps forts et des temps faibles, l’hypotonie du vécu devenant une sorte d’intervalle creux avant que le vécu ne s’accentue et ne s’intensifie à nouveau. En ce sens, l’entre-deux temporel s’apparente à une phénoménologie du temps vide, inactif, inoccupé, qui peut se pérenniser jusqu’à la mélancolie ou se remplir de nouveau par l’attention et le désir.

Variations de profil ontologique

Une fois rappelées ces deux compréhensions, isolées pour l’analyse mais souvent entremêlées dans le vécu, on peut penser que l’entre-deux donne lieu à trois sortes d’ontologies différentes, témoignant de la polysémie du terme.

(1) En un premier sens, l’entre-deux est vide parce que sans rapport avec les êtres qu’il sépare. C’est un vide, voire un non-être, au sens bachelardien. Du point de vue matériel, l’entre deux est une terre en jachère, non occupée, non contrainte, qui permet à chacun des espaces habités et bâtis d’exister de manière autonome, voire autarcique de part et d’autre. S’il commençait à être doté d’une identité, d’une physionomie, d’une propriété territoriale, il deviendrait précisément un autre espace encore, un tiers.

En un sens, l’entre-deux relève de la catégorie du neutre, de ce qui ne peut s’énoncer que sur le mode du ni, ni. Cette neutralisation de l’espace anonyme, impersonnel, qui n’est ni affirmé ni nié, qui n’appartient à personne, a pu être rattachée par certains interprètes à l’espace des textes utopiques. Comme l’a noté Louis Marin, l’espace de la cité utopique n’est ni réel, ni irréel, il n’est ni négatif ni positif, il évolue dans une sorte de zone de simulation formelle, à la fois hors sol et bien typifiée par la simulation d’un autre monde concret. Le texte utopique n’est pas vraiment une troisième forme mais « la forme la plus faible = 0. C’est moins en l’occurrence le manque de troisième terme que le manque de l’un et de l’autre qui dessine les contours d’une zone vide que le troisième terme occupera : il est le degré zéro de la synthèse » (Marin, 1973, p. 32).

Mais cet espace entre-deux, déréalisé, n’en conserve pas moins une valeur fonctionnelle, opératoire, car l’espace vide rend possible l’émergence, le développement et la reconnaissance des espaces pleins qui l’entourent. L’entre-deux devient ainsi par son absence d’identité, comme no man’s land, un point d’appui pour aborder des espaces territoriaux dotés d’informations géographiques et historiques. Il est même une sorte de condition de possibilité pour que des identités surgissent non à partir d’une opposition frontale entre identités, mais à partir d’un terrain neutre qui constitue les bords, les limites, les frontières.

(2) L’entre-deux peut aussi être un mélange, un mixte de l’une et de l’autre des entités préalablement distinguées dans leur essence propre.

Platon déjà avait progressivement raffiné sa science dialectique, d’abord assignée à faire passer l’esprit du sensible à l’intelligible, maintenus comme deux essences séparées, en une science des mixtes et des intermédiaires. La première philosophie platonicienne est en effet préoccupée par identifier au-dessus du sensible instable et hétéroclite un plan d’essences séparées, détentrices des conditions ontologiques et cognitives de la vraie réalité. Les apories suscitées par le dualisme épistémologique, métaphysique et moral, ont conduit, vers la fin, Platon à meubler l’entre-deux de multiples niveaux intermédiaires, qui constituent autant de mélanges. Ainsi, dans son enquête du « Philèbe » sur le plaisir, Platon oppose un plaisir pur, lié à la connaissance intellectuelle des essences et un plaisir impur, situé dans la satisfaction des pulsions sensibles du corps. Mais loin de classer les plaisirs selon ces seuls extrêmes, Platon explore une échelle de plaisirs plus ou moins purs ou impurs. Ainsi il déduit une série scalaire d’états mixtes qui sont composés, selon des proportions variables, de pureté spirituelle et d’impureté physique. Or c’est bien dans cet entre-deux que se développe la vie concrète de l’homme, à qui il incombe moins de s’installer aux extrêmes du plaisir qu’à étalonner les plaisirs mélangés, qui peuvent susciter de bons ou de mauvais mélanges. La dernière esthétique et éthique de Platon est bien une science du bon mélange d’esprit et de corps, définissant des degrés hiérarchisables à nouveau entre le haut et le bas. Il convient alors de reprendre l’ancienne science métrétique qui ne mesure pas mathématiquement les êtres sensibles, mais les évalue selon leurs proportions harmonieuses de composants hétérogènes (Platon, 2009, p. 24 et suiv.).

