Remerciements
Nos remerciements vont à Marie-Agnès Cathiard pour ses conseils, ses ajouts et sa relecture attentive. Nous tenons également à remercier Mlle Ludivine Legal pour nous avoir donné accès à l’ensemble des épisodes de la série Smallville.
L’atterrissage en fiction d’un « sur-héros »
Le personnage de Superman est sans nul doute le super-héros le plus célèbre et il est en bonne place dans le panthéon des personnages de fiction1. À tel point que son aura s’est montrée suffisamment rayonnante pour décliner le phénomène à la télévision après ses premiers exploits sur le papier en 1938 — la première série télévisée notable apparaît en 1952, mais des feuilletons radiophoniques avaient déjà émergé dans les années 1940. On retiendra ici les séries télévisées les plus contemporaines. En 1993, la série Loïs & Clark : les nouvelles aventures de Superman (Joy Le Vine) présentait, pour quatre saisons, un cadre que plusieurs décennies préalables d’aventures dessinées avaient su rendre classique. Clark Kent, journaliste aussi timide que chevronné au Daily Planet, fait secrètement justice sous les traits irréprochables de Superman ; en fait le spectateur s’intéressait moins au fantastique surhomme qu’à son alter ego en chemise épris de sa collègue Loïs Lane et de reportages sensationnels. Les « nouvelles aventures » proclamées étaient une façon de zoomer sur l’identité humaine et les aléas sentimentaux de l’extraterrestre le plus aimé de la planète. Si Superman y était présenté au début de sa carrière, Clark Kent, lui, foulait déjà le sol terrien depuis des années et était un homme accompli, recherchant dès le premier épisode la façon dont il pourrait servir le monde sans révéler ses origines. La série qui suivra celle de 1993 choisit d’aborder la légende de l’homme d’acier à sa façon et en donne une lecture particulière. Le traitement de la série Smallville nous amène à constater une dualité presque ininterrompue au fil des épisodes entre les rituels de l’histoire humaine et un mythe baigné de science-fiction dont les sources sont pourtant celles de schémas très concrets. Par ailleurs, la manière de traiter la maturation du vol de ce futur Superman, ajoutée aux références ponctuelles à un cerveau fantasmé, constitue un véritable enjeu pour l’analyse des « imaginaires du cerveau » en tenant compte des avancées des sciences cognitives dans ce domaine.
Pas encore Superman
C’est une perspective tout à fait particulière que propose la série Smallville qui s’ouvre avec le siècle en 2001 (Gough & Millar). Le personnage fictionnel qu’elle présente est peut-être un des seuls liens concrets de la série avec son aînée, et l’histoire racontée est contemporaine de la série. Derrière ce nom très énigmatique pour celui qui ignore tout de Superman, se cache une volonté qui pourrait être résumée en une phrase simple : Smallville raconte la jeunesse de Clark Kent avant qu’il ne prenne le rôle de Superman. Les choses se précisent plus encore en soulignant qu’elle raconte l’adolescence et l’accomplissement progressif de ce qu’il deviendra. Elle débute sur l’arrivée de Clark sur terre dans son vaisseau, mais le cœur de l’épisode-pilote — et celui de la série — se passe au moment de son entrée au lycée, puis à l’université, et enfin au début de sa carrière journalistique dans la ville de Metropolis.
Ce parti pris atteste d’une volonté de narrer l’histoire d’un personnage qui, encore bien loin d’être un super-héros, franchit pas à pas au fil de dix saisons les étapes qui pourraient lui conférer le statut d’homme accompli et en même temps le rang particulier de héros. Sur ce point repose sans doute l’intérêt majeur d’une lecture mythopoïétique2 de cette série car son personnage principal n’est pas stabilisé en tant que figure héroïque. Il se cherche sans cesse : dans le développement de capacités surnaturelles ; dans la quête de ses origines dont il ignore presque tout ; et dans un accomplissement qui relève de rituels sociaux, de la puberté et du passage à l’âge adulte. Smallville génère ainsi un mouvement de balancier presque perpétuel entre le mythe héroïque, serti de capacités inconnues des simples mortels et d’une destinée qui entend être celle d’un être de légende, et les rites d’un accomplissement intime qui ne regardent que les humains auprès de qui Clark a été élevé. En effet, jusqu’à la fin de la série, le nom de Superman ne sera jamais prononcé. Le jeu en place dans tous les épisodes est celui de clins d’œil permanents à un univers dont l’imaginaire collectif — et en particulier celui des inconditionnels ou amateurs des bandes dessinées ou films de Superman — a déjà connaissance. Le lieu principal et éponyme de la série n’est autre que la ville d’adoption de Clark au Kansas dans la bande dessinée, il y fréquentera des personnages qui tiendront un rôle dans sa destinée de surhomme et au détour d’un commentaire espiègle de l’un ou l’autre d’entre eux, il s’entendra dire que le bleu lui va à ravir. Faut-il en déduire que seule la connaissance préalable des aventures de Superman permet d’accéder à cette série ? La réponse est non, puisque l’adolescence et les rites de passage qu’elle implique sont communs à chacun d’entre nous, que nous lisions ou non les comic books. On remarquera pourtant que le générique suffit à placer la série dans un référentiel : une avant-dernière phrase à l’écran place la création de Superman entre les mains de ses auteurs d’origine, Jerry Siegel et Joe Schuster. À l’intérieur des épisodes, les références plus ou moins explicites à Superman, qui émaillent la narration, feront sourire les connaisseurs, mais ne frustreront guère le néophyte qui verra la série pour ce qu’elle est : le parcours d’un jeune homme connaissant les mêmes mésaventures, succès et questionnements que ceux du spectateur, mais qui de surcroît est en quête d’origines fabuleuses.
