Image du Docteur dans Doctor Who : scientifique ou magicien ?

  • Image of the Doctor in Doctor Who: Scientist or Magician?

DOI : 10.35562/iris.1468

p. 209-218

Résumés

La série Doctor Who est parvenue, en cinquante ans d’existence, à mettre en place une mythologie dans laquelle technologie et mythes des origines ont donné vie à un univers que la majorité des personnages perçoit comme étant « magique ». Tout comme le magicien ou la figure du sage dans le monomythe campbellien, le Docteur apparaît toujours au bon moment et provoque l’appel de l’aventure qui guide ses compagnons humains dans un monde merveilleux. Offrant souvent des explications pseudo-scientifiques incompréhensibles pour le commun des mortels, le Docteur ressemble ainsi au magicien d’Oz dont les pouvoirs magiques viennent d’une maîtrise scientifique supérieure à celle de ses interlocuteurs. Mais la représentation de ce magicien spatio-temporel a pris une toute nouvelle tournure lorsqu’il est devenu évident que le Docteur et Merlin avaient une histoire et des origines communes.

In fifty years, Doctor Who managed to develop a mythology in which technology and origin myths gave birth to a universe that most characters perceive as “magical”. Just like the wizard or the wise in the Campbellian monomyth, the Doctor systematically appears at the right moment and provokes the call to adventure that will lead his human companions in a wonderful world. His pseudo-scientific explanations, often incomprehensible for us mortals, thus create a certain connection between the Doctor and the Wizard of Oz, whose magic powers result from a superior knowledge of science. But the representation of this spatiotemporal magician became quite different when the Doctor and Merlin started to have a common history and a same origin.

Plan

Texte

Peu de séries peuvent se vanter d’une durée de vie aussi impressionnante que Doctor Who. En effet, en cinquante ans la série britannique a mis en place une mythologie complexe dans laquelle technologie et mythes des origines se mêlent afin de donner vie à un univers de science-fiction complexe que la majorité des personnages perçoit de façon magique ou religieuse. Or, s’il existe des concepts que les anthropologues ont tenté de différencier et de nuancer au cours des siècles derniers, ce sont bien ces idées de magie et de religion. Pour Sir James Frazer (Hutton, 2006, p. 99), la religion a, par exemple, pour objectif de vénérer des forces supérieures afin que celles-ci accordent des faveurs, tandis que la magie est composée d’une suite de procédures formelles visant à contrôler et utiliser ce pouvoir à des fins personnelles. De même, l’anthropologue polonais Bronislaw Malinowski déclare de son côté que les rites religieux n’ont pas de buts précis, mais qu’au contraire la magie vise à contrôler les circonstances et à se jouer de la chance et du hasard (Hutton, 2006, p. 99). Au final, les définitions des anthropologues n’ont de cesse de changer et de se contredire, si bien qu’après avoir écrit plusieurs livres de référence sur le sujet, Ramsay MacMullen expliqua il y a quelques années :

For historians of the west, knowing only their own discipline and only the one Judaeo-Christian religious tradition, these matters used to be intellectually as well as theologically indigestible. Now, the lessons of anthropology grown familiar, it is common to accept the impossibility of separating magic from religion and move on to more interesting subjects. (1997, p. 143-144)

En d’autres termes, même s’il semble difficile (et risqué) de catégoriser des comportements humains dont l’origine est souvent très éloignée des croyances et idées reçues occidentales, il est possible d’établir comme distinction simple que la magie se définit et se différencie de la religion par son attitude manipulatrice et instrumentale, servant avant toutes choses l’homme. Or, si nous gardons à l’esprit cette idée de contrôle, la magie se rapproche par défaut de la science et des avancées technologiques qu’elle a apportées. Dès l’instant où l’homme a commencé à tailler du silex pour se faire des outils, il a entamé un processus de transformation et de subjugation de son environnement de façon à dicter à la nature la manière dont il veut vivre. La science a donc eu, dès ses débuts, une dimension magique du fait de sa qualité instrumentale. Mais elle possède également une dimension religieuse, et donc divine, pour ceux ne comprenant pas son fonctionnement, si bien qu’aujourd’hui nous commençons à vivre dans un monde dans lequel la technologie nous dicte comment vivre, donnant par là même une nouvelle dimension à l’expression deus ex machina. Ainsi, selon la légende, lorsque des scientifiques américains invitèrent le président Dwight Eisenhower à voir le premier super ordinateur, il demanda à la machine : « Y a-t-il un dieu ? » ; et après dix minutes d’analyse une voix se fit entendre, proclamant : « Maintenant, oui. » Les humains sont donc, par nature, prompts à mythologiser leur environnement en laissant à l’imaginaire le loisir de combler leurs manques de connaissances scientifiques et de compréhension du monde (Burdge et coll., 2010, p. 18-19).

