À l’origine de la patate douce (kumara) : entre Polynésie et Amérique, approche pluridisciplinaire

DOI : 10.35562/iris.1837

p. 177-188

Résumés

Il existe plusieurs faisceaux de présomption qui témoigneraient de relation entre les Polynésiens et les Amérindiens d’Amérique du Sud : il est aujourd’hui admis que les Polynésiens ont atteint l’Amérique du Sud. Si la patate douce est un indice d’anciens contacts entre la Polynésie et l’Amérique du Sud, des archéologues ont aussi trouvé sur la façade pacifique de l’Amérique du Chili des ossements de poulets polynésiens. Quelles seraient les étoiles que les Polynésiens pourraient avoir suivies pour se pourvoir en patate douce en Amérique du Sud et plus précisément au Chili, sous les latitudes où les chercheurs ont trouvé des poules polynésiennes ? L’ethnoastronomie tentera de répondre à la question de l’itinéraire de la patate douce, en soulevant l’hypothèse du rôle des étoiles comme repère spatial.

There are several bundles of presumption that would testify of relationship between Polynesians and Native Americans from South America: it is now accepted that the Polynesians have reached South America. If sweet potato is a sign of ancient contacts between Polynesia and South America, archaeologists have also found on the Pacific Ocean facade in Chile the bones of Polynesian chickens. What would be the stars possibly followed by the Polynesians to get sweet potato in South America and Chile, under the latitudes where researchers have found Polynesian chickens? The ethnoastronomy will attempt to respond to the issue of the route of the sweet potato, by raising the hypothesis of the role of the stars as spatial coordinate system.

Plan

Texte

Il existe plusieurs faisceaux de présomption qui témoigneraient de relation entre les Polynésiens et les Amérindiens d’Amérique du Sud. Parmi les hypothèses d’ordre culturel, il y a la langue quechua qui désigne le nom de la patate douce en Polynésie (kumar / kumara). Le quechua était la langue parlée dans l’Empire des Incas, mais l’aymara était sa langue officielle, bien que le quechua y soit parlé. L’aymara (ou parfois aimara) s’est propagé dans tout l’Empire inca, c’est-à-dire jusqu’au sud du Chili. Le peuple Aymara a une conception du temps différente de celle qui prévaut dans les cultures européennes : aux yeux de celles-ci, elle serait une « conception inversée ». Pour l’aymara, le passé, connu et visible, se trouve devant le locuteur alors que le futur, inconnu et invisible, se trouve derrière lui. Cela vaut également pour le quechua1. Mais surtout, cette conception du temps se retrouve en Polynésie où mua signifie à la fois devant et passé et muri arrière et futur.

Une autre hypothèse d’ordre culturel repose sur la ressemblance avec un lama que représente une sculpture figurant sur un tiki (pierre de fertilité anthropomorphique) marquisien (Hiva Oa) qui a la particularité d’être couché sur le ventre, et qui porte le nom de Makii Tau’a Pepe Iipona à Puamau.

Parmi les traits de caractère culturel communs, on note aussi l’existence, chez les Incas, de cordelettes mnémotechniques appelées « Pachaquipu », que l’on peut rapprocher des petites cordes tressées qui servaient à la mémoire généalogique en Polynésie sous le terme tahitien « taira firi ».

Une dernière hypothèse serait la migration d’Incas dans les îles Australes. En effet, le peuplement de Rurutu aurait, selon les sources ethnologiques, été constitué en partie d’une vague migratoire de peuples à la peau rouge : « On les disait venir d’Amérique du sud, du peuple des Incas. » (Brun, 2007, p. 34)

On peut affirmer aujourd’hui que ces faisceaux d’arguments, en faveur des relations des Tahitiens et des Marquisiens (voire du peuplement de Rurutu) avec l’Amérique, sont confirmés par les récentes découvertes qui prouvent l’existence d’échanges culturels et économiques entre Polynésie et Amérique du Sud.