Le mythe des origines d’un super-héros
Force est de remarquer que la fiction de Superman prend très au sérieux la narration des origines : essaimant dès le départ divers indices, les auteurs décident en 1948 de créer une cause à l’arrivée sur terre d’un être aussi puissant. À quelques différences narratives près dans un nombre conséquent de remaniements et ajouts apportés par la suite, le récit premier reste le même : la planète d’origine de Clark, Krypton, était perdue et ses parents dans un dernier acte d’amour décidèrent de sauver leur enfant en l’envoyant sur terre. C’est dans la seconde saison de Smallville que Clark traversera une grande étape dans la connaissance de ses origines. L’épisode en question se nomme d’ailleurs « Le mythe des origines » (2x10, Gough & Millar, 2002). Il y découvre une grotte dont les murs narrent la vie d’un être venu parmi les hommes dans une pluie de feu, aux capacités étrangement similaires aux siennes, affrontant les ténèbres. Quoi de plus troublant pour un garçon dont le vaisseau a atterri dans une pluie de météorites, qui est capable de prouesses qu’il doit sans cesse dissimuler et qui se désole des étranges parts d’ombre de son ami Lex Luthor ? En outre, son vaisseau sera ouvert et la mémoire de son père biologique s’adressera à lui par delà les étoiles. Une fois encore, la quête de l’âge adulte et de la recherche de soi se double de la destinée spectaculaire. Enfant adopté, Clark nourrit un désir très humain de connaître son passé et ses parents, mais on imagine sans peine le trouble tout à fait inédit qu’est celui de se savoir extraterrestre. De plus, quand la voix de son père biologique lui annonce que son avenir est tracé, il se rebelle au nom de son éducation parmi les hommes en invoquant le droit légitime de décider seul de son chemin (2x22, Gough & Millar, 2002). Pourtant, si cette étape de révolte se retrouve dans le déroulement de l’histoire humaine, sa mise en place dans les récits et en particulier dans cette série l’intègre dans un mythe.
Dans Le héros aux mille et un visages, Joseph Campbell (1949 pour la première édition) a défini les étapes rituelles d’un accomplissement du héros dans toute civilisation :
[L]’aventure du héros, qu’elle soit représentée par de vastes fresques, d’une ampleur quasi-océanique, comme en Orient, par de vigoureux récits comme chez les Grecs, ou par d’imposantes légendes comme dans la Bible, suit habituellement le schéma de l’unité essentielle […] : séparation d’avec le monde, accès à quelque source de pouvoir, et retour vivificateur. (Campbell, 2010, p. 57)
Le parcours du personnage de Smallville laisse supposer au vu des faits évoqués jusqu’à présent que l’initiation de Clark rejoint assez efficacement le schéma rappelé par Joseph Campbell, comme l’héritage d’une narration mille fois répétée : il est sans cesse confronté à une mythologie personnelle. Au plus fort de son ignorance sur le chapitre de son passé, Clark est déjà en marge du monde car il ne peut donner libre cours à ses véritables capacités. Cette question du secret est omniprésente, car le costume rouge et bleu est encore loin. De l’obsession maladive du futur ennemi juré Lex Luthor, aux rares confidences accordées aux plus proches amis, Clark Kent ressent — encore une fois très « humainement » — le poids permanent de sa différence qui l’éloigne de l’humanité contre sa volonté. Très tôt dans la série et de façon permanente par la suite, il devra user d’un pouvoir sans cesse en expansion pour sauver les mortels, en affrontant bien sûr des périls à sa mesure avant de retomber dans la discrétion qui doit lui être coutumière. En outre, l’objectif de Smallville ne fait qu’accentuer ce topos : puisque Clark est en perpétuelle initiation, la découverte des origines passe par un symbolisme clairement marqué. Son histoire lui est racontée d’une part dans les peintures rupestres millénaires d’une grotte oubliée — qui n’ont rien à envier à la « vaste fresque quasi océanique » de Campbell —, d’autre part dans le discours d’un savant qui ne fait que perpétuer les agissements des sages anciens devenus des ermites éclairés et mélancoliques hors du monde. Le professeur Virgile Swan a passé toute sa vie retiré du monde et a consacré son temps et sa fortune à regarder les étoiles avec la volonté de déchiffrer un message annonçant la venue de Clark sur terre (2x17, Gough & Millar, 2002). On retrouve dans le cheminement de Clark Kent une histoire finie, cristallisée dans des murs et des récits de temps immémoriaux : celle de sa propre civilisation. Campbell affirmait par ailleurs que « la fonction principale de la mythologie et du rite a toujours été de fournir à l’esprit humain des symboles qui lui permettent d’aller de l’avant et aident à faire face à ces fantasmes qui le freinent sans cesse » (Campbell, 2010, p. 25). Aussi fictionnelle soit-elle, la série Smallville n’a de cesse de placer tous les personnages, Clark Kent à leur tête, en recherche de symboles oubliés, de vérité, de sens. Centre de tous les événements, Clark entraîne ses alliés comme ses ennemis à la recherche de sa mythologie. Jusqu’au bout, la série soulignera l’immense difficulté de Clark à accepter son rôle au sein de sa civilisation originelle, et Clark refusera longtemps de commencer le voyage de sa destinée, désireux bien au contraire de ne pas quitter les mortels dont il s’est épris. C’est ainsi que Smallville parvient à replacer sur le plan de la maturité humaine un schéma mythique héroïque très singulier, propre à la fiction de Superman.
