Imaginaires des techniques : liberté et contraintes symboliques à partir de Gilbert Durand

  • Imagination in Technology. Innovative Freedom and Symbolic Constraints according to Gilbert Durand

DOI : 10.35562/iris.1622

p. 159-171

Résumés

Les modèles de l’imaginaire issus de l’école française bachelardienne et durandienne ont permis de mieux appréhender l’étude des mythes, des religions et des arts. Non seulement les imaginaires obéissent à une logique symbolique, mais celle-ci s’enracine dans des soubassements corporels, comportementaux et même neurobiologiques, qui sont au cœur des neurosciences. Dans quelle mesure peut‑on transférer ces résultats de manière plus systématique aux milieux des artefacts techniques, et même aux nouvelles innovations technologiques aujourd’hui ? L’article tente de dégager quelques orientations programmatiques qui devraient permettre de comprendre combien la liberté d’innovation se conjugue avec des contraintes neuromotrices et symboliques.

Models of Bachelard’s and Durand’s persuasion for the imagination faculty offered a more comprehensive approach for the study of myths, religions and arts. Imaginaries do not only obey a symbolic logic, since such a logic is deeply grounded in physical, behavioral and even neural roots, which are now key issues at stake in neuroscience. To what extent can we transfer these results in a more systematic way to technical environments for artifacts and to the more advanced technological innovations of today? This contribution attempts to devise a set of programmatic guidelines which could bring about a better understanding of how the synergy strengthens between freedom in technological innovation and constraints imposed by neuromotor control and symbolic logic.

Plan

Texte

Nos représentations et nos actions sont teintées d’imaginaires. L’imaginaire désigne cet ensemble de souvenirs, d’anticipations, de métaphores et symbolisations qui adhèrent à nos mots et à nos projets, et leur donnent une force de conviction, une profondeur psychique, une complexité de contenus. Les images drainent des cohortes d’émotions et d’affects, positifs ou négatifs, et prennent appui sur des dispositifs neuromoteurs autour de schèmes de conduites corporelles. Loin de nous rapporter seulement à des perceptions et à des conceptions, nous vivons, sentons, pensons, décidons sur fond de cette sphère d’images, qui débordent le réel et l’intellectuel. Prendre en compte cette troisième dimension de la vie psychique, lui donner une telle ampleur constituent un des acquis majeurs de la psychologie et de la philosophie du xxe siècle, à travers différents courants (Freud, Jung, Bachelard, Durand). L’imagination, cette faculté si discréditée par le rationalisme et même l’empirisme, retrouve ainsi une place et une fonction au cœur même du sujet, ce qu’avaient reconnu déjà certains penseurs de la Renaissance, puis Pascal ou Malebranche, et plus tard Emmanuel Kant qui attribue même à l’imagination un statut transcendantal, c’est-à-dire qu’elle est une structure cognitive antérieure à toute expérience et même qui conditionne la sensibilité comme l’entendement.

Cet imago-centrisme se radicalise lorsqu’on parvient à établir que la production des images, leur liaison et leur transformation, loin d’être dépendantes de simples associations flottantes, relèvent de règles contraignantes et partagées, qui s’apparentent à une véritable logique de l’imaginaire, comme il existe une logique des concepts et des raisonnements. Si la psychanalyse a commencé à bâtir une telle métapsychologie des images inconscientes, le philosophe Gaston Bachelard a étendu le projet aux images conscientes dès lors qu’elles s’émancipent des impératifs de la connaissance abstraite et se mettent à se développer sous forme de rêveries du monde, du passé ou de l’avenir. L’imagination invente un monde de représentations, de croyances et d’actions, mais en mettant en œuvre des régularités symboliques dont on peut reconstituer des lois aussi précises et constantes que des lois du monde physique. Tel est le programme que Bachelard va mettre en œuvre à partir de 1938, dans La psychanalyse du feu, en montrant que les fantasmagories de l’alchimie, qui ont été des obstacles épistémologiques pour la science chimique à venir, ont été un laboratoire flamboyant d’images poétiques à haute intensité psychique et créatrice. Gilbert Durand lui a emboîté le pas, en amplifiant le projet, en reliant ensemble les données de la psychanalyse sur les imaginaires inconscients, nés à la frontière du corps, aux imaginaires culturels communs, les mythes, le long d’un « trajet anthropologique » qui témoigne de l’inscription de l’imaginaire dans des structures individuelles et collectives.