Notre postmodernité, lasse des binarités fondant un ordre hiérarchique des choses, développe de même une réhabilitation des mélanges, métissages et autres hybridités2. Il ne s’agit plus d’isoler et de valoriser des identités simples et radicalement différenciées les unes des autres, mais de mettre en avant des êtres mélangés, qui entremêlent les attributs des identités séparées. Loin de la valeur de pureté, se trouve de nos jours promue la texture impure, qui entremêle inextricablement les propriétés autrefois séparées. Cette pensée s’exerce particulièrement dans les domaines préalablement caractérisés par des affirmations identitaires fortes : ethnies, nations, pouvoirs, etc. à qui on attribue des effets néfastes car réduits à la crispation sur des identités antagonistes. (Lyotard, 1979 ; Ruby, 2000)

L’entre-deux, entendu comme mariage des opposés, peut cependant se développer selon deux processus bien contrastés : dans l’un, les éléments différenciés sont véritablement recréés pour former un troisième être, à son tour structuré et complexifié. Tel était déjà le statut symbolique de l’androgyne qui, dans le mythe antique relaté par Platon, se composait des deux sexes assemblés en une totalité ronde harmonieuse, à la différence de l’hermaphrodite dont les caractères bisexuels sont agrégés de manière accidentelle (Platon, 1989). Cette dernière figure ouvre précisément sur le second cas, qui entend l’hybride comme une juxtaposition, bricolée d’éléments identitaires séparés. L’entre-deux résulte alors d’une combinatoire souvent même aléatoire ou ludique d’éléments hétérogènes, sans reformer réellement une nouvelle organicité.

Tel est le cas précisément de l’esthétique postmoderne qui emprunte différents éléments de style opposés pour les recombiner souvent gratuitement par détournement ou perversion. La plupart de ces programmes artistiques proposent d’opérer une déconstruction systématique de l’expérience du réel, par réduction à des fragments qui entérinent l’impossibilité d’une représentation totalisante du donné. Cette opération peut relever soit d’un détour conceptuel, qui remplace la figuration de l’objet par la visualisation des signes qui le constituent, pour l’évider de toute insertion dans le monde vécu, soit d’une focalisation sur un mode élémentaire d’apparaître, par sélection des formes ou des couleurs traitées pour elles-mêmes (monochrome), par expression directe des gestes et pulsions du processus pictural lui-même (action painting, dripping, etc.). Corollairement, s’impose souvent un traitement purement ludique des éléments, mis en avant pour eux-mêmes, dans une combinatoire qui n’a d’autre fin que l’entrechoquement des possibles non réalisés ou non perçus par le regard adaptatif. Il en résulte un repli de l’activité artistique sur une production de configurations formelles, vidées de toute finalité de sens interne, et qui n’ont plus d’autre destinée qu’ornementale. L’art postmoderne se confond alors avec des objets et des événements qui s’intercalent dans les interstices de l’espace habité ou du vécu social (arts appliqués, arts de l’environnement).

Ainsi l’hybridité peut aussi bien se décliner en « hyper », permettant aux déterminations différentes hybridées de générer un être complexe, doté de propriétés et performances accrues, qu’en « hypo », le processus neutralisant, détruisant même des entités ou facteurs antérieurs dotés d’efficience ou de visibilité. Il peut s’agir alors de collections d’objets bizarres, de procédés graphiques pour déformer, reformer, dissoudre, mutiler, disloquer les images des choses ou celles de la figure humaine, de collages et juxtapositions de parties d’œuvres étrangères l’une à l’autre. Il reste à savoir dans quelle mesure ces exercices de chevauchement, de mélange, de métissages, pour innovants et libératoires qu’ils soient de nouvelles perspectives et usages, peuvent reconstituer un troisième « monde », entendu comme un milieu à travers lequel l’humain peut se réapproprier son histoire et son destin.