L’histoire est finie, transmise, racontée dans les fresques et Clark sait très tôt que son destin n’est pas au sein d’une équipe sportive. Il est lui-même demandeur de récits fondateurs et pour cela il protège corps et âme les cavernes, et va chercher les réponses auprès de ceux qui les possèdent. Pourtant, il faut bien continuer de raconter des histoires, de publier des récits dans les fascicules et à juste titre, dans notre cas, de perpétuer les épisodes de la série pour maintenir cette binarité qui permet à Clark de grandir parmi son peuple d’adoption.
Clark Kent, adolescent « super-normal »
Considérons d’ailleurs un exemple éclairant de cette dualité mise en place dès le pilote (1x01, Gough & Millar, 2001) : Clark est confronté à un problème récurrent qui a dû, à plus d’une reprise, être partagé par bon nombre de lycéens peu enclins à se lever aux premières alarmes du réveil. Il est en retard pour le lycée et voit le bus passer devant chez lui sans pouvoir y monter. Aux fenêtres, les copains de classe rient de sa mésaventure, et à l’intérieur ses proches amis, compatissants mais espiègles, connaissent tellement cette scène qu’ils récoltent l’argent de leur pari. Pour Clark Kent, le quotidien commun s’arrête pourtant ici : tandis que n’importe quel jeune infortuné dans la même situation se serait résolu à ce que ses parents, de guerre lasse, l’emmènent devant l’école en voiture, Clark, lui, se met à courir. Sa course est brève, et l’est d’autant plus qu’après deux foulées, il n’est qu’un flou indistinct qui coupe à travers champs, couchant les blés sur son passage, et reparaît dans une traînée de poussière devant le lycée. À ses camarades médusés qui descendent d’un bus qui maintenant le suit, il dit simplement qu’il a pris un raccourci.
Cette scène présente bien le double mouvement qui constitue le pivot de la série. La situation initiale a été vécue ou au moins reconnue par le spectateur, mais sa résolution propulse spectateur et personnage vers une merveille rêvée par le premier et presque habituelle pour le second. Néanmoins, la vie de ce garçon, au moins dans les premières saisons, est articulée sur l’idée que les talents incroyables dont il fait preuve doivent eux aussi arriver à maturité. Il ignore encore qu’il n’en possède qu’une partie et beaucoup de ses dons se manifestent d’eux-mêmes selon certaines circonstances particulières. Au fil des dix saisons, Clark pourra donc user d’une vision thermique et à rayons X, il sera doté d’une super-ouïe et son souffle pourra éteindre les incendies. Au début de la série, il ne peut « que » courir à une vitesse supersonique, soulever les tracteurs à mains nues et — à sa grande stupeur quand une voiture lui fonce dessus à pleine vitesse — son corps semble invulnérable. Clark Kent possède un physique exceptionnel à tous les niveaux, mais il a pourtant un corps qu’il se doit de découvrir comme n’importe quel adolescent… ou presque. On constate alors au fil des épisodes un jeu sur la notion de mémoire. Clark cherche très vite à retrouver ses origines, mais sa propre mémoire est aussi indéniablement génétique. Ses capacités sont déjà inscrites en lui, n’attendant que l’occasion de se manifester. Lors de l’avant-dernière saison, Clark est contrarié de ne pas pouvoir voler et son père biologique lui affirme qu’il n’est pas différent des gens de son peuple et que cette capacité est en lui (9x01, Gough & Millar, 2009), ce que nous développerons spécifiquement par la suite. Mais toutes les capacités présentes dans la série, dépendant du corps de Clark, se réalisent par cet effort de mémoire et d’accomplissement personnel. Elles constitueront bien la gamme la plus classique des dons du futur super-héros dans sa bande dessinée.