Comment comprendre cette revalorisation philosophique et épistémologique ? Comment l’imaginaire peut-il devenir l’épine dorsale de l’humain et comment le comprendre de manière novatrice comme un monde organisé et complexe, loin des errances de la pathologie si longtemps seule mise en avant pour en faire son portrait ? Comment surtout à partir d’une telle anthropologie de l’imaginaire étendre nos compréhensions du monde actuel ? Comment en particulier passer des imaginaires écologiques de la nature, aux imaginaires artistiques et de ceux-ci aux imaginaires des technosciences qui constituent l’environnement artificiel de notre ère technologique ?

Les structures de l’imaginaire et leurs applications : nature, religions et arts

L’héritage de Bachelard

La formation, l’enchaînement des images et leurs relations mutuelles ont été à tort présentés pour gratuits et incohérents. Au contraire, pour Gaston Bachelard, les images obéissent à une logique, ou plus exactement à une dialectique et à une rythmique, qui n’ont rien à envier à celles du concept. L’imaginaire est, en effet, doté d’une autonomie, d’une consistance, qui permettent de dégager des propriétés générales et cohérentes d’un monde, et de déterminer des lois d’une physique onirique, les images étant soumises à un véritable « déterminisme » (Bachelard, 1945, p. 211). Car, en un sens, le réel est bien plus soumis à la contingence que l’irréel. Si Bachelard opte pour un idéalisme de l’image contre un réalisme qui conduirait à faire de l’image un doublet appauvri du perçu, il applique paradoxalement un réalisme au monde des images elles-mêmes, qui comportent donc une dimension transcendante par rapport au sujet. L’imagination, tout en nous libérant du réel, ne procède donc pas anarchiquement, puisqu’elle obéit à des processus réglés, que Bachelard a exposés de manière empirique et éparse, sans jamais les reprendre dans une véritable science de l’imaginaire. On peut en dégager cependant, d’une part des lois syntaxiques, d’autre part des principes sémantiques1 :

— Les images ne pouvant rester isolées forment des ensembles qui obéissent soit à des lois de « composition », pour les images dynamiques, soit à des lois de « combinaison », pour les images matérielles. C’est ainsi que l’imagination ne peut combiner que deux éléments matériels : « Ces combinaisons imaginaires ne réunissent que deux éléments, jamais trois […] Jamais, dans aucune image naturelle, on ne voit se réaliser la triple union matérielle de l’eau, de la terre et du feu. » (Bachelard, 1942, p. 111) Toute relation entre les matières imaginées s’enrichit de même de leurs oppositions, voire de leurs contradictions, comme dans le cas de l’eau et du feu : « Combien on activerait l’imagination si l’on cherchait systématiquement les objets qui se contredisent. » (Bachelard, 1948, p. 292) Mais loin de provoquer des exclusions ou des disjonctions, ces contradictions engendrent psychologiquement une ambivalence de valeurs (attirant-repoussant), qui devient facteur déterminant des valorisations oniriques. Car « une matière que l’imagination ne peut faire vivre doublement ne peut jouer le rôle psychologique de matière originelle » (Bachelard, 1942, p. 19). Ces lois sont à la source d’une dialectique des images qui consiste en un va-et-vient entre deux pôles contraires. Toute rêverie obéit ainsi à un ordonnancement de temps fort et faible, de moments positifs et négatifs, qui dessinent une sorte de rythmique contraignante.

— À côté de ces lois syntaxiques, Bachelard dégage quelques constantes sémantiques qui ont trait au contenu même des productions oniriques. Ainsi met-il en évidence un principe d’isomorphisme, selon lequel une image reste la même à travers les différentes strates de ses manifestations (maison, caverne, ventre), qu’elle soit projetée sur l’univers ou qu’elle se rapporte aux profondeurs du Moi. C’est pourquoi aussi, dans l’imaginaire, le petit peut agir sur le grand parce qu’il est un concentré de sa puissance et que le grand peut devenir petit par simple changement d’échelle. Par ailleurs, images et métaphores sont éminemment réversibles, comme l’eau et la chevelure, le vin et le sang, sans connaître les limites des conversions propres aux logiciens. De ce point de vue, une des réversibilités les plus suggestives porte sur le sujet et l’objet, l’homme et l’univers, ce qui permet d’imaginer tout regard comme une lumière et toute lumière naturelle comme un regard. Enfin parmi d’autres constantes, l’imagination a toujours tendance à augmenter une image jusqu’à l’infini, à privilégier la verticalité, à s’enrichir au contact de résistances et de luttes, à transformer le diffus en mouvements, etc.