Itinéraire de la patate douce

L’« énigme » de l’introduction de la patate douce dans le Pacifique Sud depuis l’Amérique andine et/ou depuis le Mexique a longtemps fait l’objet de débats (Baré, 2011). Rappelons l’homonymie entre le quechua2 kumar et le kumara (ou ‘umara) des diverses langues polynésiennes et le fait que les plus anciennes traces d’une patate douce « domestiquée » viennent du Pérou, aux environs de 2000 avant J.-C. (O’Brien, 2000, cité par Montenegro et al., 2008, p. 355). Cette question a fait l’objet d’un nombre considérable de tentatives de réponses qui se sont elles-mêmes heurtées à autant de contre-arguments.

Figure 1. – Patate douce (Ipomoea batatas).

Figure 1. – Patate douce (Ipomoea batatas).

Un relatif consensus s’est cependant établi sur l’origine sud-américaine de la plante (voir la carte de l’itinéraire de la patate douce dans Ballard et al., 2005, p. 4). On trouve en effet à travers toute la Polynésie la patate douce, une plante vivace originaire du continent américain, où elle est cultivée depuis quelque 5 000 ans. Les régions concernées sont le nord-ouest de l’Amérique latine (nord du Pérou) et la côte ouest ou sud-ouest du Mexique (Scaglion, dans Ballard et al., 2005).

Les patates douces auraient été introduites au cours du début du second millénaire à Tahiti, aux Marquises et dans les îles Cook. Leur introduction en Nouvelle-Zélande semblerait n’avoir été effective qu’autour du milieu du xive siècle, ce qui correspondrait à l’époque des premiers stockages des patates douces maories, vers 1350 (Williams, 2013, p. 15). « Les kumara ont probablement mis un certain temps d’adaptation aux conditions climatiques de la Nouvelle-Zélande. » (Ibid., p. 16)

Des poules polynésiennes, approche archéologique

À partir des îles de la Société, qui n’ont été atteintes que vers 300 après J.-C., la dispersion s’est faite vers le nord (îles Hawaii atteintes vers 500) et vers l’est où l’île de Pâques fut atteinte vers 900. À l’extrême est, au‑delà de l’île de Pâques, il est aujourd’hui admis que les Polynésiens ont atteint l’Amérique du Sud. Si la patate douce est un indice d’anciens contacts entre la Polynésie et l’Amérique du Sud, des archéologues ont aussi trouvé sur la façade pacifique de l’Amérique du Sud (au Chili) des ossements de poulets antérieurs à l’arrivée des Européens, ossements dont l’analyse génétique montrerait nettement la parenté avec les lignées de poulets polynésiennes. Le poulet est d’ailleurs un animal originaire d’Asie du Sud, qui ne vivait pas en Amérique (Dumas, 2008). Les ossements de poulets d’origine polynésienne qui ont été trouvés au Chili se trouvent sur le site archéologique d’El Arenal‑1 (lat. 37°22′15″S, long. 73°36′45″W), dans la péninsule d’Arauco. On pourrait s’étonner qu’il s’agisse du Chili, plutôt que du Pérou, mais la carte des vents de retour de Polynésie donne plus raison au Chili d’où les vents porteurs garantissent un retour plus aisé (voir la carte des vents à partir du Chili dans Montenegro et al., 2008).

Quelles seraient les étoiles que les Polynésiens pourraient avoir suivies pour se pourvoir en patate douce en Amérique du Sud et plus précisément au Chili, sous les latitudes où les chercheurs ont trouvé des poules polynésiennes ?

L’ethnoastronomie tentera de répondre à la question de l’itinéraire de la patate douce, en soulevant l’hypothèse du rôle des étoiles comme repère spatial.

Mais avant cela, essayons de mieux connaître les étoiles utilisées pour les plantations des kumara (« patate douce », en maori).

Les étoiles et les kumara : les Pléiades, Sirius, Antarès et Véga

Les Maoris se fiaient à plusieurs étoiles pour déterminer le cycle agraire des kumara (patates douces), selon les sources ethnologiques. Pour les vérifier de façon astronomique, nous avons fait des simulations sur Stellarium, en prenant pour lieu d’observation la Nouvelle-Zélande (Auckland) et l’année 1750 comme référence à une date ultérieure aux premiers contacts avec les Européens.