Brainiac ou un cerveau imaginé
Un des deux aspects des « imaginaires du cerveau », tels que les ont rassemblés dernièrement Pajon et Cathiard (2014) — le versant « cerveau imaginé » — concerne un autre personnage de Smallville. À partir de la cinquième saison et jusqu’à la fin de la série, un redoutable ennemi du nom de Brainiac — dont l’anthroponyme même se trouve dérivé de brain — va venir semer le trouble dans l’existence déjà mouvementée du futur Superman. Brainiac est décrit comme un système complexe d’intelligence artificielle d’origine kryptonienne qui a échappé à ses créateurs, usurpateur d’identités. Ce n’est pas un hasard si cette appellation peut être lue comme la contraction de brain et maniac. Il s’agit bien là d’un redoutable cerveau puisque cette entité informatique est capable de prendre forme humaine et possède dans sa base de données une connaissance conséquente de l’univers. En outre, Brainiac peut s’il le souhaite diffuser un virus dévastateur sur le réseau mondial (5x22, Gough & Millar, 2005) ; ou encore littéralement pirater un cerveau humain pour se dupliquer sur ce disque dur organique. Pour l’hôte, le cerveau se retrouve au niveau d’un supercalculateur capable de résoudre n’importe quel algorithme (8x01, Gough & Millar, 2008). Mais Brainiac n’en reste pas moins le cheval de Troie du système qui finit par effacer totalement la mémoire de sa victime et par la « sortir » d’elle-même d’une façon tragique (8x20, Gough & Millar, 2008). C’est donc un cerveau ennemi que doit affronter Clark, sur lequel la « force brute » reste relativement inefficace. De plus, les notions de cerveau et de mémoire génétique vont se retrouver intimement liées lors de la troisième saison, lorsque Lex Luthor, dans l’espoir de retrouver les souvenirs qu’un traitement aux électrochocs lui a effacés, fait appel aux services d’un savant pour tester un programme expérimental à base de météorites, censé faire ressurgir les souvenirs enfouis en plongeant les patients dans le coma. Le principe de cette expérience est simple : le patient est relié à des électrodes placées sur son crâne et est ensuite immergé dans un bain de météorites dont les propriétés cosmiques, mystérieuses, vont déclencher la léthargie. Le sujet devient alors spectateur de ses propres souvenirs, cachés au fond de son inconscient. Il est capable de regarder son passé avec le recul de son être présent et d’en témoigner à son réveil.
La série articule et entremêle le rêve, la mémoire, la perception et l’hallucination dans une composition assez complexe. Il s’ajoute à cela un dialogue parfois obscur entre les merveilles inconnues du cosmos et une science fantasmatique faite de savants en blouse blanche observant les coupes numériques d’un cerveau sur leur écran, ou tâchant de décrypter les pictogrammes d’un vaisseau spatial. C’est en somme un cerveau merveilleux mais assez peu rassurant que l’on nous présente dans la série. Quand elles ne sont pas la cible d’une entité extraterrestre belliqueuse, la mémoire et les pensées sont à la merci de mécènes assez fortunés pour exploiter les mystérieuses ressources de l’espace et leurs potentiels effets sur les humains. Comme pour de nombreux comic books, la série Smallville confronte une science imaginée à des questions auxquelles les connaissances actuelles n’ont pas encore apporté de réponse. La fortune sans limites de Lex Luthor permet les projets les plus fantasques, du sérum miracle de guérison jusqu’au super-soldat invincible, tandis que les hommes de science se trouvent émerveillés et perplexes devant les mystères interstellaires et ces étranges pierres vertes aux propriétés quasiment infinies. Alors que ces roches — très vite baptisées « kryptonite » par ceux qui en connaissent la provenance — peuvent tuer Clark (on reconnaît là le motif narratif du talon d’Achille du héros) ainsi que les gens de son peuple, elles donnent des pouvoirs stupéfiants aux humains au prix de leur santé mentale. Car dans ce cas encore, leur cerveau se trouve malmené et empoisonné. Il incombe alors au futur Superman de trouver un remède avant que leur état ne soit irréversible et qu’ils sombrent dans la folie. Ainsi, même si la série Smallville confère aux corps et aux cerveaux humains des compétences encore bien improbables — certains personnages exposés à la kryptonite peuvent lire dans les pensées, voir l’avenir, ou encore plonger littéralement dans leurs rêves comme les patients soumis au traitement de la mémoire décrit plus tôt —, elle véhicule l’image d’un cerveau imaginé dont le fonctionnement contre-intuitif n’est pas prêt de se laisser intuitivement penser.