Le nom du Docteur

Bien que Doctor Who soit par nature une œuvre de science-fiction, le Docteur se retrouve au centre d’une trinité magie-religion-technologie dont il incarne les divers éléments en fonction des époques et des besoins des producteurs. Neil Gaiman, auteur prolifique devenu l’un des scénaristes de la série depuis l’arrivée de Steven Moffat au poste de show runner, souligna ainsi que « Doctor Who has never pretended to be hard science fiction. […] At best Doctor Who is a fairytale, with fairytale logic about this wonderful man in this big blue box who at the beginning of every story lands somewhere where there is a problem… » (Masters, 2010). Toute série de science-fiction qui se respecte accorde une importance particulière au scientifique et donc au titre de docteur. Cependant, tout l’intérêt de Doctor Who est justement de savoir qui est cet homme se faisant appeler « Docteur ». On sait par expérience qu’il possède des connaissances scientifiques, toutefois on n’a que peu d’informations quant à son cursus universitaire. Plusieurs personnages s’inquiètent d’ailleurs de ce fait au fur et à mesure des épisodes. Rita lui demande par exemple dans « The God Complex » s’il est bien docteur en médecine et pas en fromagerie, ce à quoi il répond « No! Well yes, both actually », tandis que son insistance à se faire appeler Docteur fait dire à Christina dans « Planet of the Dead » : « That’s not a name, that’s a psychological condition. » Moffat a toutefois récemment développé sa relation avec son titre en nous apprenant que le véritable nom du Docteur n’a pas d’importance. Ce qu’il faut retenir est qu’il a choisi de se faire appeler Docteur afin de se fixer une barrière morale. En devenant le Docteur, il s’est promis d’agir comme tel, si bien que ses exploits à travers l’univers ont attribué au mot docteur la signification que nous lui connaissons tous : « The word for healer and wise man throughout the universe. We get that word from you, you know. » (« A Good Man Goes to War »)

Le Docteur, tout en étant un scientifique de génie, circule donc dans un monde plus proche du conte de fée et de la fantasy que de la science-fiction pure et dure. De fait, tout comme le magicien ou la figure du sage dans le monomythe campbellien, le Docteur se contente d’apparaître au bon moment et de provoquer l’appel de l’aventure, guidant ses compagnons humains dans un monde merveilleux. Offrant souvent des explications pseudo-scientifiques incompréhensibles pour le commun des mortels, le Docteur ressemble ainsi au magicien d’Oz dont les pouvoirs magiques viennent d’une maîtrise scientifique supérieure à celle de ses interlocuteurs. En effet, bien que sa longévité, sa capacité à se régénérer et à tromper la mort, ainsi que sa perception divine du temps puissent sembler fantastiques pour un humain, elles sont pourtant les conséquences directes de l’avancement technologique des Seigneurs du Temps. Leur impressionnante durée de vie, prolongée presque indéfiniment par un cycle de douze régénérations, n’a également rien de magique, au contraire, puisqu’elle provient de millions d’années d’évolution au contact du Vortex Temporel. River Song, la fille des compagnons humains du Onzième Docteur, Amy et Rory, possède par exemple de l’ADN de Seigneur du Temps et leur capacité à se régénérer, parce qu’elle a été conçue dans le TARDIS en plein voyage temporel (voir « A Good Man Goes to War »). Le Docteur n’est donc pas le seul et unique enchanteur de l’univers de la série puisqu’il partage ses connaissances et pouvoirs avec d’autres personnages. Toutefois, la tendance des producteurs à mettre les Seigneurs du Temps sur le devant de la scène eut pour effet de rompre le charme et d’enlever au Docteur son aura magique. Les attributs magiques du Docteur n’ont dès lors plus rien de mythique dès l’instant où l’on commence à voir que presque tout le monde sur sa planète les partage. Une fois le tour de magie expliqué, il perd inévitablement de son charme et de son mystère. La production tenta donc de redresser les choses lors des aventures du Septième Docteur, interprété cette fois-ci par Sylvester McCoy, en quittant le registre loufoque de la saison 24 afin de redonner au personnage sa part de mystère et de magie.