Puaka (Rigel dans Orion) jouait un rôle de repère pour le Nouvel An dans les îles du Sud à Wäipounamu et les îles Chathams à Rekohu (Best, 1986, p. 11-12) : les anciens autochtones considéraient que les étoiles se levaient un peu plus haut chaque matin et Puaka (Rigel) se levait « autour du 6 juin » (Tikao, 1990, p. 49). En effet, Rigel se levait le 6 juin 1750 à 7 h 58 et était bien visible avant le lever du Soleil à 8 h 59.

Ailleurs, le commencement de l’année agraire et des travaux avait lieu à l’apparition des Pléiades (Matariki) dont le lever héliaque, à la mi-juin, marquait le commencement de l’année et la période des premières plantations des patates douces. Elles étaient saluées par des danses et des chants : « Nga kai a Matariki nana i ao ake ki runga : Matariki débarque ses nourritures. » (Dunis, 1984, p. 156) Ainsi, les Pléiades se lèvent le 30 mai 1750 à 8 h 40 et leur lever héliaque est visible, l’astre du jour se levant à 9 h 23.

Après avoir disparu « sous l’horizon est du ciel durant 4 semaines, vers la mi avril-mai chaque année » (Williams, 2013, p. 8), Matariki (les Pléiades), qui réapparaissaient, jouaient donc un rôle certain pour la période de plantation des patates douces, mais aussi du Nouvel An car elles annonçaient la productivité des plantations au cours du Nouvel An : si on apercevait neuf étoiles, l’année serait bonne ; mais si l’on n’apercevait que six ou sept étoiles, l’année serait « pauvre » (ibid., p. 11). À partir de ces apparitions, des plantations jusqu’à la récolte, le champ de kumara était tapu (Dunis, 1984, p. 163). L’apparition de la Nouvelle Lune jouait aussi son rôle, cette fois d’ordre culturel, car, avant les restrictions annoncées par le lever héliaque des Pléiades, avait lieu une sorte de « festival » où tout était permis. « Les jours entre l’apparition des Matariki et quelques jours après la Nouvelle Lune, correspondaient à notre “Poisson d’avril” chez les Maoris. Les gens se conduisaient mal et même les contrats de mariage étaient considérés comme nuls et non avenus. Les actes qui d’ordinaire n’auraient pas été acceptés, pouvaient ne pas être punis. » (Williams, 2013, p. 10) Best mentionne aussi un « festival » similaire dans l’extrême nord de l’île du Nord (Best, 1986, p. 15), donc là où les Pléiades indiquaient le commencement de l’année agraire.

Il faut croire que ce sont les Polynésiens de Nouvelle-Zélande, soumis à un climat plus contrasté et un milieu naturel plus continental, qui donnèrent la prépondérance à la détermination des saisons en relation étroite avec les astres. Examinons les sources.

Tableau 1. – Les trois saisons maories déterminées par les levers héliaques des étoiles (d’après Williams, 2013, p. 11).

Tableau 1. – Les trois saisons maories déterminées par les levers héliaques des étoiles (d’après Williams, 2013, p. 11).

L’étoile Véga jouait un rôle particulier dans les travaux agraires de la patate douce chez les Polynésiens qui peuplèrent la Nouvelle-Zélande. « Les patates douces poussaient jusqu’à l’apparition de l’étoile Poutu te rangi, Altaïr. » (Dunis, 1984, p. 176) La période du tabou sur la terre se levait à l’occasion de la fête de Ruwhanui (Véga) en mars-avril, et la visibilité de Véga au lever héliaque annonçait la fin de l’été et le début des récoltes des patates douces (Best, 1955, p. 54 et 64). Selon nos simulations astronomiques, la fin de l’été (plutôt que l’équinoxe d’automne, comme le dit Williams) était bien indiquée par Véga, dès le 1er mars (voir le tableau 1).