Mythanalyse et mythodologie de Gilbert Durand

Dès les Structures anthropologiques de l’imaginaire, au début des années 1960, Durand s’inscrit dans la continuité du programme bachelardien. Mais ses études de l’imaginaire collectif et individuel ont d’emblée dépassé la forme d’inventaires monographiques ou d’interprétations parcellaires de telle ou telle catégorie d’œuvres et de fictions. La reconstitution de l’organisation générale des images, visuelles ou textuelles, dont le mythe occupe une place centrale, lui a permis de confirmer l’autonomie de l’imaginaire et l’existence d’une logique spécifique, ce qui rendait caduques la plupart des théories dominantes de l’époque ; celles-ci, toutes plus ou moins rattachées aux philosophies du soupçon, cherchaient encore l’origine des représentations humaines dans différentes infrastructures, économiques pour les marxistes, ou inconscientes pour les psychanalystes freudiens.

L’imaginaire humain apparaît, en effet, si l’on veut bien partir de matériaux empiriques, bien plus convaincants que des spéculations abstraites, comme doté d’une double dimension que Claude Lévi-Strauss et Paul Ricœur tendaient à dissocier, à la même époque : d’un côté, les productions symboliques obéissent bien à des procédures logico-formelles, elles-mêmes enracinées dans des montages neurobiologiques, qui se traduisent par des règles immanentes d’organisation de mythèmes, même si, pour Durand, aucun formalisme mathématique ne saurait en épuiser la construction complexe ; d’un autre côté, l’auto-développement catégoriel des images obéit aussi à une chaîne de significations en amont, les images étant liées à des archétypes et à des schèmes, qui sont donateurs ou révélateurs de sens, c’est-à-dire aussi d’attitudes et de valeurs existentielles. Ainsi, l’imaginaire se présente comme une zone psychobiologique où se croisent, en un nexus indécomposable, des cadres architecturaux fixes, qui jouent le rôle de formes contraignantes logiquement, et de contenus de pensée et d’affects qui permettent au sujet de donner un sens à son rapport immédiat au monde. La théorie durandienne, dès ses premiers développements, se situe donc résolument dans une direction syncrétique, ou plus exactement synthétique, ouvrant ainsi déjà la porte à une anthropologie générale, dont le mot-clé sera la notion de « trajet anthropologique ». Par ce concept, il s’agit de mettre fin à une conception appauvrissante de l’imagination, qui était, durant des siècles, limitée à une activité passive et secondaire de l’esprit, jouant de manière fantaisiste avec des représentations flottantes et insignifiantes. Au contraire, Durand situe d’emblée l’imagination au centre des activités cognitives et comportementales, en y faisant collaborer toutes les strates constitutives du sujet, du biologique au culturel. Par là même, Durand, au lieu de s’en tenir à une banale science descriptive des images, édifie une nouvelle théorie de l’imagination, conçue comme une activité de « fantastique transcendantale » de l’esprit, par laquelle il reprend et approfondit les intuitions novatrices du kantisme et de certains poètes et métaphysiciens du romantisme allemand du xixe siècle.

Si l’imagination se présente donc comme un pouvoir générateur a priori de représentations, encore faut-il se donner les outils pour en restituer la vie interne, le pouvoir de créativité, qui se manifestent par un mélange paradoxal de redondance et de variation indéfinie. Un des apports majeurs de l’œuvre de Durand, ces dernières décennies, a consisté précisément à perfectionner des modèles méthodologiques pour saisir la complexité des activités et des œuvres de l’imagination. De ce souci permanent sont issues la mythocritique puis la mythanalyse, avec leur cortège de concepts novateurs, qui permettent de soumettre les productions d’images mythiques à une spectrographie fine et synoptique. Ces deux facettes ou moments de la méthodologie de l’imaginaire confirment éloquemment le souci de rendre complémentaires une approche analytique des éléments et figures symboliques et une approche globalisante qui situe les productions symboliques dans des conduites totales de sens, qu’elles soient celles d’un individu ou d’un groupe.

De ce point de vue nous paraissent particulièrement éclairants et heuristiques les outils permettant de différencier dans le temps et dans l’espace des bassins sémantiques d’un même imaginaire matriciel. En premier lieu, il convient de mettre en avant le modèle potamologique des phases d’évolution d’un imaginaire, comparé à la géodynamique d’un fleuve que Durand décrit ainsi :

Nous avons donné en effet à ces ensembles homogènes le nom de « bassin sémantique », utilisant au plus près les ressources de la métaphore hydraulique et même potamologique (potamos : le fleuve). Il est nécessaire de décrire les phases qui, dans le temps, définissent les structures d’un « bassin sémantique ». Ces six phases, insistons bien, ne sont exposées ici qu’en tant que structures formelles typifiées par la métaphore choisie.