Sur les traces de Merlin : le Docteur face à la magie

Andrew Cartmel, alors chef-scénariste, proposa de rendre le Docteur plus sombre et potentiellement dangereux afin de se débarrasser de l’image du clown courant de droite à gauche, et finissant systématiquement par se faire capturer par l’ennemi. La saison 25 nous présente par conséquent un Docteur sachant parfaitement ce qui se passe ou orchestrant lui-même les événements (Burdge et coll., 2010, p. 9). La volonté de Cartmel se concrétisa notamment dans les épisodes écrits par Ben Aaronovitch, « Remembrance of the Daleks » et « Battlefield ». Dans « Remembrance », le Docteur retourne sur Terre en 1963, là où tout commença, afin de récupérer la fameuse Main d’Omega, cachée par le Premier Docteur. Il se retrouve alors confronté aux Daleks et hérite de pouvoirs formidables lui permettant de réduire à néant des systèmes solaires entiers : ce qu’il fait en détruisant la planète des Daleks, Skaro. Clarke écrit à ce sujet que même si les précédents Docteurs fonctionnaient de manière mythologique, ils ne possédaient pas « a persona cultivated with the magical heroism in mind that arises from the connotations of Campbell’s hero and the “exotic, supernatural world” he encounters » (2010, p. 40). En restaurant ainsi la part d’ombre et de mystère nécessaire au fonctionnement magique d’un tel personnage, la production permit au Septième Docteur de finalement devenir dans « Battlefield » l’archétype même du scientifique magicien.

Le Docteur reçoit en effet un message venu d’une autre dimension adressé à nul autre que Merlin et décide donc de le suivre. Il se retrouve alors dans la campagne anglaise en compagnie de son assistante, Ace, et commence à enquêter. Aaronovitch nous fait alors graduellement entrer dans l’univers des légendes arthuriennes, nous menant de surprise en surprise. Le Docteur rencontre par exemple un archéologue amateur, Peter, travaillant depuis dix ans sur un lieu de fouilles sur les bords du lac de Vortigern (Vortigern étant le nom d’un roi dans les premiers récits arthuriens de Bretagne1). Il rencontre également une militaire dont le nom, Brigadier Winifred Bambera, possède sans conteste des origines galloises. Quoi qu’il en soit, le Docteur commence à comprendre que la Terre est une nouvelle fois en danger, puisqu’elle se trouve prise en pleine guerre interdimensionnelle entre les derniers chevaliers d’Arthur et les forces de Mordred et de la fée Morgane. Les soupçons du Docteur commencent ainsi à se confirmer lorsqu’il découvre que l’un des rares objets de valeur déterré par Peter n’est autre qu’un fourreau semblant appeler le Docteur et émettre de la chaleur. On commence alors à se douter que ce fourreau pourrait être lié à une certaine épée légendaire lorsqu’une explosion se fait entendre. Le Docteur et ses compagnons se précipitent donc sur les lieux et découvrent un chevalier venu d’une autre dimension, Ancelyn. Ce dernier reconnaît instantanément le Docteur comme étant Merlin, et ce même s’il n’a pas le même visage. Pour le chevalier, Merlin a bien des noms et bien des apparences, mais il est reconnaissable entre mille. Suite à cela, les choses s’enveniment assez rapidement puisque le Docteur, Ace et Ancelyn se retrouvent confrontés à Mordred en personne, et le bain de sang n’est évité de justesse que lorsque le Docteur demande au fils/neveu2 d’Arthur s’il le reconnaît. Mordred est évidemment surpris puisqu’il s’attendait à ce que Merlin soit toujours enfermé dans sa prison de glace. Le Docteur se retrouve donc bien malgré lui au centre de l’ultime bataille visant à empêcher le retour messianique d’Arthur. Il devient en effet évident que le lieu de fouilles étudié depuis si longtemps par Peter n’est autre que l’emplacement de la bataille de Camlann durant laquelle Arthur fut mortellement blessé par Mordred et ordonna à Sir Bedivere de jeter Excalibur dans le lac. Toutefois, si Mordred refuse d’affronter directement le Docteur, il invoque en revanche Morgane qui déchire le tissu du continuum spatio-temporel et arrive dans notre dimension bien décidée à en finir avec Merlin. Le Docteur sent immédiatement son arrivée et l’affronte une première fois par télépathie avant de partir à la recherche de l’épée. Peter leur indique donc un premier indice, à savoir une pierre gravée de runes jusque-là indéchiffrables, or le Docteur parvient au premier coup d’œil à lire le message qui indique « Creusez ici ». Mais contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne parvient pas à lire le message grâce à la matrice de traduction du TARDIS (qui traduit instantanément dans l’esprit du Docteur et de ses assistants les langages qu’un téléspectateur de la BBC ne connaîtrait pas) mais parce qu’il reconnaît sa propre écriture. Une future incarnation du Docteur a donc laissé cette indication pour quiconque chercherait Excalibur. Une fois la zone dégagée, le Docteur et Ace s’engagent dans le tunnel fraîchement découvert et menant directement sous le lac. Ils se retrouvent néanmoins coincés par une porte, laissant à Ace le loisir de découvrir que le Docteur, s’il n’est pas actuellement Merlin, pourrait fort bien le devenir.

