Joël Thomas, Mythanalyse de la Rome antique

avec une préface de Paul Veyne, Paris, Les Belles Lettres, 2015, 285 p.

p. 222-224

Référence(s) :

Joël Thomas, Mythanalyse de la Rome antique, avec une préface de Paul Veyne, Paris, Les Belles Lettres, 2015, 285 p.

Texte

C’est à un voyage pénétrant dans la psyché de la Rome antique que nous convie Joël Thomas, spécialiste réputé de l’imaginaire virgilien. Depuis ses Structures de l’imaginaire dans l’Énéide (paru aux Belles Lettres en 1981 et en cours de réédition), il n’a cessé d’interroger « l’imaginaire de l’homme romain » dans sa « dualité et sa complexité », ce qui est le titre d’un autre de ses opus paru en 2006. À travers ce nouvel ouvrage, il nous offre le bilan brillant d’une quête mythopoétique au sein de la Rome antique et l’illustration féconde d’une méthode désignée dans le titre de l’ouvrage : la mythanalyse façonnée pour l’École de Grenoble par Gilbert Durand. L’ouvrage se donne ainsi à la fois comme un discours de la méthode durandienne et comme la démonstration de sa fécondité sur une période bien circonscrite (la fin du ier siècle avant notre ère pour Virgile, et même un peu après pour Ovide mort en l’an 17 ou 18). Une telle proximité avec le point zéro de l’ère chrétienne n’est évidemment pas sans intérêt pour comprendre « l’horizon d’attente » (H. R. Jauss) dans lequel s’est développé le christianisme (car même si l’ouvrage n’entend pas traiter cet aspect, il contribue de manière implicite à y faire réfléchir).

« Les mythes peuvent être ramenés à une structure simple, liée à une inquiétude existentielle cruciale : la création du monde, sa fin possible, la mort des individus, l’existence de la souffrance et du mal » et « les mythes sont faits pour dire et dépasser les angoisses humaines et leur apporter des réponses » (p. 19). On notera au passage que le christianisme n’échappe pas à cette admirable définition, mais ces deux idées capitales dessinent aussi et surtout le parcours d’une réflexion qui n’est pas du tout une aride dissection de textes, mais plutôt une tentative heureuse de les rattacher à un présent éternel tout en écoutant leur voix singulière et chaleureuse. Pour le démontrer, à partir de deux éminents poètes latins (Virgile et Ovide), Joël Thomas déploie les deux outils majeurs forgés par Durand : la mythocritique et la mythanalyse qui marquent les deux temps complémentaires d’une même démarche herméneutique. La mythocritique fait émerger un climat mythique en se concentrant sur les mythèmes obsédants des deux poètes : l’exil fondateur et initiatique d’Énée (qui part de la Troie d’Orient en cendres pour fonder la Troie d’Occident qu’est Rome) et l’exil bien réel, contraint et forcé, d’Ovide à Tomes (actuelle Roumanie) qui se donne comme « l’anti-voyage initiatique » par excellence (p. 54). L’initiation virgilienne privilégie les figures de passeurs, qu’ils soient animaux (oiseau, truie, serpent, dauphin), divins (Mercure, Orphée, la Sibylle). Mais c’est le mythème du puer aeternus (l’enfant éternel) qui incarne le mieux une figure biface assurant la médiation entre ces deux pôles contradictoires constitutifs de notre condition de mortels que sont l’image du Paradis perdu (renvoi au passé mythique comme « l’évocation irénique du mythe de l’Arcadie heureuse » pour les Bucoliques) et celle de la Terre promise (renvoi à un futur tout aussi mythique pour l’utopie de la nouvelle Troie qu’est Rome dans l’Énéide) dont l’opposition est dramatisée dans l’œuvre virgilienne. On sait tout le parti que les Pères de l’Église tirèrent du mythe de l’enfant-messie virgilien au point même de faire du Mantouan un prophète de l’Annonciation (avec sa IVe Bucolique). On pressent aussi combien d’échos la littérature moderne recueillera de ces œuvres fondatrices. Le recours en « élargissement comparatiste » (p. 127-183) à des œuvres de David Malouf et Magda Szabo souligne combien le portrait d’Ovide et de Virgile continue de se construire en référence aux mythèmes de leurs œuvres fondatrices et valide en même temps l’approche mythocritique faisant l’objet de la première étape de la quête.

Dans la deuxième partie du livre (p. 185-266), la mythanalyse prend alors le relais de la mythocritique pour penser la raison contradictoire du mythe, afin d’éclairer la « logique d’antagonismes » (p. 211) qui le fait exister. L’appel aux neurosciences cognitives nous aide à dépasser le constat de l’irrémédiable fossé entre la déréliction du Paradis perdu et l’idéal fusionnel de la Terre promise. Il montre combien le mythe représente un mouvement de « reliance » entre des apories existentielles. Le mode héroïque prôné dans l’Énéide se fait alors leçon de vie.

On soulignera ce point essentiel de l’ouvrage : la neuro-compatibilité de l’approche durandienne (du fait de sa mise à l’écart du freudisme et de sa préférence jungienne et bachelardienne). C’est un atout primordial que l’ancien CRI de Grenoble (devenu ISA, Imaginaire et Socio-Anthropologie) devra s’efforcer de travailler en pluridisciplinarité dans sa nouvelle configuration universitaire (Université fusionnée de Grenoble Alpes à partir du 1er janvier 2016). Les travaux de Christian Abry avaient ouvert sur ce point une voie stimulante avec sa contribution aux Variations sur l’imaginaire, parue aux éditions EME (de Bruxelles) en 2011, « Et si l’imaginal cortical fondait l’imaginaire transcendantal ? » (p. 279-294). Une seule piste virgilienne pour exemple : reprendre la lecture du chant VI de l’Énéide (la descente aux Enfers) à la lumière de la neurobiologie et des « expériences extatiques (out-of-body experiences) produites en examen épileptologique par stimulation corticale (cortical mapping) dans la région du carrefour temporo-pariétal droit ». L’ombre (Ibant obscuri…) de la schizophrénie (la Schatten de Jung) devrait ici être sommée de parler. Les perspectives, on le voit, sont immenses et pas seulement pour la recherche pure. Car, comme l’écrit admirablement Joël Thomas, « comprendre le mythe, c’est le faire sien et guérir ».

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Référence papier

Philippe Walter, « Joël Thomas, Mythanalyse de la Rome antique », IRIS, 37 | 2016, 222-224.

Référence électronique

Philippe Walter, « Joël Thomas, Mythanalyse de la Rome antique », IRIS [En ligne], 37 | 2016, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1520

Auteur

Philippe Walter

Université Grenoble Alpes

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