1) Ruissellements. Divers courants se forment dans un milieu culturel donné : ce sont quelquefois des résurgences lointaines du même bassin sémantique passé, ces ruisseaux naissent, d’autres fois, de circonstances historiques précises (guerres, invasions, événements sociaux ou scientifiques, etc.).

2) Partage des eaux. Les ruissellements se réunissent en partis, en écoles, en courants et créent ainsi des phénomènes de « frontières » avec d’autres courants orientés différemment. C’est la phase des querelles ou des affrontements de régimes de l’imaginaire.

3) Confluences. De même qu’un fleuve est formé d’affluents, un courant a besoin d’être conforté par la reconnaissance et l’appui d’autorités en place, de personnalités influentes.

4) Au nom du fleuve. C’est alors qu’un mythe ou une histoire renforcée par la légende promeut un personnage réel ou fictif qui dénomme et typifie le bassin sémantique.

5) Aménagement des rives. Une consolidation stylistique, philosophique, rationnelle se constitue. C’est le moment de « seconds » fondateurs, des théoriciens. Quelquefois des crues exagèrent certains traits typiques du courant.

6) Épuisement des deltas. Se forment alors des méandres ou des dérivations. Le courant du fleuve affaibli se subdivise et se laisse capter par des courants voisins. (Durand, 1996, p. 85)

En second lieu, la méthode du structuralisme figuratif permet, aussi, de rendre compte des variations géoculturelles d’un même régime d’images. Comme nous l’avions déjà développé (Wunenburger, 2002, troisième partie), les grandes constellations d’images ne s’actualisent pas de manière homogène sur l’ensemble d’une même aire géographique ; au contraire, les propriétés esthétiques d’un imaginaire subissent des inflexions, des filtrages, dus à l’acculturation sur un terrain donné. Cette topique multidimensionnelle ne recouvre cependant pas la diversité empirique des contrées géographiques. Le baroque, par exemple, ne peut être diffracté en microcultures en suivant un simple découpage régional ; les différentes régions d’Europe connaissent en fait des chassés-croisés multiples de créateurs, important et exportant des traitements de formes, selon des réseaux d’influence souvent inattendus, des modes ou des hasards. Il conviendrait plutôt de reconstituer alors les « différentielles » culturelles, à partir d’un système de transformation qui comporte, dans son graphe, l’ensemble des pôles culturels de la dissémination d’un noyau isomorphe. Autrement dit, plutôt que d’induire sur le terrain les formes variables du baroque, on pourrait construire un diagramme de « bassins sémantiques » qui soient à même d’accueillir, chacun dans sa topographie symbolique propre, les flux d’images issus d’une matrice dominante. Si l’imaginaire fait système, le système peut aussi comporter dans ses arcanes des structures multipolaires, qui vont précisément s’actualiser au contact de réceptacles culturels particuliers.

Ainsi Durand a cru déceler, dans l’imaginaire chrétien en général, et dans l’imaginaire théologico-politique occidental en particulier, une structure diagrammatique à six polarités (trois types d’accentuation à deux pôles antagonistes) : par exemple, autour d’un noyau « romain », on peut organiser

[…] six postes polaires morpho-sémantiques qui se situent dans la rose d’un diagramme circulaire et coïncident avec six champs morpho-culturels, fortement formateurs de la psyché collective de l’Occident : poste grec, poste celtique, poste germanique, poste slave, poste juif, poste ibérique… gravitant autour du septième poste romain. Ces six postes se regroupent taxinomiquement trois par trois en deux trigones (Durand, 1980, p. 50),

préfigurant ainsi des relations privilégiées.

On pourrait transposer la question des styles du baroque dans le langage de ces « bassins sémantiques » polymorphes, en comparant morphologiquement les postes celtes et germains par rapport au noyau central du baroque, qui serait également romain, et étudier les critères d’antagonisme ou de complémentarité. Plutôt, par exemple, que de parler d’un baroque français, il conviendrait d’envisager un baroque celte, partiellement français seulement, dont les caractéristiques s’enracinent dans une morphologie culturelle spécifique. L’épiphanie celtique de l’imaginaire exalte généralement un créationnisme agraire où prédominent végétaux et animaux, et s’allie à une conception très pélagienne de l’existence, qui confère à l’homme une liberté fondamentale… Au contraire, le pôle germanique, à travers le morpho-sémantisme de son imaginaire, religieux ou artistique, semble plutôt mettre l’accent sur l’intériorité mystique, les ténèbres de l’âme, les médiateurs angéliques, qui culminent dans l’illuminisme et les sectes.