Aaronovich confirme donc que Merlin n’est autre qu’une future incarnation du Docteur. Et dès l’instant où l’on prend conscience de ce fait, il devient évident que le Docteur a toujours été Merlin. L’univers même de la série se prête d’ailleurs à cette association de par l’alogisme de ses spécificités scientifiques. Walter précise ainsi :

Merlin offre un très bon exemple de cet alogisme puisqu’il se signale surtout par une capacité très particulière de déjouer le cycle traditionnel des âges de la vie et le cours du temps. Il exprime en lui-même (et de manière superlative) tous les paradoxes du temps ainsi que l’essence propre du personnage mythique qui est d’ignorer la séparation ordinaire des moments du temps. (2000, p. 69)

Le Docteur est ainsi capable de voir à travers le temps. Il discerne en permanence ce qui était, ce qui est, et ce qui sera, se permettant par moments de changer le cours des événements, mais refusant de toucher à ce que les Seigneurs du Temps nomment des points fixes dont l’influence sur l’Histoire est trop importante pour être modifiée. Tout comme Merlin, dont les capacités divinatoires résultent, notamment dans les récits de Robert de Boron, d’une naissance exceptionnelle, le Docteur est l’une des figures les plus accomplies de ce temps paradoxal dans lequel ils évoluent en parfaite impunité. Contrairement au commun des mortels, le Docteur/Merlin relèverait dès lors plutôt du Grand Temps de Mircea Eliade que du temps historique (Walter, 2000, p. 72-73). Leur capacité à changer constamment d’apparences (la régénération des Seigneurs du Temps évoque étrangement la métempsycose druidique décrite par César dans son récit sur la Guerre des Gaules, Livre 6, § 14) est ainsi une preuve supplémentaire de cet absolu temporel que représentent Merlin et le Docteur : immortels, ils sont à la fois enfants vieillards, et vieillards pouvant à volonté prendre l’apparence d’un enfant. Le Premier Docteur, le plus jeune donc de la série puisqu’il est alors âgé d’un peu plus de 290 ans, avait les traits d’un homme plus mûr. En revanche, le Onzième Docteur prit à environ 900 ans l’apparence d’un homme d’une vingtaine d’année dont le comportement trahissait son âge avancé ; ce qui fit souvent dire à Moffat qu’il ressemblait à un jeune homme assemblé de mémoire par un groupe de vieillards (Davies, 2012). Arrivé toutefois à la fin de son cycle de régénération, il se mit à vieillir, ressemblant alors à plus de 1500 ans à un vieil homme aux portes de la mort, avant d’être sauvé à la dernière minute et de pouvoir une nouvelle fois changer de visage. Le Docteur, tout comme Merlin, est donc par nature un être protéen dont la construction dans l’univers de la série repose sur un éternel changement. En dépit de ses masques, il est :