(3) L’entre-deux peut enfin se présenter comme un être plein, qui devient quasiment un troisième être, gagnant la substantialité réservée d’abord aux deux autres. Beaucoup de tableaux synoptiques ou taxinomiques dans tous domaines (par exemple dans l’anthropologie) rangent ainsi les mélanges, mixages de deux entités dans la catégorie d’une troisième substance, participant dans sa composition aux deux autres qui l’encadrent mais en façonnant de cette dualité une entité nouvelle. Depuis Aristote jusqu’à Kant, l’imagination mélange d’images et d’idées, intermédiaire entre la perception et l’intellection, accède bien au statut d’une faculté propre (Aristote, 1995 ; Kant, 2012). Descartes, après avoir distingué deux substances dans la nature de l’homme, la pensée comme res cogitans et le corps comme res extensa, chacune étant censée être et être connue sans la relation à l’autre, n’en admet pas moins une troisième substance, celle résultant de l’union de l’âme et du corps, mais le mélange complexe résiste à la connaissance par idées claires et distinctes. Ce mélange intermédiaire du psychosomatique est donc à la fois une structure forte (« l’âme est plus intimement liée au corps qu’un pilote à son navire ») et une substance opaque, rebelle à la connaissance par représentation (Descartes, 2011 et 1993).

Il reste que bien des lieux nommés « entre-deux » semblent délicats à classer du fait même de leur identité instable qui n’est choisie que par l’interprète qui le subsume sous sa rationalité psychosociale. Ainsi la banlieue, espace péri-urbain spécifiquement identifiée dans l’ubanisme, constitue bien un espace limitrophe, périphérique des villes, un entre-deux de ville et non ville ; mais elle perd l’identité du centre urbain, sans participer aux propriétés du monde rural qui le borde à l’extérieur. La banlieue peut être assimilée soit à un terrain vague, territoire de la désolation, soit à une agrégation hybride de logements et d’habitants, soit parfois devenir véritable monde à part, fermé et hostile, qui échappe à tout ordre social et tout contrôle juridique.

L’entre-deux comme originaire

Souvent les intermédiaires peuvent être abordés comme seconds, surgissant sur les bords, venant après coup et donc être dévalorisés, être dotés d’une moindre existence, puisqu’ils ne sont ni l’un ni l’autre. En ce sens, l’entre-deux échappe aux classifications, inventaires, atlas, restant dans la zone mitoyenne, et perd la dignité et la noblesse de ce qui a une identité substantielle.

Mais ils peuvent aussi, à l’inverse, être posés comme premiers, sur fond de déréalisation, désubstantialisation, désubjectivation des entités qui encadrent. Si la pensée occidentale, dominée par la question du substrat, de la substance, minore les interstices et intervalles, la pensée orientale chinoise ou japonaise, semble, au contraire, les majorer et en faire des principes essentiels.

Dans la pensée japonaise, par exemple, le sujet, qui se décline toujours au pluriel grammaticalement, selon les relations qu’il entretient avec le milieu et l’entourage voire selon les situations, voit sa position subordonnée à la relation. Seul l’espace physique ou social des relations donne une consistance aux sujets qui entrent en relation les uns avec les autres. C’est bien l’« entre » qui constitue la condition de possibilité d’un être et de ses rapports au monde. Comme l’a souligné le psychiatre Bin Kimura, la pensée japonaise valorise l’aida. En japonais, aïda signifie entre dans le sens d’un intervalle spatial ou temporel entre deux ou plusieurs choses. On utilise ce mot pour désigner l’« entre » des relations interpersonnelles. On peut en rapprocher le mot nin-gen (ou jin-kan) qui signifie littéralement « entre les êtres humains ». Or, ce mot a subi au cours des siècles un important glissement de sens : originairement, il désignait le « monde de la vie parmi les semblables », et actuellement chacun des individus humains qui le constitue. On découvre à travers cette évolution sémantique une conception du monde et de l’individu très différente de la nôtre. Kimura le souligne ainsi :

Pour les Japonais, l’individu ne saurait d’abord être envisagé en tant que monade isolée instaurant après coup une relation avec les autres. Au contraire ils considèrent que l’aïda interpersonnel est premier et qu’ensuite seulement il s’actualise sous la forme du soi-même et des autres. […] Le soi-même en tant que tel comprend l’aïda comme un de ses moments consécutifs3.