Cette construction de modèles diagrammatiques de bassins sémantiques permet donc d’isoler des vecteurs de l’imaginaire, le long desquels des cultures différentes actualisent un régime d’images. La détermination d’une structure d’actualisation de l’imaginaire peut servir à rendre intelligibles les différences autant que les invariances. Le baroque ne serait plus un terme qui recouvre la diversité des styles empiriques, mais il résume une figure diagrammatique qui déploie des arborescences possibles d’une même matrice imaginaire. On dispose ainsi par l’entrecroisement de tous ces outils de mythodologie de nouvelles ressources pour mieux comprendre les structures et variations historiques des imaginaires, rendant possibles non seulement une vision synoptique rétrospective, mais peut-être aussi une anticipation, probabiliste au moins, des variations à venir.

Imaginaires des technologies

Bachelard et Durand, ainsi qu’un large mouvement de chercheurs évoluant sur leurs traces, ont donc balisé une anthropologie de l’imaginaire conçue comme le socle des œuvres, des rêveries, des conduites de récits, des mythologies collectives, dotées à la fois de contraintes symboliques et de liberté de variations des œuvres. Ainsi s’est développée une nouvelle approche du psychisme individuel mais aussi des œuvres de la culture, qui se laissent saisir à travers des agencements, des configurations répétitives, mais aussi des cycles d’expression et de transformation donnant lieu à des périodisations selon des pôles géoculturels. Ces outils herméneutiques se sont aisément prêtés à une interprétation des représentations poétiques de la nature, des productions de mythes religieux et des contenus artistiques. Bachelard a consacré l’essentiel de ses études des imaginaires aux éléments cosmologiques (feu, eau, air et terre), en dégageant un langage universel de leur poétisation selon des ambivalences affectives et symboliques. Durand a étendu l’approche aux mythologies religieuses tant polythéistes que monothéistes, en montrant que les dieux et leurs actions imaginaires entrent dans des scénarios combinatoires, largement redondants et ordonnés dans des séries. Le meilleur conservatoire de ces productions symboliques reste pour lui le monde des arts plastiques ou arts musicaux pré-modernes, dont les thématiques et stylistiques répondent aux mêmes structures et variations que celles des mythes des cultures antérieures. Faut-il cependant cantonner ces résultats à cette sphère de l’immatériel, de l’inutile et du beau ? Ne peut-on étendre aussi, voire transférer, ces modélisations à la culture matérielle, au bâtir, à la fabrication d’artefacts (de l’outil aux machines), aux techniques de production, de déplacement et de communication ? Si Durand a plus que Bachelard intégré les techniques de l’outil dans sa symbolique, il reste à appliquer ses résultats à la culture technique et scientifique dans leur ensemble. Selon quelles voies et dans quelles limites ?

La charge d’imaginaire des objets techniques a été notée depuis longtemps par les préhistoriens et historiens. André Leroi-Gourhan avait établi combien les plus anciens objets fabriqués, outils ou objets rituels, devaient leurs formes autant à leur destination pratique qu’à des visualisations de croyances sous forme d’attributs symboliques. La fabrication d’objets utiles se réduit rarement à une simple fonctionnalité, matériaux, formes, usages rituels rajoutant aux objets des finitions, des apparences, des décorations renvoyant à d’autres dimensions que la finalité matérielle. On peut donc essayer de déceler la dimension d’imaginaire des artefacts à différents niveaux : matériaux, formes, fonctions intentionnelles, usages réels. Les deux premières catégories nominales des objets techniques se rapportent plutôt aux substantifs et adjectifs qui désignent des propriétés qui peuvent s’enraciner dans des archétypes, les deux autres catégories relèvent plutôt de l’usage de verbe, lié à l’action et remontent donc à des schèmes comportementaux, eux-mêmes activés par des programmes réflexes ou pulsionnels.

— Les matériaux : longtemps à l’ère préindustrielle dominent les artefacts fabriqués à partir des éléments naturels, terre, eau, air et feu, et les outils issus de la métallurgie, dont les matériaux ont trouvé place très tôt dans des symbolisations dont parlent encore les mythes historiques : fer, bronze, argent, or. Les matières synthétiques, le plastique, l’aluminium, le béton élargissent plus récemment la gamme des matières et suscitent de nouvelles connotations et valeurs esthétiques. Parallèlement, les couleurs des objets surdéterminent leurs représentations selon des combinatoires complexes.

— Les formes : Bachelard dans sa poétique de l’espace a établi les puissances oniriques et symboliques des formes géométriques de la nature mais aussi des objets fabriqués par l’homme. Maison et mobilier, par exemple, constituent des microcosmes avec leur topologie de carrés et de ronds, leurs contrastes de clairs et obscurs, leurs variations du grand et du petit, qui activent des rêveries profondes que chacun s’approprie pour nourrir des désirs de bonheur ou des angoisses secrètes. La psychanalyse avait déjà mis l’accent de manière souvent réductionniste sur les valeurs sexuelles des formes, féminines pour les creux et phalliques pour les formes longilignes et pointues.