[…] toujours lui-même et toujours un autre. En termes temporels, il est à la fois tout et le contraire de tout. Ses diverses apparences constituent autant de fuites d’un être supposé réel et vrai, c’est-à-dire identifiable. Toujours autre, éternel masque, Merlin échappe aux hommes et à lui-même dans une fuite à l’infini vers le royaume de l’illusoire, comme il échappe au temps des hommes. (Walter, 2000, p. 82)

Éternel exilé courant à bord de son TARDIS vers les merveilles de l’univers avant que celles-ci ne disparaissent, le Docteur/Merlin est ainsi, en dépit de ses masques, et de ses occasionnels retours à la civilisation, une forme d’homme sauvage (comme le prouve notamment sa capacité à communiquer avec les animaux). Mais là où Merlin était décrit dans la Vita Merlini comme un Homme des Bois, le Docteur serait au contraire un Homme de la Machine. Son tournevis sonique en est le meilleur exemple : cette véritable baguette magique multifonctions lui permet aussi bien de pirater des systèmes informatiques complexes que de faire des scans en tous genres, des analyses médicales, d’ouvrir des portes, de désarmer ses ennemis… En revanche, il ne fonctionne pas sur le bois, preuve que la forêt dans laquelle il s’est retiré est robotique, comme celle qu’il traverse notamment dans « Flesh and Stone ».

Magie ou science ?

Les pouvoirs apparemment magiques et prophétiques de Merlin et du Docteur résultent autant de leur privilège démiurgique de druide et Seigneur du Temps que de leurs connaissances scientifiques. Et la frontière entre magie et science est parfois très mince. Dans « Battlefield », le Docteur et Ace se retrouvent par exemple à arpenter les couloirs d’un vaisseau inter-dimensionnel posé au fond du lac de Vortigern, un vaisseau non pas construit mais cultivé par des bio-ingénieurs. Or, nous savons que les TARDIS sont également une espèce de machines cultivées par les Seigneurs du Temps, ce qui explique leur rareté et leur particularité. Il devient dès lors évident que ce vaisseau, dans lequel Ace découvre d’ailleurs Excalibur et l’armure d’Arthur, est l’œuvre de Merlin et de sa science. Et lorsqu’Ace demande au Docteur comment un vaisseau de ce genre peut fonctionner, sa réponse brouille encore une fois les limites entre magie et science. Toute la problématique du rapport entre le scientifique et le magicien peut selon lui être résumée par la troisième loi de l’écrivain Arthur C. Clarke, à savoir que toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie. C’est, par exemple, le cas du monolithe de 2001 : L’Odyssée de l’espace qui inspire ou influence l’évolution des hominidés. Cet objet peut être perçu comme un totem par la population qu’il inspire, et acquiert donc une dimension magique ; d’un autre côté, il semble avoir été envoyé par une forme de vie intelligente plus évoluée, et relève donc de la technologie. Mais le défaut d’imagination des hominidés, incapables de percevoir l’aspect scientifique de ce monolithe, en fait un objet magique. La troisième loi de Clarke permet alors de définir ce monolithe comme relevant à la fois de la science et du surnaturel dans la mesure où sa technologie est alors trop évoluée pour être discernée de la magie. Pour le Docteur, l’inverse est tout aussi vrai : toute magie suffisamment évoluée est indiscernable de la technologie. Le savoir de Merlin est après tout druidique, puisque « les druides, autrement dit « les très savants », sont les représentants des formes les plus élevées de la connaissance dans le monde celtique » (Walter, 2000, p. 87). Leur art, ou savoir, est dans cette optique très souvent synonyme de magie. Il n’est donc pas surprenant que le Docteur mette en garde ses compagnons dès le début de « Battlefield » contre la sorcellerie de l’ennemi, et non contre leur technologie, dans la mesure où l’un et l’autre sont indissociables. Morgane fait ainsi preuve de pouvoirs surnaturels assez impressionnants puisqu’elle rend la vue à une aveugle, abat l’hélicoptère du Brigadier Lethbridge-Stewart, invoque un démon et traverse les dimensions. Mais le Docteur n’est pas en reste et montre également qu’il est digne de porter le nom de Merlin : outre ses capacités divinatoires (« It’s all a matter of timing! » avoue-t-il à Ace et au Brigadier), il communique par télépathie, contrôle l’esprit des gens afin de les faire changer d’avis, enchante une craie afin que celle-ci puisse tracer un cercle de protection magique (ce qui évoque bien sûr le cercle magique tracé par Viviane autour de Merlin endormi pour le piéger) et impose l’arrêt du combat par le simple pouvoir de sa voix. Et même si ce n’est évidemment pas la première fois que le Docteur se sert de pouvoirs supernaturels3, le fait de reprendre le rôle de Merlin semble être pour lui l’occasion de montrer l’étendue de son savoir et de son art.