Il n’est pas étonnant aussi que le géographe Augustin Berque ait développé, à partir de son expérience culturelle du Japon, des concepts qui confèrent à l’entre un statut organisateur des milieux humains. Les humains appartiennent foncièrement à un œcoumène, un milieu qui rend possible des relations et les phénomènes qui s’y développent doivent toujours être pensés sur le mode d’un mélange, notamment de nature et de culture. Pour Berque, la compréhension culturelle doit s’opérer au niveau des médiances :

Le point de vue de la médiance consiste à penser que les assimilations subjectives (les métaphores) et les assimilations objectives (les métabolismes) ne relèvent pas d’ordres irréductibles, tels que l’esprit d’une part et la matière de l’autre ; mais d’un même principe de transformation générale, qu’elles expriment à des échelles de temps différentes. Que, de ce fait, ces assimilations au pas différent, peuvent, à la longue, s’influencer réciproquement et se combiner selon un certain sens, empreint d’une certaine logique : une médiance, où le subjectif et l’objectif, le sensible et le factuel s’interpénètrent, s’entre-composent pour constituer une même réalité […]. (Berque, 1990, p. 38)

Cette revalorisation du tiers inclus, de l’entre-deux peut même s’étendre au vide qui sépare deux entités. Car le vide n’est pas seulement un espace vidé qui se tient entre deux pleins, mais il peut parfois être considéré comme matrice de l’existence, comme condition de possibilité du plein, comme l’atteste la pensée chinoise. Car le monde n’est pensable que si on y pose ou postule du vide, c’est-à-dire des zones ou des espaces où l’être est déficient, absent, en retrait ou espacé ou allégé ou miniaturisé (Cheng, 1991). Dans cette perspective, l’imagerie du vide trouve à se déployer, de manière universelle, selon deux grandes motivations spéculatives, l’une génétique, l’autre structurale4.

(1) D’une part, pour que quelque chose se produise dans l’univers, dans la sphère de ce qui est, il faut précisément que ce qui n’est pas encore advienne, devienne, passe à l’existence. Ce principe s’applique non seulement à la production d’un étant déterminé, mais aussi à la production originelle, radicale de toutes choses. C’est pourquoi certains mythes comme certains travaux scientifiques opèrent des reconstitutions cosmogoniques qui prétendent retrouver le processus qui a permis de faire surgir quelque chose à partir de rien. À côté d’interprétations qui postulent une éternité de la matière première, qui n’aurait subi que des mises en forme au cours du temps (passage d’une matière informe à une matière informée chez Platon, par exemple), ces herméneutiques des origines placent comme principe un vide, à partir duquel est apparue l’organisation matérielle de l’univers.

Le vide ne désigne ainsi que l’image d’un monde en gestation, encore virtuel, dont la création n’est finalement qu’une actualisation dans le multiple et le visible. Si l’on se réfère au Sepher Ietsirah et à la conception hébraïque de l’espace, on y voit que « le point (ou zéro d’étendue) n’existe que par son rayonnement, le vide antérieur étant pure virtualité ». Il ne devient compréhensible qu’en étant situé au centre et à l’origine de cette même étendue. « L’émanation de la lumière qui donne sa réalité à l’étendue (ce qui identifie le vide à l’obscurité) fait du vide quelque chose et de ce qui n’était pas encore, ce qui est. » (Benoist, 1981, p. 80) Ainsi, de tous côtés, quel que que soit le degré de radicalisation de la pensée cosmogonique, l’imagination bute sur un vide qui n’est jamais rien, mais est appréhendé au moins comme un germe, une semence de réalité.

(2) D’autre part, pour qu’à l’intérieur d’un monde formé, d’une structure déterminée, se produise un changement, il faut précisément que soit disponible un lieu inoccupé, qui permet une modification des éléments. Ainsi dans une structure finie d’éléments quelconques, il ne peut se produire de déplacement ou de rotation qu’à la condition qu’il existe une case dite vide. Sans cette trouée, sans cet espace vacant, aucune modification ne serait possible. Ainsi le vide devient la condition nécessaire de la vie d’un système spatialisé. S’inspirant d’une analyse de Deleuze, Dany-Robert Dufour montre précisément que le structuralisme, enfermé dans une binarité statique, n’a pu véritablement penser la case vide :

En dépit des formes et des noms très différents que les auteurs n’ont cessé de lui donner, la case vide occupe dans l’économie du structuralisme, une même fonction : elle correspond à ce qui ne s’inscrit pas dans le cadre de la binarité. Les définitions négatives lui conviennent, mais la négativité qu’elle implique est radicale : elle échappe au rapport binaire affirmation/négation caractérisant les autres critères. (1990, p. 32-33)

De sorte que toute intelligibilité d’une structure ou d’un espace exige que l’on s’affronte à la catégorie du vide.