« Comme Superman ! », ou comment voler de son propre corps… sans ailes
Nous n’avons jusqu’à présent fait qu’évoquer rapidement la capacité la plus communément reconnue à la seule évocation de Superman : celle du vol3. Par l’expression imagée qui veut que l’enfant pour devenir vraiment homme puisse un jour « voler de ses propres ailes », on découvre que c’est précisément là tout le problème de Clark. D’une part, il est sujet au vertige. Il faut mentionner que Clark va se découvrir capable de faire des bonds qui dépassent de loin les compétences physiques d’un simple mortel. Il respecte en cela le Superman original de la bande dessinée de 1938 qui n’était pas encore en vol dans ses premières aventures. Ainsi dans la seconde saison, sa mère est retenue en otage dans l’immeuble du Daily Planet. L’affaire fait grand bruit ; les médias et la police empêchent toute intervention directe de Clark. Il informe donc son père, venu soutenir son épouse, de son projet de s’élancer de l’immeuble d’en face pour atterrir sur le toit du Daily Planet et y pénétrer. Jonathan Kent s’en trouve particulièrement inquiet : il ignore si son fils peut accomplir un tel bond et lui rappelle qu’il est très mal à l’aise en hauteur (2x12, Gough & Millar, 2003). D’autre part, les seules expériences de vol éprouvées par Clark Kent sont au départ d’ordre onirique (1x02, Gough & Millar, 2001). Mais ce n’est que lorsqu’il redevient Kal-El, son double kryptonien, qui supplante sa volonté propre, que Clark est capable de concurrencer les avions en vol (4x01, Gough, & Millar, 2004). Ainsi le don le plus imposant, celui qui identifiera véritablement Superman dans l’imaginaire collectif, n’est au départ que le fait de la nature kryptonienne de Clark. La persistance de Clark Kent à garder les pieds sur terre constitue une raison majeure de l’étendue de la série et de son immersion dans le mythique. C’est aussi par cette entrée que Les imaginaires du cerveau (Pajon & Cathiard, 2014) peuvent être très directement invoqués : cette fois-ci en tant que « cerveau imaginant ». Dans le cas de Clark, le vol est toujours l’objet d’un rêve ou au moins d’un état similaire, puisque les rencontres momentanées avec sa véritable nature extraterrestre le plongent dans une passivité quasi « schizoïde » : il fait l’expérience d’un changement radical de personnalité qui laisse le champ libre à cette capacité de vol dont il ne soupçonnait même pas l’existence. Or, dans le cours de la vie humaine, le rêve de vol est une expérience reconnue4. Gaston Bachelard la commente d’entrée dans son premier chapitre de L’air et les songes (1943). On notera qu’il choisit de ne pas confier tous les pouvoirs aux interprétations psychanalytiques qui décryptent volontiers le sens des rêves aux moyens d’analogies :
[…] le plus souvent on en néglige le récit parce qu’on le considère comme une partie d’un rêve plus compliqué ; guidé sans cesse par un souci de rationalisation, on juge le vol onirique comme s’il était un moyen pour atteindre un but. On ne voit pas qu’il est vraiment « le voyage en soi », le « voyage imaginaire » le plus réel de tous, celui qui engage notre substance psychique, celui qui signe d’une marque profonde notre devenir psychique substantiel. (Bachelard, 1943, p. 33)
Ce récit négligé du vol onirique est pour Bachelard un déplacement — un voyage — qui sort des frontières de ce qui peut être reconnu par le rêveur dans la « rêverie éveillée » (p. 30).
Il faut être reconnaissant à Bachelard d’avoir repris la question que Charles Nodier se proposait de poser à l’Académie des sciences. Elle pose en effet le phénomène du vol onirique à l’état le plus nu, sans accorder la moindre confiance aux rationalisations post hoc :
Pourquoi l’homme qui n’a jamais rêvé qu’il fendît l’espace sur des ailes, comme toutes les créatures volantes dont il est entouré, rêve-t-il si souvent qu’il s’y élève d’une puissance élastique, à la manière des aérostats, et pourquoi l’a-t-il rêvé longtemps avant l’invention des aérostats, puisque ce songe est mentionné dans tous les onéirocritiques anciens, si cette prévision n’est pas le symptôme d’un de ses progrès organiques ? (p. 34)
À partir de là, Bachelard va donner sa formule la plus claire pour définir le phénomène du vol onirique comme un vol originellement aptère :
Nous poserons donc comme principe que dans le monde du rêve on ne vole pas parce qu’on a des ailes, on se croit des ailes parce qu’on a volé [s.p.n.]. Les ailes sont des conséquences. Le principe du vol onirique est plus profond. C’est ce principe que l’imagination aérienne dynamique doit retrouver. (p. 36-37)
Et de ce principe, il tire la conséquence la plus parcimonieuse pour qualifier les figurations imaginaires post hoc :
Si nous avons raison au sujet du rôle hiérarchique de l’imagination matérielle en face de l’imagination formelle, nous pouvons formuler le paradoxe suivant : à l’égard de l’expérience dynamique profonde qu’est le vol onirique, l’aile est déjà une rationalisation. Précisément, en son origine, avant que Nodier se soit livré au jeu des rationalisations fantaisistes [aérostat de l’époque, type montgolfières], il a signalé cette grande vérité que le vol onirique n’est jamais un vol ailé.