Chez les Maoris, le mythe rejoint la réalité parce que le lever matinal de Whänui (Véga) était le signal du bêchage des kumara et que Whänui était considéré, en fait, comme le pourvoyeur céleste des délicieuses racines, selon la légende de Maui-Rongo monté au ciel pour dérober les patates douces (Best, 1976 et 1986).

Le mythe de l’origine de la patate douce et l’étoile Véga

Le mythe maori raconte comment les patates douces (kumara) descendirent sur terre en provenant de la source de l’étoile Véga (Whänui). C’est à Rongo Maui, le frère de Whänui, que revint le devoir de dérober les précieuses patates, car l’étoile frère ne voulait en aucune façon les partager avec ses pairs. Pani tinaku, la mère des patates douces, était aussi la femme de Rongo Maui qui était lui-même le plus jeune frère de l’étoile Whänui. Le mot tinaku signifie « germer », ainsi Pani peut être qualifiée de « germinatrice ». Elle est censée être la mère des kumara. Une version fait de Pani le fils de Rongo, mais les autres versions en font une femelle dont l’estomac contenait les kumara. Une version donnée par les peuples Ngati awa de Whakatane présente Rongo Maui comme époux de Pani et comme le plus jeune frère de Whänui, l’étoile Véga (Best, 1976, p. 102). Rongo Maui monte au ciel pour avoir des enfants kumara de son frère aîné Whänui (Véga). Pour cela il récite un charme. Mais Véga ne veut rien entendre, Rongo Maui lui dérobe alors les tubercules et c’est seulement de retour sur terre qu’il les enfouit dans son pénis (ure) et s’unit à Pani pour qu’elle mette au monde sa progéniture. Il lui dit : « Va dans les eaux de Mona ariki pour donner naissance à tes enfants. » Les enfants kumara, qui naquirent dans l’eau et sous la répétition du charme de Rongo Maui, furent Toroamahoe, Matatu, Pio…, correspondant à tous les noms donnés aux différentes variétés des patates douces. Dès lors, Rongo Maui déclara la nécessité d’établir les fours cérémoniels pour les usages de la cuisson, les différents fours relatifs aux différents grades de personnes tapu des deux sexes et, enfin, les différents fours pour les prêtres, les chefs et le peuple.

Le nom du « dérobeur » des tubercules, Rongo Maui, associe deux personnalités : Rongo, le dieu maori de l’agriculture, et Maui. À la lecture des différentes versions3, il apparaît que le rôle de Maui est très important. Ce dernier étant la représentativité même de l’espièglerie, mais c’est aussi ce héros qui pêcha l’île de Nouvelle-Zélande et attrapa le Soleil. Pour cette première geste héroïque, son hameçon pêcheur d’île devint la constellation de la Queue du Scorpion et, pour la seconde, il devint le maître du ciel et du Soleil. Quant à Rongo, le père de l’agriculture, on ne pouvait trouver meilleur protagoniste de la production de la nourriture céleste. Le mythe d’origine céleste de la nourriture est d’ailleurs très répandu dans le Pacifique et en Asie (Lévêque, 1988). Mais l’association de leurs protagonistes à Maui met en exergue le rôle du ciel et de la maîtrise de l’espace-temps. Dès lors, on peut se demander si les étoiles ne sont pas à considérer d’un point de vue astronomique dans la quête maorie de la patate douce.

Les étoiles repères pour la conquête de la patate douce, approche archéoastronomique

Si ce sont les Polynésiens des Marquises et/ou de Tahiti qui ont importé les patates douces, ont-ils utilisé les étoiles pour arriver à bon port, lors des allées et venues suivantes ? Scientifiquement parlant, le site archéologique le plus sûr est celui d’El Arenal‑1, au Chili, non seulement parce que des poules polynésiennes y ont été retrouvées, mais aussi parce que le quechua, dont le mot kumar est originaire, est aussi parlé au Chili où l’Empire inca s’étendait au début du xiiie siècle.