— Les fonctions : les objets techniques, machines et réseaux techniques permettent d’effectuer des fins pratiques selon une logique qui recherche l’efficacité. Les actions entreprises par leur moyen correspondent généralement à des modèles d’action déjà identifiés et symbolisés par les mythes collectifs, conduisant ainsi à faire d’une action technique une sorte d’actualisation mimétique d’un modèle. Les objets techniques peuvent donc prendre place dans une typologie comme celle des structures durandiennes. Les armes relèvent d’un imaginaire diurne, diaïrétique en accompagnant des actions violentes, réelles ou simulées (dans le jeu). La maison relève au contraire d’un imaginaire intimiste, mystique, favorisant les situations de régression et de repos, et de bien-être sociétal. L’automobile dans la modernité illustre bien le passage d’un régime à l’autre, elle peut être polarisée dans le sens d’une machine puissante et dangereuse, mais aussi devenir un habitacle quasi domestique, prolongement de l’habitat familial (Monneyron & Thomas, 2005).

— Les usages : l’usage peut consister en la réalisation de la seule fonction technique assignée, mais peut aussi résulter de surcharge, de détournements ou de perversions de pratiques, largement soumis à des imaginaires. L’automobile sert à se déplacer ou à déplacer des charges, mais favorise aussi des conduites de compétition, de risque, de griserie de vitesse, de surdéterminations sexuelles, etc. Les usages de la culture matérielle ne sont pas déterminés par les seules fonctions techniques et utiles. Ils correspondent à des imaginaires sociaux dominants qui suivent eux-mêmes des paradigmes typiques. Ainsi, les objets de la société industrielle se trouvent de plus en plus utilisés après adaptation selon des intimations de types imaginés. Le sociologue des usages note ainsi que les pratiques de compétition laissent de plus en plus place dans les milieux techniques à des pratiques de collaboration et de communication. Bien plus, la société technologique baigne en chaque période dans un mythe dominant : après l’ère de la société industrielle placée sous le mythe prométhéen, la société de l’information semble incarner un mythe d’Hermès2.

Technologie, structures mythiques et neurosciences

Ces quelques thématisations de l’imaginaire des techniques montrent combien le monde des artefacts n’est pas mû seulement par la culture scientifique et technique, et donc le savoir et le pouvoir des ingénieurs. Ses développements, son acceptabilité, sa consommation, son expansion, ses utilisations et rejets remontent à des images, des symboles et des mythes. De ce point de vue les méthodes mythanalytiques et mythodologiques de Durand peuvent se révéler d’une grande utilité et actualité au moins à trois niveaux.

Trois milieux techniques

Nos imaginaires, même techniques, ne sont pas de libres superstructures mentales qui se rajoutent aux savoirs rationnels qui conditionnent l’invention, la relation et l’utilisation des objets techniques. L’imaginaire est fonction de grandes matrices opératives comme relier, opposer, encycler, qui prennent leur source dans l’expérience du corps propre, et en amont dans les structures neurobiologiques. Ces sciences qui corroborent de plus de plus les hypothèses durandiennes sur la primauté des images dans les opérations cognitives, praxéologiques, comportementales gagnent à être mobilisées pour comprendre les représentations et valorisations de la technosphère. Nos addictions, nos phobies techniques prennent sans doute leur source dans des fantasmes, symboles et mythes dont le langage profond active des structures du corps. La clé des rêves et des usages des objets techniques passe par la saisie des logiques profondes. Nos imaginaires des techniques ne relèvent donc pas seulement de nos représentations subjectives, associées aux fantasmes et fictions, mais s’enracinent dans un trajet anthropologique qui culmine dans les mythes sociaux et collectifs, et qui prend sa source dans les montages neurobiologiques qui rendent possibles des configurations et narrations imaginaires très typées, organisées en langages symboliques.