Dès lors, d’après nous, quand l’aile apparaît dans un récit de rêve de vol, on doit soupçonner une rationalisation de ce récit. On peut être à peu près sûr que le récit est contaminé [s.p.n.], soit par des images de la pensée éveillée, soit par des inspirations livresques. (Bachelard, 1943, p. 36)
Ce qui signifie en clair que, de Icare à l’abbé Damian — sans oublier les dieux ou héros aux pieds ailés, Hermès ptênopedilos et son homologue féminine Iris aux pieds aériens, comme Achille okypous ou okypodes, et Mercure alipes —, jusqu’aux risques contemporains du base jump5, on a affaire à des éléments figuratifs, fondamentalement post-expérientiels. Autrement dit, l’expression de sagesse populaire « voler de ses propres ailes » est une métaphore, un produit dérivé de la physique intuitive du vol chez le jeune oiseau. Par contre, l’expérience primordiale qu’évoque Bachelard — et dont nous rapporterons ci-dessous les corrélats neurophysiologiques —, donne bien, pour celui qui l’a éprouvée, l’accès à une sur-intuition : celle de voler « de son propre corps », sans ailes.
Le vol onirique le plus saisissant est sans doute celui qui génère une image nouvelle et puissante dans l’imagination, capable de dépasser dans le ressenti la comparaison avec le vol mécanique. On constate bien vite l’allégresse de celui qui s’est émerveillé de son rêve au point de vouloir revivre cette sensation dans l’éveil : il a fait l’expérience sur-intuitive d’un vol onirique, authentique, « supranaturel ». De là vient l’intérêt de cette lumière particulière projetée sur le vol d’un personnage tel que Clark Kent : il n’a pas d’ailes. Aucune plume ne lui a poussé sur le dos quand il fend les cieux accidentellement dans Smallville, car il ne lui viendrait pas encore à l’idée de vouloir voler par lui-même. Seule l’arrivée fortuite de Kara, une cousine dont il ignorait l’existence, l’amène à comprendre que son développement absolu n’aura lieu que par le vol — car Kara sait voler (7x01, Gough & Millar, 2007). Bien entendu, l’argument psychodynamique des désirs d’envol, de liberté, d’émancipation de l’adolescent est possible dans ce cas précis, mais bien loin d’être suffisant, car Clark lui-même, et plus tard Superman, sont fabuleusement oniriques, tout en étant rationalisables à partir du moment où l’on sait de quel phénomène onirique on va parler à l’instant : l’OBE. Dans le second épisode de la série, Clark Kent ne se contente pas d’éprouver la beauté des paysages qui défilent sous ses paupières closes, il est présenté en lévitation au-dessus du lit de Lana Lang. Ce phénomène est bien une OBE, « Out-of-Body Experience », soit une expérience neurale dite « hors-du-corps » sur laquelle nous reviendrons. La voix de sa mère l’appelant pour le petit déjeuner déchire les brumes du rêve et Clark chute sur son propre lit, brisant le sommier, confirmant ainsi, matériellement, qu’il était en lévitation bien réelle. L’état de sommeil est alors propice à l’émergence d’un pouvoir qui, pour le moment, reste inconscient. Le rêve est ici concurrencé par la merveille d’une ascension dont le spectateur peut témoigner. On retrouve alors cette binarité si fondatrice chez le personnage. Or, si l’on demande à un individu ce qu’il connaît de Superman, il est possible qu’il cite avec amusement la phrase devenue célèbre : « It’s a Bird… It’s a Plane… It’s Superman6. » La rationalisation dégagée par Bachelard tient sans doute tout entière ici dans l’approche en trois temps : l’identification est réussie après deux comparaisons avec des entités qui ont des ailes. Superman est si inconcevable, son vol est si spontané, si « dynamique » dirait Bachelard, que les badauds qui constatent son passage — après avoir tenté l’analogie avec le naturel, puis l’artificiel, le règne animal comme le monde technique étant maintenant tous deux pourvus d’ailes —, ne peuvent traduire leur enthousiasme qu’au moyen d’un vol superhumain : voler de son propre corps, sans ailes.
Le vol de Superman n’a en effet rien de comparable ni avec l’un, ni avec l’autre. Demandons au même quidam de nous expliquer comment vole Superman : il fera à n’en pas douter le geste de lever le bras devant lui en serrant le poing ; ou alors il lèvera les deux de la même manière et pourra mimer un virage par la rotation de ses bras. Enfin, il pourra aussi garder les bras le long du corps et compter sur une propulsion imaginaire en restant dans la posture la plus verticale possible. Il aura retenu les trois positions, bien que la plus répandue dans les divers médias soit celle avec les bras levés. Mais cette personne se méprendrait si elle voulait signifier le vol de Superman en ouvrant ses « ailes » à la manière d’un albatros ou d’un avion en plané, qui ne sont pas les analogues adéquats pour le mode de déplacement du personnage.
Le vol de Superman, et celui de Clark dans la série Smallville sont des vols légers, oniriques, sans autre assistance pour le spectateur que l’imagination de ce que doit être la sensation sur-intuitive de voler comme eux. Clark Kent vole dans ses rêves comme il volera dans l’éveil, et Superman vole dans l’éveil comme nous volons dans nos rêves.