Dans un premier temps, expliquons les calculs faits pour déterminer les azimuts des levers des étoiles repères depuis les îles de la Société (Tahiti) et celles des Marquises (Nuku Hiva) vers le site d’El Arenal‑1, sur le 37e parallèle (37°20′ plus exactement). L’écart entre la latitude de Tahiti (17°30′) et celle du site de la péninsule d’Arauco (37°20′) est de 19°50′, auquel il faut ajouter 90° pour obtenir l’azimut d’une étoile en partant du nord vrai (nord astronomique), puisque les latitudes sont à angle droit du nord correspondant au point « zéro » de l’azimut. Nous obtenons 109°50′ (19°50′ + 90°). Pour Nuku Hiva, l’écart est de 28°20′ (37°20′ – 9°) et nous obtenons un azimut de 118°20′ (28°20′ + 90°).

Les patates douces ayant été introduites au cours du début du second millénaire à Tahiti et aux Marquises, nous avons effectué nos simulations (sur Stellarium 1.0) pour l’année 1000 et, à titre de comparaison, pour l’année 2000. Il faut cependant comprendre que le site archéologique n’est pas à considérer dans l’absolu comme unique point d’attache des Polynésiens, et qu’il faut bien se donner un orbe d’estimation de leur ancrage un peu plus large. Il nous a semblé qu’un orbe de + ou – 5° était tout à fait raisonnable.

Tableau 2. – Tableau de simulation.

Tableau 2. – Tableau de simulation.

Si Véga n’est pas au rendez-vous, nous retrouverons Antarès et Sirius, qui étaient des étoiles utilisées par les Maoris au cours du cycle agraire des kumara (ce qui pourrait expliquer l’importance prise par ces étoiles pour marquer les saisons). En effet, au cours de l’année 1000, le Soleil au solstice d’été et Antarès se levaient, sur l’horizon de Tahiti, à 114°30′, exactement en direction de l’orbe maxima de 5° de la longitude d’El Arenal‑1 sur la péninsule d’Arauco, alors que Sirius se levait sur l’azimut 106°30′, en direction du même site à 3°20′ seulement de sa longitude exacte. Ainsi, les levers d’Antarès et de Sirius étaient de très bons repères spatiaux pour indiquer la direction à prendre par les Tahitiens pour revenir sur les lieux d’échange économique avec les Amérindiens des Andes4. En ce qui concerne les Marquises, vers l’an 1000, la position du Soleil à son solstice de décembre, ainsi que celle d’Antarès, indiquaient, à 5° près, la longitude du lieu de ces échanges. En conséquence, Antarès et le solstice solaire d’été pouvaient être les étoiles repères qui guidaient les Tahitiens comme les Marquisiens dans leur conquête de la patate douce, Sirius ayant pu servir de seconde étoile guide aux Tahitiens.

Shaula au zénith d’El Arenal‑1

Les Polynésiens pouvaient donc suivre, la nuit, Antarès et le Soleil (dont l’azimut était similaire à celui d’Antarès) à son solstice d’été, le jour, pour connaître la direction est de leur destination. Mais comment faisaient-ils pour connaître la bonne latitude ? Il leur suffisait d’approcher le mât de leur pirogue au plus près d’une étoile dont la déclinaison passait sur le zénith de leur destination. Un certain nombre d’étoiles seraient candidates pour être choisies : Shaula du Scorpion (− 37,1°), Menkent du Centaure (− 36,4°), Kappa du Scorpion (− 39,4°), Alpha de la Colombe (− 34°), Upsilon du Scorpion (− 37,1°), Iota du Centaure (− 36,7°), Gamma de la Grue (− 37,4°), Eta du Sagittaire (− 36,8°), Beta de la Colombe (− 35,8°), ou Gamma du Scorpion (− 37°). Mais c’est Shaula du Scorpion qui doit retenir notre attention, tout d’abord parce qu’elle passe presque exactement au zénith du site (− 37°22′15″), mais surtout parce que l’étoile Shaula semble avoir été connue des Polynésiens, car nous retrouvons son nom en langue vernaculaire aux Tuamotu et aux îles Cook.

Tableau 3. – Tableau des noms les plus usuels des étoiles en langues polynésiennes (d’après Cruchet, 2001, p. 502-508).

Tableau 3. – Tableau des noms les plus usuels des étoiles en langues polynésiennes (d’après Cruchet, 2001, p. 502-508).