On peut, à titre encore programmatique, esquisser quelques modélisations de représentations des milieux techniques en enrichissant le tableau de la classification isotopique des images des Structures anthropologiques de l’imaginaire :

  • au régime intimiste qui s’appuie sur des images de conciliation, fusion, régression pourraient correspondre des artefacts lisses, fluides, à taille humaine ou miniaturisés, tant par leurs formes, matériaux, fonctions, favorisant des usages conviviaux, en toute sécurité (mobilier, appareils ménagers, etc.) ;

  • à l’inverse au régime diaïrétique, schizomorphe, marqué par des oppositions, tensions, conflits, correspondent des artefacts massifs, dangereux, disproportionnés, bruyants, etc. Une grande partie de la machinerie de l’ère industrielle instaure ainsi un imaginaire héroïque des rapports entre l’ouvrier et la machine (locomotive à vapeur, haut fourneau, etc.) ;

  • enfin au régime synthétique qui concilie de manière cyclique des tensions contraires correspondraient des artefacts plus évolués qui intègreraient l’essence surhumaine de la machine dans des dispositifs relationnels, rassurants et humanisés. Rien n’illustrerait mieux cet imaginaire que le monde des automates et des robots, autrement dit des machines artificielles qui simulent le vivant, surtout lorsqu’elles atteignent des échelles miniaturisées et permettent des autorégulations sans heurts.

Les milieux techniques se laisseraient donc bien approcher comme supports de différents types d’imaginaires qui peuvent soit coexister, soit se succéder de manière tendancielle en suivant l’évolution de types de techniques. De ce point de vue, le passage de l’ère industrielle à l’âge de l’automation et des communications informatisées semble correspondre à une montée en puissance d’objets alimentant un imaginaire synthétique.

Périodisation et cycles de changements

Si les milieux techniques sont largement pris en charge par l’imaginaire selon des propriétés typiques et universelles, on peut non seulement mieux comprendre les représentations, croyances et affects suscités par les artefacts, mais peut-être même anticiper et simuler l’évolution des environnements techniques. Les innovations techniques ne résultent pas d’irruptions soudaines, d’inventions inattendues. La transformation du milieu technique trouve ses conditions de possibilités dans l’imaginaire présent mais qui est déjà soumis à des récessions et des actualisations de ce qui est encore virtuel. La périodisation des imaginaires pourrait donc permettre de pressentir les imaginaires de demain, et donc le type de société technologique que ces imaginaires accompagnent ou rendent possibles. Telle est bien la raison pour laquelle les publicitaires, lanceurs de mode et chercheurs en innovation ont intérêt à tirer profit de théories anthropologiques de l’imaginaire.

S’il est établi qu’à l’échelle d’une aire socioculturelle on observe une montée en puissance cohérente d’un type d’imaginaire, on peut s’attendre à l’avènement d’un type complémentaire d’imaginaire selon une alternance cyclique. Ainsi, société et monde techniques en Occident développé semblent en voie de vivre une régression croissante de régimes héroïques et schizoïdes, typiques de la fin de la modernité, ce qui ne peut que favoriser une actualisation croissante d’éléments mystiques opposés. Il est significatif que les innovations techniques correspondant à cette phase se fassent dans le champ des techniques d’information et de communication (Internet, mobile, etc.), accentuant ainsi les facteurs relationnels et conviviaux.

Stéphane Hugon a, dans le sillage des observateurs des usages sociaux, décrit les changements subtils mais pertinents des tendances sociales qui touchent tant les relations sociales que les relations aux mondes techniques :

Nous sommes passés du culte de l’index à celui du pouce. L’index montre, il sert à dire le droit, à se distancier par rapport à l’autre, il s’assimile au bâton du pouvoir. Le pouce induit un rapport différent à l’objet, il va mettre fin à notre culture de la télécommande pour pousser des valeurs plus ludiques, des valeurs de fluidité et de proximité. Les objets existent désormais dans la promesse d’un rapport à autrui, ils deviennent relationnels. Ils ne servent plus à rien sur le plan fonctionnel mais deviennent nécessaires sur le plan social et acquièrent des fonctions totémiques ou magiques comme parures3.

Il est donc fort plausible de tabler sur le développement croissant de technologies soft, très interactives et fluides, dessinant ainsi une orientation favorable pour les innovations à venir ; mais sur une longue durée, une réactivation d’un imaginaire héroïque de conflit peut être pronostiquée, selon une certaine fréquence du cycle, elle-même peut-être plus variable que ne l’avait constaté Durand.

Bassins sémantiques des techniques

Enfin l’idée de bassin sémantique appliquée aux arts et religions pourrait sans doute être transférée de manière pertinente aux milieux techniques. Il est fort probable que les idiosyncrasies symboliques qui se forment dans des aires/ères culturelles déterminées produisent aussi des effets structurants typiques sur les représentations des habitudes techniques et des environnements d’artefacts. Il serait sans doute fructueux de pouvoir éclairer les usages technologiques, au même titre que les styles artistiques, selon des bassins sémantiques, les habitudes techniques de l’Europe du Sud n’étant pas analogues à celles de l’Europe du Nord, celles des Européens étant sans doute différentes aussi de celles des Nord-Américains ou des pays de l’Extrême-Orient.