Bachelard ajoute une seule concession ratiocinante à cette phénoménologie fondamentale : « […] la seule rationalisation, par l’image des ailes, qui puisse être d’accord avec l’expérience dynamique primitive, c’est l’aile au talon, ce sont les ailerons de Mercure, le voyageur nocturne. Réciproquement, les ailerons de Mercure ne sont rien autre chose que le talon dynamisé. » (Bachelard, 1943, p. 39) Mais le Clark Kent apprenti de Smallville, tout comme le Superman de la bande dessinée, n’ont pas besoin de la plus petite trace d’aile pour s’envoler7. Et si l’on considère le costume de Superman, il n’est venu à personne parmi les auteurs d’origine l’idée de dessiner de petites ailes mercuriennes aux bottines rouges de l’homme volant. Notons que Kal-El, une fois qu’il a pris son élan pour traverser le ciel dans l’épisode montrant son premier vol éveillé (mais inconscient du côté de Clark), a adopté un profil streamline, les bras le long du corps, donc pas dans la posture la plus habituelle des bras devant, signe qu’il faut encore patienter un peu.
Le cerveau imaginant au secours de Superman
Ou ce que nous apprennent les neurosciences sur les expériences « hors-du-corps » (OBE). Blanke et ses collaborateurs (2002, p. 269 ; Lopez & Blanke, 2010) les décrivent comme « […] de curieuses et habituellement brèves sensations au cours desquelles la conscience d’une personne semble se détacher du corps et prendre un poste d’observation écarté » (traduction des auteurs). Ils nous rapportent l’induction répétée de telles OBE lors de l’examen pré-opératoire (cartographie corticale, cortical mapping) d’une patiente souffrant d’épilepsie, par stimulation du gyrus angulaire droit, au niveau de la jonction des lobes pariétal et temporal (jonction temporo-pariétale ou TPJ). Lors de faibles stimulations, la patiente éprouva une sensation générale d’enfoncement dans le lit ou de chute de sa hauteur. Lors de stimulations plus fortes, elle fit l’expérience d’une OBE caractérisée :
[…] « Je me vois étendue sur mon lit d’en haut, mais je vois seulement mes jambes et le bas de mon tronc. » Deux nouvelles stimulations provoquèrent la même sensation ainsi qu’un sentiment instantané de « légèreté » et de flottement à environ 2 mètres au-dessus du lit et près du plafond. (Blanke et coll., 2002, p. 269)
Ainsi, au cours de cette expérience, la patiente observe son corps physique du dehors. Le soi n’est clairement plus situé à l’intérieur du corps physique. Le corps senti (haptique, soit tactile et proprioceptif) et le corps vu (optique) sont dissociés8. Il est donc intéressant de constater ici que le témoignage de la patiente corrobore non seulement l’hypothèse de la lévitation onirique, hallucinatoire de Clark Kent, mais qu’elle permet de fonder neurophysiologiquement l’expérience du vol onirique évoqué par Bachelard. Notons qu’un an après la publication des résultats de l’expérience menée par Blanke et ses collaborateurs, Tong (2003) analysa ces observations à la lumière de l’histoire des sciences et rappela que les questionnements sur les effets de la stimulation corticale préoccupaient déjà le grand neurochirurgien — celui-là même qui a fait faire un grand pas à la cartographie corticale nécessaire pour mieux connaître et opérer le cerveau —, contemporain de Bachelard :
Wilder Penfield, un pionnier dans l’investigation des effets de la stimulation électrique chez les humains éveillés, sous anesthésie locale, avait rapporté des résultats très similaires en 1941 […] La patiente G.A. souffrait de crises d’épilepsie régulières qui ne provoquaient jamais d’hallucinations [s.p.n.]. Lors de la stimulation électrique de son gyrus temporal supérieur droit au point 09 […], elle s’exclama spontanément : « J’ai la sensation étrange que je ne suis pas ici… Comme si j’étais à moitié ici et à moitié pas là. » Elle rapportait qu’elle n’avait jamais ressenti cela auparavant. (Tong, 2003, p. 105, notre traduction)
Notons que ces OBE peuvent aussi être provoquées, chez des sujets sans trouble neurologique, expérimentalement par réalité virtuelle10. Tandis que L’air et les songes maintient dans l’argumentation la séparation d’une vie éveillée et d’une sensation de vol dynamique authentique dans le sommeil, les travaux de Wilder Penfield et de ses continuateurs révèlent que notre cerveau est capable, en état d’éveil, de faire éprouver au sujet cette étrange sensation de vol dynamisé.
Superman : un envol neuro-narratif
Smallville parvient à montrer un personnage proche en bien des points de ceux qui l’entourent et du spectateur lui-même. Clark Kent reste un personnage qui, durant dix saisons, cherche à devenir un homme parmi les hommes, aidé des préceptes transmis par ses parents. Il suit un parcours scolaire du lycée jusqu’à la vie active de journaliste, il connaît de nombreux déboires amoureux, subit la perte d’êtres chers, goûte la saveur des moments partagés entre amis. Il nous ressemble au moins dans les aléas du vécu et n’aspire pour lui-même qu’à devenir un honnête homme. Il est en outre en permanente recherche de sa propre histoire. Ce qui fait que le spectateur adhère tant à ce jeune personnage en développement est que cette série pratique ce que Sperber et Hirschfeld (2004) désignent comme de la folk psychology — ou physique, biologie, psychologie, sociologie dite « naïves » ou intuitives —, avec cet être fantastique venu des étoiles, mais dont la morphologie et les affects nous sont étrangement si familiers qu’il ne peut s’affranchir complètement de son appartenance à nos référentiels communs et identifiables.