Des échanges économiques entre Amérique du Sud et Polynésie orientale5

Plus récemment, de nouveaux éléments de preuve archéologique (Bruggencate, 2007) suggèrent que certains produits se sont écoulés dans les deux sens entre la Polynésie et l’Amérique du Sud. Il s’agit de la patate douce et de la calebasse (ou ipo), qui se diffusèrent dans de nombreuses îles du Pacifique, et des poulets polynésiens qui voyagèrent en Amérique du Sud — tout cela avant que les premiers Européens soient apparus dans les Amériques.

« C’est un grand témoignage de l’habileté des navigateurs polynésiens6 », dit l’archéologue de l’université de Hawai’i, Terry Hunt, co-auteur d’une étude qui devrait être publiée prochainement dans le National Academy of Sciences. « C’est énorme », déclare le Président de Polynesian Voyaging Society et de la navigation traditionnelle Nainoa Thompson. « Quand j’étais à l’école, le Triangle polynésien n’existait pas », ajoute Thompson. « Maintenant nous apprenons que le triangle est peut-être trop petit. Il y a des preuves de présence polynésienne sur la côte est de l’Australie, un contact avec Madagascar et maintenant l’Amérique du Sud. Leurs explorations, en fait, ont pu être globales. » Cependant, certains chercheurs restent encore sceptiques. « À mon avis, la seule explication plausible est le voyage maritime de Polynésie orientale, d’Amérique du Sud et du voyage inverse », dit l’archéologue de l’université de Californie-Berkeley, Patrick Kirch. « Compte tenu de ce que nous avons appris au cours des dernières décennies avec Hokule’a et les autres voyages expérimentaux de telles prouesses étaient bien en deçà des capacités de voyage polynésiennes », a ajouté Kirch qui n’était pas impliqué dans l’étude. Alors que Sam Gon, chercheur et conseiller culturel à The Nature Conservancy of Hawai’i, dit que l’étude « ouvre la porte pour prouver d’autres formes d’échanges culturels » entre la Polynésie et l’Amérique du Sud.

Les Polynésiens sont censés maintenant avoir navigué loin dans le Pacifique oriental, à partir d’environ 1200 ans, a déclaré Hunt. Il est possible qu’il y ait juste eu un contact unique d’une pirogue de voyage à double coque qui ait atterri sur le continent sud-américain, pour commercialiser les poulets contre les patates douces, et soit repartie pour ne plus jamais revenir. Mais, sur la péninsule d’Arauco, Lisa Matisoo-Smith nous dit qu’il fait trop froid, à 37° de latitude sud, pour cultiver la patate douce : « Nous suggérons que c’était probablement un des multiples contacts qui auraient permis de déposer le poulet et ramasser de la patate douce. » Hunt évoque, lui, la possibilité de plusieurs transferts (poulets dans le sud et patates douces provenant de la partie nord de l’Amérique du Sud), en pensant que la répétition des voyages semble tout à fait possible.

Pour apporter de nouvelles preuves irréfutables, l’équipe a également mené des études sur l’ADN et a constaté que le poulet d’Arauco était étroitement lié à des restes de poulet provenant de sites archéologiques dans une grande partie de la Polynésie à la même période, y compris les échantillons trouvés à Kualoa sur O’ahu, à Anakena sur Rapa Nui, à Tonga et aux Samoa. Matisoo-Smith dit qu’elle espère présenter une preuve supplémentaire du rôle des Polynésiens en Amérique du Sud avec des tests cherchant à déterminer le plus précoce des restes de poulet, ainsi que celui des rats du Pacifique dans les sites archéologiques sud-américains, car pratiquement partout où les Polynésiens sont allés, le rat est allé avec eux : « Je prévois l’année prochaine de regarder au Chili, à travers des collections de musées, non seulement pour le poulet, mais aussi toute pièce rattachée aux rats du Pacifique (Rattus exulans). »

Discussion, approche ethnoastronomique

D’un point de vue ethnoastronomique, les langues ou les pratiques incas auraient-elles pu avoir des similitudes, en matière de pratique agraire liée au temps, à la Lune ou aux étoiles, avec d’autres pratiques susceptibles d’être retrouvées en Polynésie, aux Marquises, à Tahiti, à l’île de Pâques ou chez les Maoris ?