Il n’y a par conséquent aucun doute sur le fait que la magie existe dans l’univers de Doctor Who et que celle-ci est liée à une forme avancée de technologie. Dans « The Shakespeare Code », le Dixième Docteur affronte, par exemple, les Carrionites dont l’apparente sorcellerie repose en réalité sur une science basée sur la combinaison mathématique de mots et de phrases. Le physique repoussant de ces sorcières, leur utilisation de chaudrons, de marionnettes sont immédiatement perçus comme une forme presque caricaturale de sorcellerie, et pourtant le Docteur est là pour nous rappeler que ce que nous pouvons percevoir comme de la magie est une forme de science pour une espèce aussi puissante et ancienne. Anthony Burdge remarque à ce sujet : « This is a science not entirely unfamiliar to esoteric practitioners of ritual magick, rune singers, shamanic healers, and other ritualized spiritual beliefs. » (2010, p. 75) Et le Docteur s’amuse sans conteste de cette image de magicien, créant la figure légendaire de Merlin et se comparant, dans une scène opposant le Onzième Docteur à Amy Pond, à un « Gandalf de l’espace ».

Au final, la dimension magique du Docteur dépend de ses connaissances scientifiques, elles-mêmes bien souvent indissociables de ses capacités surnaturelles. La troisième loi de Clarke, et sa relecture dans « Battlefield », permet ainsi de faire le lien entre ce formidable personnage de conte de fée et l’univers de science-fiction qui l’a vu naître. Que ce soit en devenant Merlin ou en imitant Gandalf, le personnage du Docteur n’est ainsi rien d’autre qu’un scientifique perdu dans un univers de fantaisie. Confrontée à la mystérieuse Pandorica, une boîte légendaire servant de prison à un démon enfermé par un magicien, River Song fera ainsi une remarque étrangement à propos : « I hate good wizards in fairy tales, they always turn out to be him! » (« The Pandorica Opens »), ce qui fut confirmé assez ironiquement par le casting de Sylvester McCoy, le Septième Docteur, dans le rôle du magicien Radagast dans Le Hobbit.

Bibliographie

Burdge Anthony S., 2010, « The Professor’s Lessons for the Doctor: The Doctor’s Sub-creative Journey Toward Middle-earth », dans A. Burdge, J. Burke et K. Larsen (éds), The Mythological Dimensions of Doctor Who, Crawfordville, Kitsune Books, p. 65-84.

Burdge Anthony S., Burke Jessica & Larsen Kristine, 2010, The Mythological Dimensions of Doctor Who, Crawfordville, Kitsune Books.

César Jules, 1990, Guerre des Gaules (tome 1 : livres I-IV), traduit du latin par L.-A. Constans, Paris, Les Belles Lettres.

César Jules, 2003, Guerre des Gaules (tome 2 : livres V-VIII), traduit du latin par A. Balland, Paris, Les Belles Lettres.

Clarke Arthur C., 2001, 2001 : L’Odyssée de l’espace, traduit de l’anglais par M. Demuth, Paris, J’ai Lu.

Clarke Neil, 2010, « Holy Terror and Fallen Demigod: The Doctor as Myth », dans A. Burdge, J. Burke et K. Larsen (éds), The Mythological Dimensions of Doctor Who, Crawfordville, Kitsune Books, p. 37-51.

Davies Dave, 2012 (3 mai), The Man Who Revitalized “Doctor Who” And “Sherlock”. Disponible sur <www.npr.org/templates/transcript/transcript.php?storyId=151938002> (consulté le 15 avril 2014).