Ce vide peut s’étendre au-delà de la case vide, comme c’est le cas dans l’art pictural chinois, pour qui l’espace doit faire place à de larges étendues vides, jugées nécessaires à l’« animation » même du paysage, c’est-à-dire aussi à la circulation du souffle vital qui traverse autant la nature que la peinture. Cette insertion du vide dans l’espace peint ne fait d’ailleurs que prolonger le traitement du vide dans la poésie et le langage. Comme le résume François Cheng :

L’homme possédant la dimension du vide efface la distance avec les éléments extérieurs ; et la relation discrète qu’il saisit entre les choses, est celle même qu’il entretient lui-même avec les choses. Au lieu d’utiliser un langage descriptif, il procède par « représentation interne », en laissant les mots jouer pleinement leurs « jeux » dans un discours, grâce au vide, les signes, dégagés (jusqu’à un certain degré) de la contrainte syntaxique rigide et unidimensionnelle, retrouvent leur nature essentielle d’être à la fois des existences particulières et des essences de l’être. (Cheng, 1982, p. 47)

Herméneutique du tiers inclus

Comment alors produire réellement ou intellectuellement un entre-deux ? L’expérience, comme la connaissance, est souvent enfermée dans des couples binaires, qui faussent la complexité. Pour la restituer, il s’agit de transformer une des deux entités en entre-deux en l’associant à un troisième virtuel pour devenir source d’une nouvelle herméneutique. En fait, il s’agit donc de considérer l’autre d’un couple de notions non comme le symétrique du premier dans une dyade, mais comme le tiers inclus qui oblige à faire appel à un troisième terme absent. On convertit ainsi un couple binaire en structure ternaire.

Tel est l’exemple de la catégorie du sacré (Wunenburger, 1981). Si l’anthropologie dominante, depuis Durkheim, oppose de manière binaire le profane au sacré, on peut au contraire appréhender le sacré comme l’intermédiaire, le médiateur avec le divin. Car sacré et profane, loin de se présenter comme deux modes exclusifs d’appréhension du monde, constituent deux pôles de valorisation et de normalisation plutôt que deux mondes séparés et étanches. Il serait plus pertinent d’ouvrir la typologie binaire à un schéma ternaire qui placerait ainsi le sacré au milieu de deux entités, le monde humain profane et le monde divin invisible, surnaturel et donc comme une interface entre un monde matériel familier et un plan métaphysique du religieux. Le sacré, loin d’être un monde clos, alternatif, assure une mise en relation, se conduit en médium, permettant de rendre visible l’invisible et de reconduire le visible vers l’invisible. Cette fonction transitionnelle et non substantielle du sacré permettrait ainsi de mieux comprendre la plasticité des supports du sacré, qui tantôt sont réduits à du profane car ils appartiennent d’abord à ce monde, et ne deviennent sacrés que par une visée intentionnelle et symbolisante, et tantôt sont radicalement consacrés et retirés du profane pour ne devenir une porte d’entrée vers le monde invisible qu’en certains lieux et temps. C’est pourquoi le sacré sépare et relie, cache et montre, éloigne et rapproche à la fois. Il n’a pas d’identité simple, mais a une nature foncièrement paradoxale comme tout ce qui est intermédiaire. Il permet de circuler entre les plans de réalité visible et invisible, il assure les descentes du transcendant (catabase) et les remontées à partir de l’immanent (anabase), sans jamais être ni le très haut ni le tout bas.

Cette tripartition, qui fait du médian une structure bifide participant aux deux extrémités, correspond d’ailleurs aussi à toute la représentation traditionnelle de l’anthropologie. L’homme est, en effet, décrit dans toutes les traditions spirituelles et philosophiques anciennes comme composé d’un esprit, d’une âme et d’un corps, l’âme assurant par les passions, la croyance et l’imagination la relation entre les activités supérieures de connaissance et les activités inférieures de l’adaptation pratique au monde physique. Or le sacré semble bien relever dans cette composition tripartite de l’humain du plan intermédiaire de l’âme, puisqu’il sollicite avant tout des émotions et des images sans se confondre avec les comportements ordinaires du corps et de ses besoins, ni avec les activités abstraites de la pensée pure, bien qu’il permette le passage entre eux.