Comme les Polynésiens, les Incas utilisaient la Lune pour diviser l’année, avant le règne d’Agay-Manco, au xvie siècle (Du Gourq, 1893, p. 343). Quilla ou Kilya, en quechua, désignait la Lune (nom féminin), qui était la protectrice des femmes, du calendrier, des festivités et des rites. Le terme signifie « sœur » ou « épouse » et marque donc le genre féminin, Quilla étant représentée sur une plaque d’argent par un visage de femme (ibid., p. 341-342). Nommée Mama Qucha (« mère de la mer »), elle était la déesse de la mer et des poissons, la protectrice des marins et des pêcheurs. Elle était importante pour le calcul du passage du temps et du calendrier, dû au fait que de nombreux rituels ont été basés sur le calendrier lunaire et ajustés pour correspondre à l’année solaire. Elle était considérée comme plus importante que Inti par certaines communautés côtières7. Ces qualificatifs peuvent être rapprochés de ceux de l’astre en Polynésien : Mähina (Société, Marquises, Tuamotu, Nouvelle-Zélande, Hawai’i, île de Pâques). Cette dernière marque le genre féminin (hina ou hine), dans toutes les langues polynésiennes, et sa personnification, qui porte le nom de Hina, est la protectrice des marins et la maîtresse du calendrier lunaire, comme les Incas.

D’autre part, Jim Williams évoque la comparaison avec les pratiques des Andins à l’apparition des Pléiades qui détermine encore l’année agraire des populations actuelles (Williams, 2013, p. 12-13), le terme mata-liki, désignant un nom de mois, apparaissant dans toute la Polynésie orientale, alors qu’il reste absent dans les calendriers fidjien et tongien (ibid., p. 16). Les chants maoris, adressés aux Matariki (Pléiades), signifiant « débarque tes nourritures ! », ne sont pas loin d’évoquer leur nom inca collcacapa, signifiant « silo à grain » (Du Gourq, 1893).

En effet, dans les Andes, au Pérou et en Bolivie, des centaines de groupes de villageois se réunissent dans les vastes zones qui s’étendent de Huancayo, à 12° de latitude sud, à Potosi, à 19° de latitude sud, pour attendre le moment où ils pourront voir les Pléiades qui deviennent visibles assez bas à l’horizon, en direction du nord-est, mais seulement à l’approche de l’aube. Selon une étude scientifique (Orlove et al., 2002), ces fermiers croient qu’ils peuvent, selon la disposition particulière des Pléiades, prédire quand et en quelles quantités les précipitations vont tomber pendant la saison des pluies arrivant des mois plus tard. C’est que ces cultivateurs des Andes avaient de bonnes raisons d’en savoir plus sur les conditions de la saison des pluies à venir et les tâches complexes de coordination des plantations, en observant l’éclat apparent des Pléiades en juin, bien avant la saison des pluies.

Il est intéressant de constater que ces observations sont toutes étroitement liées à la clarté relative de l’atmosphère. Par exemple, la taille des Pléiades varie avec la transparence atmosphérique parce que, lorsque les étoiles ternes deviennent visibles, le nombre de ces Pléiades augmente de six à onze environ, et le diamètre apparent des étoiles augmente de 25 %. Pendant les années où les Pléiades sont brillantes, de grande taille et nombreuses, ou lorsque leur configuration est favorable, les cultivateurs plantent leurs patates à la période habituelle. En revanche, lorsque les Pléiades sont ternes, de petite taille et peu nombreuses ou lorsque leur configuration est peu favorable, ils prévoient que les précipitations arriveront tard et seront rares, aussi repoussent-ils la plantation de plusieurs semaines.