Conclusion

L’imaginaire est un système de représentations et d’affects suscitant des croyances, positives ou négatives, et se traduisant par des actions. Il est théorétique et performatif, et il concurrence, voire occupe, la place des déterminations rationnelles souvent invoquées comme prééminentes chez l’homme occidental, mais bien souvent maintenues à l’état virtuel, au profit de l’imaginaire. Si l’imaginaire peut certes exposer à un déficit de rationalité, il favorise en retour une forte créativité. Il permet de renouveler les contenus psychiques de manière à la fois libre au niveau des ruptures avec l’ancien et contrainte par les structures symboliques immanentes. L’imaginaire s’applique à l’intériorité subjective, mais aussi aux œuvres matérielles, art, religion, techniques en les soumettant à des langages culturels cohérents et dynamiques. L’intérêt des méthodologies durandiennes est donc non seulement de conférer une densité et une cohérence aux imaginaires sociaux, mais aussi d’envisager une rythmique évolutive qui permet de configurer l’histoire des imaginaires, en les arrachant à la pure contingence. L’imagologie symbolique permet donc de penser l’imagination collective à la fois synchroniquement et diachroniquement, mais aussi selon un versant créatif d’un côté et un versant déficitaire, pathologique de l’autre.

Si l’imaginaire est structuré et cohérent, et même prévisible dans ses modifications culturelles, il peut aussi connaître des déstructurations, des scléroses, des obsessions et des délires. Bergson (1932) a bien noté le risque de nos sociétés modernes à être emportées par une frénésie, c’est-à-dire par des processus de radicalisation continue dans la même direction des mêmes tendances, empêchant dès lors les alternances cycliques. On peut aussi se demander si les blocages du développement sociotechnique de certaines sociétés non européennes ne signalent pas une pathologie des images, incapables d’investir positivement des milieux techniques. Le caractère à bien des égards réfractaire à la modernité de sociétés traditionnelles à forte pression fondamentaliste, telles certaines formes de l’Islam, pourrait ainsi devenir un symptôme de son imaginaire, non seulement monopolarisé, mais rebelle à une évolution des tendances, bloquées dans un immobilisme réificateur des images. Si l’imaginaire peut donc aider à comprendre les mondes techniques et leurs évolutions, ces dernières et leur contraire, des blocages technophobes et hostiles à l’innovation deviennent des signes de l’imaginaire d’une société. Les questions du développement — ou du sous-développement — matériel d’une société ne relèvent donc plus seulement de leurs infrastructures économiques et techniques mais de leurs imaginaires, de leurs symboles et mythes, et de leurs structures psychiques profondes.

Bibliographie

Bachelard Gaston, 1942, L’eau et les rêves, Paris, Corti.

Bachelard Gaston, 1945, La terre et les rêveries de la volonté, Paris, Corti.

Bachelard Gaston, 1948, La terre et les rêveries du repos, Paris, Corti.

Bergson Henri, 1932, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF.

Durand Gilbert, 1960, Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, PUF.

Durand Gilbert, 1980, « La notion de limite dans la morphologie religieuse et les théophanies de la culture européenne », Eranos Jahrbuch, Francfort-sur-le-Main, Insel Verlag.

Durand Gilbert, 1996, Introduction à la mythodologie. Mythes et sociétés, Paris, Albin Michel.

Monneyron Frédéric & Thomas Joël, 2005, Automobile et littérature, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan.

Wunenburger Jean-Jacques, 2002, « Disséminations du baroque », dans La vie des images, Grenoble, PUG.

Wunenburger Jean-Jacques, 2014 (2de éd.), Gaston Bachelard, poétique des images, Paris, Mimesis (1re éd. 2012).

Notes

1 Pour de plus amples développements, voir notre Gaston Bachelard, poétique des images, 2014. Retour au texte

2 Voir les travaux de Patrick Pajon, et ceux de Michel Maffesoli et du CEAQ. Retour au texte

3 Cité par Caroline Goulard dans « Ce que nos technologies révèlent de notre société (et réciproquement) », 2010, disponible sur <http://owni.fr/2010/06/07>. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Jean-Jacques Wunenburger, « Imaginaires des techniques : liberté et contraintes symboliques à partir de Gilbert Durand », IRIS, 36 | 2015, 159-171.

Référence électronique

Jean-Jacques Wunenburger, « Imaginaires des techniques : liberté et contraintes symboliques à partir de Gilbert Durand », IRIS [En ligne], 36 | 2015, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1622

Auteur

Jean-Jacques Wunenburger

Institut de recherches philosophiques, Université Lyon 3

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