Hutton Ronald, 2006, Witches, Druids and King Arthur, Londres, Hambledon Continuum.

Lot Ferdinand, 1934, Nennius et l’Historia Brittonum : étude critique suivie d’une édition des diverses versions de ce texte, Paris, Honoré Champion.

MacMullen Ramsay, 1997, Christianity and Paganism in the Fourth to Eighth Centuries, New Haven, Connecticut, Yale University Press.

Malory Sir Thomas, 1994, Le Morte d’Arthur, New York, Modern Library Edition.

Masters Tim, 2010 (24 mai), Neil Gaiman Reveals Power of Writing Doctor Who. Disponible sur <www.bbc.co.uk/news/10146657> (consulté le 10 avril 2014).

Monmouth Geoffroy de, 1992, Histoire des rois de Bretagne, traduit du latin par L. Mathey-Maille, Paris, Les Belles Lettres.

Walter Philippe, 2000, Merlin ou le savoir du monde, Paris, Imago.

 
Filmographie

A Good Man Goes to War (Doctor Who), 2011. Scén. Steven Moffat. Réal. Peter Hoar. Interpr. Matt Smith et coll. Prod. Marcus Wilson.

Battlefield (Doctor Who), 1989. Scén. Ben Aaronovitch. Réal. Michael Kerrigan. Interpr. Sylvester McCoy, Sophie Aldred et Nicholas Courtney. Prod. John Nathan-Turner.

Flesh and Stone (Doctor Who), 2010. Scén. Steven Moffat. Réal. Adam Smith. Interpr. Matt Smith, Karen Gillan et Alex Kingston. Prod. Tracie Simpson.

Journey’s End (Doctor Who), 2008. Scén. Russell T. Davies. Réal. Graeme Harper. Interpr. David Tennant et coll. Prod. Phil Collinson.

Planet of the Dead (Doctor Who), 2009. Scén. Russell T. Davies et Gareth Roberts. Réal. James Strong. Interpr. David Tennant et Michelle Ryan. Prod. Tracie Simpson.

Remembrance of the Daleks (Doctor Who), 1988. Scén. Ben Aaronovitch. Réal. Andrew Morgan. Interpr. Sylvester McCoy et Sophie Aldred. Prod. John Nathan-Turner.

Terror of the Zygons (Doctor Who), 1975. Scén. Robert Banks Stewart. Réal. Douglas Camfield. Interpr. Tom Baker, Elizabeth Sladen et Ian Marter. Prod. Philip Hinchcliffe.

The God Complex (Doctor Who), 2011. Scén. Toby Whithouse. Réal. Nick Hurran. Interpr. Matt Smith, Karen Gillan et Arthur Darvill. Prod. Marcus Wilson.

The Pandorica Opens (Doctor Who), 2010. Scén. Steven Moffat. Réal. Toby Haynes. Interpr. Matt Smith, Karen Gillan et Arthur Darvill. Prod. Peter Bennett.

The Shakespeare Code (Doctor Who), 2007. Scén. Gareth Roberts. Réal. Charles Palmer. Interpr. David Tennant et Freema Agyeman. Prod. Phil Collinson.

Notes

1 Voir Historia Brittonum de Nennius (Lot, 1934). Retour au texte

2 Le lien de parenté unissant Arthur et Mordred change en fonction des sources : s’il est par exemple le fils d’Arthur et Morgane pour Sir Thomas Malory (Le Morte d’Arthur), il est en revanche son neveu pour Geoffroy de Monmouth (Historia Regum Britanniae). Retour au texte

3 Le Quatrième Docteur utilise par exemple un sort appris chez les moines tibétains afin d’hypnotiser son assistante, Sarah Jane (« Terror of the Zygons ») et le Dixième Docteur efface, non sans regret, la mémoire de Donna Noble (« Journey’s End »). Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Jonathan Fruoco, « Image du Docteur dans Doctor Who : scientifique ou magicien ? », IRIS, 37 | 2016, 209-218.

Référence électronique

Jonathan Fruoco, « Image du Docteur dans Doctor Who : scientifique ou magicien ? », IRIS [En ligne], 37 | 2016, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1468

Auteur

Jonathan Fruoco

ILCEA4, Université Grenoble Alpes

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