Conclusion

Nos arguments archéoastronomiques, soulignant le rôle des étoiles guides pour des allers-retours, permettent de confirmer ces hypothèses. Grâce à l’archéoastronomie, nous avons confirmé les échanges possibles, à la faveur des étoiles utiles pour la culture des patates douces chez les Maoris, en pointant (astronomiquement parlant) la zone du Chili et la « sous-zone » où se trouve le site des poules polynésiennes. Nous avons pu aussi dater les repères astronomiques des Tahitiens et des Marquisiens pour le début du second millénaire, ce qui correspond approximativement à l’époque où les Incas avaient établi leur empire et leurs langues jusqu’au sud du Chili, et à la période de datation des poules trouvées sur la péninsule d’Arauca.

D’autre part, nous avons trouvé certaines similitudes, d’un point de vue ethnoastronomique, dans les pratiques incas, en matière de savoir-faire agraire liée au temps, à la Lune ou aux étoiles, avec celles trouvées en Polynésie, et notamment chez les Maoris. Cependant, Williams (Williams, 2013, p. 16) suggère que le fait que les Maoris, et les Polynésiens de façon générale, aient pu emprunter l’usage des Pléiades aux Amérindiens d’Amérique du Sud ne contredit pas pour autant l’existence d’une longue tradition polynésienne liée à la patate douce.

Bibliographie

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Notes

1 Source : <http://wikipedia.org/wiki/Aymara#Conception_du_temps_diff.C3.A9rente://fr>. Retour au texte

2 Elle fait partie de la famille des langues parlées au Pérou ainsi que dans d’autres régions des Andes, du sud de la Colombie au nord de l’Argentine, jusqu’au Chili. Retour au texte

3 Selon E. Best (1976, p. 104), les différentes versions seraient les suivantes : Retour au texte

  1. les patates douces ont été créées par le fils de Rongo ;

  2. Rongo avait une femme, Pani (« La germination ») donc l’estomac est l’entrepôt des patates douces (c’est-à-dire la fosse de stockage) ;

  3. selon les Ngati awa de Whakatane : Pani s’unit à Rongo Maui, le jeune frère de l’étoile Véga d’où proviennent les kumara ;

  4. autre version : Pani s’unit à Maui Wharekino ;

  5. autre version où Pani et Taranga (la mère de Maui) sont une seule et même personne : Pani s’unit à Tiki ;

  6. autre version où Papa nui tinaku est assimilée à Tinaku ou Hina tinaku représentant la lune ;

  7. autre version où Tane est le père de Tiki : Pani s’unit à Hurunga (Huruka) ; Tiki est aussi le père de Hurunga qui épouse Pani ;

  8. autre version Tipihau, de la tribu Tuhoe : Pani s’unit à Maui whare kino ;

  9. tradition Awa de la Bay of Plenty : Whänui, frère de Rongo Maui, s’unit à Pani, sœur de Tangaroa i te rupetu (père des cinq frères Maui) ; Pani est la tante et la marraine des cinq frères Maui.

4 Historiquement, les Incas qui parlaient le quechua ne sont connus qu’au début du xiiie siècle, alors que l’introduction de la patate douce en Polynésie semble avoir lieu « au début du second millénaire ». Retour au texte

5 Voir la carte de ces échanges sur le site web : <http://the.honoluluadvertiser.com/article/2007/Jun/05/ln/FP706050348.html>. Retour au texte

6 Ces propos ont été rapportés par Ten Bruggencate (sur le site web : <http://the.honoluluadvertiser.com/article/2007/Jun/05/ln/FP706050348.html>). Retour au texte

7 Source : <http://en.wikipedia.org/wiki/Mama_Quilla>. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence papier

Louis Cruchet, « À l’origine de la patate douce (kumara) : entre Polynésie et Amérique, approche pluridisciplinaire », IRIS, 35 | 2014, 177-188.

Référence électronique

Louis Cruchet, « À l’origine de la patate douce (kumara) : entre Polynésie et Amérique, approche pluridisciplinaire », IRIS [En ligne], 35 | 2014, mis en ligne le 31 janvier 2021, consulté le 20 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1837

Auteur

Louis Cruchet

Centre de recherches internationales sur l’imaginaire (CRI2I)

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