On pourrait développer la même approche dans le champ de l’imaginaire à propos du symbole. Celui-ci relève-t-il seulement de la catégorie des images, comprises comme des représentations-signes, qui instaurent un rapport entre un signifiant et un signifié5 ? L’étymologie même du symbole nous invite à une interprétation plus subtile, en renvoyant le symbolique au symbolon grec, désignant deux moitiés d’une tessère brisées et séparées puisque détenues par des personnes éloignées, mais rappelant par la suture singulière un lien virtuel qui reconduit vers une totalité de sens.

Si le symbole sépare et relie, il doit bien être pensé comme un entre-deux, entre une face sensible, la forme matérielle ou graphique et un sens transcendant, asymptotique et inépuisable, de nature noétique. Le symbole établit ainsi un pont entre un sensible et un intelligible, entre le monde et la pensée. Étant un médiateur, il participe des deux sans pouvoir coïncider avec l’un et l’autre. C’est pourquoi tout symbole est à la fois une libre interprétation, rien dans la forme d’une croix ne pouvant contraindre à y voir une image religieuse d’un dieu invisible, et une orientation contrainte et motivée, car il existe bien un sémantisme immanent au symbolisant qui renvoie à un symbolisé qui est attaché par des valences de significations. N’importe quelle forme ne saurait remplacer la croix pour manifester la croyance chrétienne au fils de Dieu.

Le symbole, par sa consistance interne et son ouverture, est donc bien une épiphanie du sens caché et un conducteur vers un sens transcendant, mais cet intermédiaire comprend une logique propre qui en fait un véritable tiers inclus entre le sensible et intelligible. À travers le symbole, l’imagination installe un plan médian d’imaginaire entre le monde concret et la pensée de l’absolu et du transcendant. La reconnaissance de l’imagination symbolique conduit bien à identifier un ternaire dans lequel elle instaure une structure indirecte, analogique de signification entre deux identités. Cest pourquoi Gilbert Durand a pu définir le symbole comme une tension, voire un conflit entre deux identités que le symbole relie et sépare :

Le symbole est la rencontre nécessaire de deux modes exclusifs d’identité : l’identité du symbolisant qui localise, « incarne » le sens, mais aussi l’identité du symbolisé qui transcende toutes les limites locales, qui se situe dans ce que la physique moderne appelle « la non-séparabilité ». (Thom, cité par Durand, 1984, p. 34)

Conclusion

L’entre deux constitue donc une matrice fondamentale pour penser la complexité et le dynamisme des choses. S’il peut s’entendre en un sens faible, comme un intervalle anonyme, indifférencié, vide d’identité, il accède souvent à un sens fort. Dans ce cas, il rend possible le passage du duel vers le ternaire. Un ternaire qui peut être euphémisé, ou au contraire promu au rang de réalité pleine. Le tiers devient dès lors la condition pour rendre possible les rapports entre deux identités distinctes, il leur donne vie et sens. Il institue un champ ontologique et cognitif de complexification. S’il œuvre dans le champ ontologique, il réalise pleinement ses fonctions dans le champ symbolique. Les processus de symbolisation de l’imaginaire lui doivent leur logique et leur fécondité herméneutique.

Bibliographie

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Notes

1 Piero Zanini, Détroits. Retour au texte

2 Voir Laplantine et Nous (2001) et « Hybrides et hybridités », Uranie, no 6, Centre de recherche Mythes et Littératures, Université Lille 3, 1996. Retour au texte

3 Fousson, « Séminaire sur Bin Kimura », Centre d’études psychiatriques Henry Ey, 2001 ; voir <http://eduardo.mahieu.free.fr/Cercle%20Ey/Seminaire/Kimura.htm> et Kimura (2000). Retour au texte

4 Voir notre étude sur « L’imagination du vide comme constitution du moi et du monde », dans Wunenburger et coll. (2005, p. 71 et suiv.). Retour au texte

5 Voir notre développement dans Wunenburger (2012). Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Jean-Jacques Wunenburger, « Typologies de l’entre-deux : de l’intervalle au tiers inclus », IRIS, 37 | 2016, 97-108.

Référence électronique

Jean-Jacques Wunenburger, « Typologies de l’entre-deux : de l’intervalle au tiers inclus », IRIS [En ligne], 37 | 2016, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1426

Auteur

Jean-Jacques Wunenburger

Institut de recherches philosophiques, Université Lyon 3

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