A contrario, les hommes de science de cette série voient leurs théories — pour nous contre-intuitives —, ébranlées par ces météorites venues d’ailleurs, qui transgressent d’autant plus la physique classique qu’elles agissent aussi bien sur les corps que sur les esprits. Confronté à des mémoires qui sont présentées comme autant mythologiques que génétiques, le cerveau devient dans cette série le centre de tous les possibles et nombreux sont au fil des épisodes les voyages oniriques qui auraient pu captiver Bachelard.
Ainsi Smallville reste dans le droit fil de L’air et les songes. Même si ses scènes de vol participent d’un spectacle divertissant, et même si aucune roche interstellaire ne nous immerge dans nos souvenirs et qu’aucun père lointain ne nous commande de protéger la planète, il ne faut pas nier que les phénomènes de sortie de soi sont observables bien en dehors de l’imagination des scénaristes. Certes on ne peut savoir si ces créateurs ont éprouvé personnellement (ou via leurs proches connaissances) des épisodes de vol onirique, qui leur auraient donné accès à ces expériences sur-intuitives, qui sont, comme nous l’avons vu, loin d’être rares. Quoi qu’il en soit, l’observation neurophysiologique d’expériences « hors-du-corps » se révèle fondamentale puisqu’elle rend compte de phénomènes dont l’origine neurale restait jusque-là inconnue. Car on a depuis acquis suffisamment de résultats expérimentaux où les stimulations corticales sont corrélées avec des récits d’expérience, des témoignages qui ne ridiculisent pas nos escapades dans le sommeil, ni le désir affiché sur les écrans de défier la pesanteur sans artifices.
On ne s’étonnera pas de ne pas trouver trace dans L’air et les songes de ce lien reliant les imaginaires du vol onirique aux progrès contemporains des connaissances en neurosciences. Les recherches de Penfield (1941) à Montréal sur la stimulation corticale pouvaient-elles venir à la connaissance d’un professeur de philosophie à la Sorbonne en pleine France occupée ? Bachelard n’aura donc pas pu éprouver sa « formation de l’esprit scientifique » sur ces avancées neurales pour l’imaginaire, en profitant de résultats hautement contre-intuitifs, complètement inaccessibles à la conscience du sujet comme la dissociation entre les cartes corticales du corps vu et du corps senti. Ni bien sûr de ces résultats qui ont encore ajouté par la suite aux travaux sur la neurophysiologie du rêve, comme ce troisième état du cerveau dit paradoxal (ou Rapid Eye Movement Sleep) qui, toutes les quelques 90 minutes de notre sommeil, nous paralyse, ou encore cet état dissocié dit de paralysie du sommeil, si propice à la composante hallucinatoire OBE11.
Nous venons ainsi de mener deux lectures de la série Smallville.
(1) La première lecture concerne la biologie imaginée — cette biologie qualifiée de « naïve » ou intuitive par l’anthropologie cognitive (Sperber & Hirschfeld, 2004) — qui comprend le cerveau imaginé. Pour ce faire, nous avons repris l’approche mythopoïétique du parcours de notre super-héros au fil des dix saisons de la série, qui joue sur les thématiques de la mémoire, celle des origines comme celle de la génétique imaginée.
(2) La seconde lecture, celle du cerveau imaginant, concerne la biologie des avancées neurophysiologiques les plus récentes, laquelle peut se révéler aussi fondamentalement contre-intuitive, disons autant que peut l’être la physique post-galiléenne (newtonienne, einsteinienne, bohrienne) par rapport à la physique « naïve ».
Chemin faisant, il se trouve que nous avons rencontré plus ou moins explicitement une troisième lecture : (3) la mise en images de la genèse « naïve » des capacités « super-naturelles », soit sur-intuitives, de Superman nous a conduit à rechercher dans quel incubateur neural d’ontologies fantastiques le récit puisait cette composante génératrice de son célèbre pouvoir de vol aptère.
Pour résumer, nos deux lectures (1) et (2) ne visaient aucunement à unifier de manière factice12 : (2) la Formation de l’esprit scientifique de Bachelard (1938), qui donne les bases d’une épistémologie de la contre-intuition, avec (1) sa poétique. Car nous avons pu requalifier la poétique de L’Air et les songes (1943), dans ses apports fondamentaux — ici le vol onirique aptère —, de sur-intuitive (3). Cette relecture (3) a consisté alors à distinguer dans les « imaginaires du cerveau », aussi clairement que possible, les apports du cerveau imaginant au cerveau imaginé, par l’identification des contenus du réservoir sensorimoteur, l’incubateur des expériences su(pe)r-intuitives, super-naturelles, aboutissant aujourd’hui à ces super-productions à effets spéciaux super-sensationnels de notre super-héros.